♦ Recension : Le communisme comme réalité (1981) [rééd. Livre de Poche, 1990] [ci-contre : couverture de Lire n°39, nov. 1978]
L'admirable auteur de L'antichambre du Paradis, de L'Avenir radieux (Prix Médicis étranger, 1978), du volumineux Les Hauteurs béantes et de Nous et l'Occident — pour ne citer que ses ouvrages majeurs —
vient de publier, aux éditions Julliard / L'Âge d'Homme, un ouvrage qui
expose, sous une forme qu'il estime simplifiée, sa théorie de la
société communiste.
On
pourrait croire qu'il s'agit d'un livre sur l'histoire de la société
soviétique ou sur la sociologie de son système économique. Ce serait
aborder la question du point de vue des idées abstraites, issues d'une
certaine philosophie occidentale. Ou encore, étudier les implications
des promesses généreuses que la veine utopiste investit dans le
communisme pour en dynamiser la praxis politique. Alexandre Zinoviev ne veut pas perdre son temps à dénoncer cette société. Une telle démarche est négative et agit sur les émotions. Ce qu'il nous propose, c'est de comprendre. Parce que la compréhension s'adresse à la raison.
« La dénonciation, écrit-il, a pour ennemi l'apologie, la
compréhension — l'erreur ». En s'assignant le rôle de celui qui veut
faire comprendre, Alexandre Zinoviev ne s'intéressera qu'aux faits
objectifs. Pour donner un exemple de sa méthode, Zinoviev nous parle du
fait, observable en Union Soviétique, des milliers de travailleurs
arrachés à leur milieu naturel et obligés de prester des tâches
pénibles, dans de rudes conditions. Ce fait, s'il est présenté par un
dénonciateur, sera perçu comme le résultat conscient de le malveillance
de personnes particulièrement méchantes. Celui qui, au contraire, s'efforce de comprendre devra observer la démarche suivante : repérer la logicité
de l'événement et exclure tout raisonnement sommairement binaire,
classant les événements en phénomènes “bons” ou “mauvais”. Le caractère
“bon” ou “mauvais” est investi subjectivement et, en conséquence, une
telle démarche s'interdit toute objectivité.
On
se querelle beaucoup à propos de la terminologie à employer pour
désigner le communisme. Certains lui préfère le vocable d'“oriental”
sous prétexte qu'il prendrait une forme très différente si les idéaux
marxistes avaient la possibilité de s'incarner dans un pays
“occidental”. Pour Zinoviev de telles cogitations sont vaines. Le
communisme est la mise en pratique des « idéaux les plus inéluctables de
l'humanité » (p.15). En effet, notre auteur estime découvrir une
constante anthropologique dans l'utilisation que font les hommes des
mots. Le pouvoir de ces derniers est, sur les hommes, véritablement
frappant. Ils utilisent, finalement, les mots, non pas pour fixer les
résultats d'observations réelles, mais pour manipuler.
La réalité passe ainsi au second plan. Dogmes et rêves participent d'un
même refoulement des implications du réel. Alexandre Zinoviev a cette
phrase terrible, qui n'est pas sans refléter un certain pessimisme à
propos de la nature humaine : « … la société communiste incarne les
rêves séculaires d'un ordre social idéal où règnent l'abondance des
objets et des moyens de consommation (matérielle et spirituelle), les
conditions les plus favorables au développement de la personnalité des
citoyens, les meilleurs rapports sociaux. Bref, tout ce qu'une
conscience petite bourgeoise peut imaginer de mieux dans la vie de
l'homme est attribué au communisme » (p.26). Zinoviev semble
parfaitement conscient de cette actuelle planétarisation de l'esprit petit-bourgeois.
Si
sa patrie, l'Union soviétique, lui apparaît comme le lieu où cette
mentalité a trouvé sa concrétisation la plus avancée, il reste convaincu
que les faux schémas tranquillisants existent virtuellement dans toute
la planète. Mais où de tels schémas s'enracinent-ils le plus précisément
? Pour Zinoviev, le communisme est un phénomène très naturel. Il est le
fruit d'« un irrésistible appétit de survie », d'« un désir
d'adaptation parmi la foule de ses semblables » et, enfin, d'« un besoin
de sécurité ». Alexandre Zinoviev appelle cet éventail de désirs et de besoins, l'esprit communautaire.
Son vocabulaire diverge du nôtre. Il semble utiliser l'expression
“esprit communautaire”, là où nous préférerions nous servir des termes
“esprit grégaire”. Nous espérons qu'il ne s'agit pas d'une nuance qui
aurait échappé aux traducteurs.
