Au cours de ses voyages, tout en côtoyant les élites des pays qu'il visitait, Jacques Bainville observait la vie quotidienne des habitants. Fasciné par l'immensité de l'empire russe, déçu par la Grèce, obsédé par l'Allemagne, il cherchait la civilisation et l'influence françaises.
Dès l'adolescence, Jacques Bainville découvre le charme et la richesse intellectuelle des voyages. Son premier ouvrage, Louis II de Bavière, est un hommage à Maurice Barrès et à son roman L'Ennemi des lois dont toute une partie se situe dans cette Allemagne du Sud que Bainville souhaite à son tour découvrir en suivant les pas du jeune roi romantique.
Nature du paysage
Aussi littérature et voyage sont-ils indissociables : « Un paysage résulte d'une élaboration historique et littéraire. C'est une expression de l'intelligence et de l'art », écrit-il (1). Bainville semble ainsi s'écarter des mouvements touristiques qui, venus d'Angleterre, se répandent en Europe grâce notamment au développement des chemins de fer et à la démocratisation des transports maritimes. Polyglotte (2), il voyage à la rencontre de ses amis ou de ses relations mais fréquente aussi, en tant que journaliste et reporter, les princes, les hommes politiques et les milieux intellectuels européens. Lui qui donne à la psychologie des peuples, à l'histoire des hommes et à la géographie toute leur importance, il côtoie à la fois les élites du pays qu'il visite mais observe tout autant la vie quotidienne des habitants. Il ne faut pas chercher plus loin les raisons qui ont poussé Aristide Briand à l'envoyer en Russie pendant la guerre, en 1916. Bainville quitte la France au mois de janvier avec son épouse pour une durée de quatre mois. Logiquement, il doit contourner le front par le nord et traverse l'Angleterre, la Norvège et la Suède pour finalement s'engager dans l'immense empire russe par l'actuelle Finlande : « Qui pourrait se flatter de rassembler d'un coup d'oeil le labeur de l'énorme empire ? La guerre serait peut-être finie avant l'enquête. » Il tire de ce voyage un rapport diplomatique et de nombreux articles dont deux seront publiés dans La Revue des deux mondes dans laquelle il avait déjà écrit l'année précédente, à la suite de son voyage en Italie, alors que le pays s'engageait dans la guerre aux côtés de la France et de l'Angleterre (3).
Passage obligé
Autre récit d'importance : celui de son "pèlerinage" en Grèce, passage obligé pour tout intellectuel qui se respecte et où il se rend avec son jeune fils Hervé, âgé de huit ans. Il emporte avec lui deux guides mais aussi une biographie de Démosthène, le grand adversaire de Philippe II de Macédoine, et les oeuvres du poète grec, satiriste et pamphlétaire, Aristophane. Le biographe Dominique Decherf a décrit admirablement la déception de Bainville qui « finit par là où Maurras avait commencé » (4). Les Sept Portes de Thèbes, récit du périple bainvillien, est un texte rare parce que l'écrivain a souhaité l'éditer à moins de quatre cents exemplaires... Non pour faire monter les enchères des bibliophiles, mais bien parce que la Grèce a été une désillusion.
Dans l'antiquité, au VIe siècle av. J.-C., Thèbes prend la tête de plusieurs cités béotiennes, mais ne fut jamais assez forte pour les unir en un seul État : « Thèbes me plaît mieux qu'Athènes et Sparte, parce qu'elle a failli être aussi grande que ses rivales, qu'elle a effleuré l'hégémonie et l'a manquée. Thèbes dépasse toutes les autres cités grecques, mais par l'acharnement des divinités vengeresses et par ses malheurs. C'est le symbole de toutes les causes perdues, de la fortune ennemie. À la fin, elle s'écroule. » Des mots lourds de sens pour leur auteur alors que, à la fin des années 1920, il avoue lutter contre sa misanthropie et cacher son nihilisme dans un journal privé. Tout un symbole qui renvoie aussi à une autre décadence, celle de l'Empire romain mis en scène dans un de ses contes. Bainville, par ce passage en Grèce « où l'on ne voit rien, sinon par la magie du souvenir », s'écarte de l'adage maurrassien affirmant que tout désespoir en politique est une sottise absolue.
Légèreté d'esprit
Se pose néanmoins la question d'un Bainville cosmopolite. Dans le sens aristocratique du terme, il le fut certainement, même si sa pudeur extrême et son humilité l'auraient amené à rejeter le compliment qu'il réservait lui-même aux grandes familles européennes. André Rousseaux a écrit à ce propos : « Quand les hommes de la Renaissance ont posé les grandes lois de leur culture, ils ont inventé le beau mot d'humanisme. C'est par une démarche du même sens, vers les plus larges horizons de l'esprit, que M. Bainville, fondant une revue, a voulu qu'elle fût appelée la Revue universelle. » (5) Derrière le voyage, Bainville cherche sans nul doute la civilisation mais aussi et surtout l'influence française. Ceci est net à l'occasion de son séjour en Russie ou en Italie, mais aussi à Vienne en 1905. Il retrouve dans les rues de la capitale autrichienne les « plaisirs, les moeurs et les modes de Paris ». Il ajoute sans honte : « Ainsi les Viennois compteraient parmi les civilisés ? Nous ne serions plus en Allemagne ? » On retrouve le même ton dans ses notes de voyages à Budapest et à Prague. L'Allemagne domine donc ses perceptions et ses préoccupations de voyage. Mais il met dans celles-ci une certaine légèreté d'esprit : il s'amuse et sympathise avec des hommes de lettres hongrois, s'exprime en français pour ne pas être maltraité par des Tchèques...
Bainville voyageur et curieux est de fait l'ambassadeur de cette civilisation française dont Valéry craignait qu'elle disparût. Il faut enfin noter que Bainville n'est jamais allé en Espagne, le seul pays latin qu'il n'aura pas connu et qu'il aurait pourtant aimé découvrir. Son fils Hervé émet d'ailleurs l'hypothèse que la catastrophe de 1940 eût été une opportunité de s'y rendre afin de fuir la menace allemande qui pesait sur lui et sur son oeuvre. Londres, qu'il connaissait très bien, eût pu être une autre option. Nul ne le saura.
Christophe Dickès L’ACTION FRANÇAISE 2000 Du 4 au 31 août 2011
1 - Cité par André Rousseaux dans l'ouvrage collectif Jacques Bainville, Paris, éd. de la Revue du Capitole, 1927, p. 145. Il s'agit du premier ouvrage consacré à Bainville.
2 - Bainville parle couramment l'allemand, l'anglais, l'italien et comprend l'espagnol.
3 - Voir Christophe Dickès, « Notes sur l'esprit public en Russie », Revue d'histoire diplomatique, Paris, Éditions A. Pedone, Tome IV, 1995.
4 - Dominique Decherf, Bainville, l'intelligence de l'histoire, pp. 322-323. Au crépuscule du XIXe siècle, Maurras se convertit au royalisme en Grèce, alors qu'il réalise un reportage sur les Jeux Olympiques.
5 - Collectif, Jacques Bainville, Paris, Le Capitole, p. 143.
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