La
civilisation (qui est artifice) serait, pour Zinoviev, née d'une
résistance à cet esprit communautaire. Elle en modérerait l'impétuosité,
elle le canaliserait. La civilisation serait, avant toute chose, une
“autoprotection” de l'homme contre lui-même. Cependant, la force de
l'esprit communautaire provient du fait qu'il va dans le “sens de
l'histoire” alors que la civilisation est un mouvement qui va à
contre-courant. Par le truchement de cette forme subtile de dualisme,
Zinoviev se pose, si nous nous arrogeons la légitimité de faire une
lecture métapolitique de son livre, comme un conservateur individualiste.
L'esprit communautaire est l'élément “chute”, comparable au thème du
“péché originel” que le vieux conservatisme a toujours placé au centre
de son anthropologie, pour, ensuite, en imprégner son discours
politique. Ces idéologèmes remontent à Saint-Augustin. Après lui, on
peut retrouver, dans l'histoire,la trace d'un pessimisme chrétien. Au XIXe
siècle, des figures très en vue ont fortement contribué à consolider
cette idéologie, surtout dans les débats qui les opposèrent à ceux qui
étaient dénommés ou se dénommaient “libéraux”.
Parmi ces “chrétiens pessimistes”, il y a des catholiques (l'Espagnol Donoso Cortès)
et des protestants ( le Danois Sören Kierkegaard, le Suisse Karl Barth,
l'Américain Reinhold Niebuhr). Mais, celui qui a le plus insisté sur la
doctrine du “péché originel”, est le cardinal anglais, converti au
catholicisme, John Newman (1801-1890). Le fondement de sa pensée est une
réflexion sur la nature “dépravée” de l'homme. Si les conservateurs,
dont la démarche est exclusivement politique, croient métaphoriquement à l'idéologème du “péché originel”, le cardinal John Newman y croyait littéralement. La nature pécheresse de l'homme oblige le moraliste (et aussi le politicien chrétien auquel incombe une tâche morale)
à “construire” un barrage contre le déluge que peut constituer toute
volonté livrée à elle-même, c'est-à-dire à la dépravation originelle.
Bien entendu, pour Newman, le barrage par excellence était l’Église
catholique et romaine. D'autres conservateurs estimeront que des
institutions différentes sont à même de jouer un rôle équivalent. Toute
philosophie politique contient ces thèmes, qui, on le devine, sont
récurrents.
L'anticommunisme
se justifie, tant chez ces classiques du vieux conservatisme que chez
Zinoviev, parce qu'il représente le déchaînement des forces naturelles
que la “civilisation” contrôlerait. La mentalité conservatrice est
pourtant une forme de dualisme, car elle exclut a priori tout
dynamisme, tout mouvement. Il faut toutefois un mouvement pour que
naisse une institution qui, ultérieurement, exercera le contrôle. Des
modifications constantes doivent néanmoins y être apportées.
L'institution n'est jamais antéposée métaphysiquement, elle est réponse à
une urgence, à une nécessité. Dynamisme et stabilité sont appelés à
coexister. Le philosophe Fichte a été l'un des premier à raisonner sur
la nature de “projet” qu'ont les institutions politiques et les États.
Même les turbulences propres au fond “populaire”, si elles sont
canalisées — et non autoritairement refoulées — contribuent à bâtir ce
que Zinoviev nomme la civilisation. Négliger totalement ces turbulences,
c'est se condamner à la stérilité et à l’inefficacité.
La
démarche conservatrice a été complétée, grâce à une très attentive
lecture de la pensée jugée “révolutionnaire” de Fichte, par Arnold
Gehlen Ce dernier ne rejette nullement la nécessité culturelle des
institutions et leur rôle stabilisateur, mais démontre comment elles
sont le produit de volontés. L'homme est le créateur de formes et,
malgré le chaos instinctuel qu'il est, reste capable de produire ce qui
domptera ce chaos, sans faire appel à un quelconque “arrière-monde”. La
nature humaine ne peut plus désormais se concevoir comme intrinsèquement
mauvaise, c'est la faillite de l'anthropologie dualiste.
Le
livre de Zinoviev a un côté exhaustif. Tous les aspects du communisme
sont abordés ; tous les arguments sont analysés, ce qui signifie que
tout ce qui étonne, tout ce qui est innovation y est commenté dans de
brefs chapitres d'une longueur proche de l'aphorisme.
Parmi
ces courts chapitres, Zinoviev aborde le problème de l'adéquation ou de
l'inadéquation de sa théorie du communisme à la définition généralement
proposée en “Occident” du totalitarisme.
Les auteurs libéraux-conservateurs américains (comme, par ex. Hannah
Arendt) comparent généralement la dictature hitlérienne au système
stalinien ; les deux formes de gouvernements seraient de nature
semblable et ne divergeraient que par quelques formes superficielles.
Zinoviev, lui, pense que la nature du gouvernement n'a qu'une importance
secondaire. En Allemagne, écrit-il, les conditions de vie de la
majorité de la population sont restées semblables à ce qu'elles étaient
auparavant. Même s'il est légitime d'utiliser le terme de totalitarisme
pour le national-socialisme, il faut le faire en sachant que la violence
y est imposée par les dirigeants, donc par le haut et indépendamment de
la structure sociale du pays. Le totalitarisme soviétique est issu de
la structure même de la société. C'est pourquoi Zinoviev préfère ne pas
utiliser le mot “totalitarisme”, pour définir le régime qui règne dans
sa patrie. Il y a, pour lui, ressemblance avec le totalitarisme qu'aux
moments de crise, de maturation et d'installation.
Reprenant
ensuite sa définition de “l'idée communautaire”, Zinoviev parle des
lois qui régissent ce phénomène social, qu'il appelle aussi le
communautarisme. Les communautés qui se forment pour répondre aux
exigences élémentaires de sécurité, de production et de nutrition ou
d'autoconservation. Il n'y a que quelques règles de conduite
communautaristes et les hommes les assimilent avec une rapidité
étonnante. En voici quelques exemples : prendre plus qu'on ne donne;
moins de risques et davantage de profits; moins de responsabilité et
davantage de respect ; moins de dépendance à l’égard des autres et
davantage de dépendance des autres à l'égard de soi-même.
Ce
panurgisme de la facilité affecte toutes les relations sociales de
l'individu. Dans la société soviétique, ces relations se tissent presque
exclusivement à partir du groupe de base qu'est la cellule. Là-bas,
l'individu n'existe qu'en tant que membre d'une telle cellule. C'est
dans ces limites restreintes que peuvent pleinement s'exercer les effets
de cette nature humaine que Zinoviev pose comme “dépravée”. Si l'on
prend au sérieux l'idéologie d'égalité et de fraternité à laquelle
aspire le christianisme depuis ses origines, ce collectivisme, dans
l'abstrait, paraît parfaitement convenable. Dans le concret, en
revanche, règne une sorte de loi de la jungle. Les moindres nécessités
quotidiennes font l'objet de luttes acharnées entre tous. L'individu
investit toutes ses énergies à trouver des combines, à être le
bénéficiaire de favoritismes de tout genre. L'alignement s'opère
inévitablement sur une moyenne de médiocrité et de sournoiserie.
La
vie quotidienne et “communautaire” des Soviétiques, selon Zinoviev, ne
laisse absolument aucune place à la réflexion spirituelle ou à la
culture. L'opinion courante imagine que les sociétés “occidentales” se
caractérisent par l'isolement des individus. Le jugement n'est pas faux.
Mais, la camaraderie promise par le communisme s'est muée en
promiscuité. L'individu subit les railleries de ses semblables, est
observé dans les moindres détails de son existence privée. De telles
situations sont particulièrement pénibles pour l'homme de qualité. Il
lui faudra supporter, sans fuite possible, les spécimens sociaux
éternels : forbans, bavards, badauds, “fanas” et caporaux-chefs. En
plus, s'ajouteront la médisance, les querelles de vanité et la calomnie.
Il serait pourtant trop facile d'attribuer à la seule société
soviétique, toutes les caractéristiques de cette dégradation lente des
rapports humains. Les sociétés occidentales, “libérales avancées” ou
sociales-démocrates sont au début du processus. Les querelles
d'employés, les jalousies sublimées partiellement dans une consommation
ostentatoire, sont les indices navrants d'un abrutissement qui, à coup
sûr, sera généralisé. La nature “dépravée” de l'homme se manifeste dans
les plaisirs de nuire, de ne rien faire ou de faire le moins possible,
dans ce que les Allemands appellent la “Schadenfreude”.
L'idéologie égalitaire aboutit au culte de l'irresponsabilité totale,
quelles que soient les idéologies qui prétendent l'incarner.
Zinoviev
a prouvé qu'il n'était pas seulement un grand homme de lettres, mais
aussi un fin sociologue. Si le vocabulaire qu'il emploie dans son livre
semblera parfois très pesant au lecteur, ce sera un reflet du mortel
ennui qui attend touts les sociétés chrétiennes (ou chrétiennes
laïcisées) et industrialisées, avant de s'étendre à la planète entière.
► Robert Steuckers, Orientations n°1, 1982. http://www.archiveseroe.eu/
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