mardi 11 septembre 2007

Enquête sur la chevalerie

La chevalerie. Un mot qui attise l'imaginaire collectif. Comme l'a fait remarquer Jacques Heers, le Moyen-Âge est encore présent à bien des égards dans notre façon de penser et d'agir, même si nous n'en avons pas toujours conscience. Quel spectateur du film Excalibur n'a pas été profondément ému par les premières images du chef-d'oeuvre de John Boorman, où des hommes couverts d'une carapace d'acier s'entretuent, dans un tourbillon de lueurs sanglantes et de cliquetis de lames entrechoquées ?

« Modèle de perfection virile » (Georges Duby), porteuse de «l'idéologie du glaive» (Jean Flori), la chevalerie a constitué l'encadrement d'une société, celle de l'Europe des IX'-XVI' siècles, qu'on peut qualifier de féodoseigneuriale. Le chevalier est, dans une vision trifonctionnelle, le guerrier par excellence, ce qui lui confere droits et devoirs: «Les chevaliers furent d'abord des guerriers. À eux s'imposait en premier lieu la vertu militaire. Tel était le fondement de leur légitimité [ ... ] Les milites, les chevaliers, les knights, les Ritter constituaient en gros une élite, majoritairement héréditaire, dotée d'un statut et de revenus leur permettant de se préparer assidûment à la guerre (l' escrime cavalière, les tournois) et de s'offrir sans trop de mal le coûteux et fragile équipement nécessaire» (Philippe Contamine). Étant bien entendu que, quelle que soit la naissance de l'intéressé, la qualité de chevalier ne pouvait s'acquérir qu'en fonction des mérites, reconnus et sanctionnés par le rite de l'adoubement.

Décrite généreusement dans la littérature du temps (chansons de geste, romans à la manière de Bretagne, poésies des trouvères et des troubadours), la chevalerie est un champ de travail auquel se sont consacrés nombre d'historiens médiévistes, et parmi les plus grands. Dominique Barthélemy apporte aujourd'hui sa pierre à cet édifice qui, certes, est loin d'être achevé.

Le sujet a nourri, directement ou indirectement, ses travaux depuis plus de vingt ans (voir, entre autres, Chevaliers et miracles. La violence et le sacré dans la société féodale, Armand Colin, 2004). Mais avec La Chevalerie, qu'il vient de publier chez Fayard, Barthélemy a concentré ses recherches sur cette institution, apparemment fort simple (si l'on en croit de vieux schémas hérités du XIX' siècle) mais en fait très complexe. L'apport le plus significatif de son étude est fort bien résumé dans le sous-titre qu'il a donné à son livre: « De la Germanie antique à la France du XII siècle ». C'est en effet en allant aux sources germaniques de la chevalerie que Barthélemy met en évidence les caractères les plus spécifiques de l'institution chevaleresque. Laquelle n'est pas, contrairement à la thèse d'un Karl-Ferdinand Werner, l'héritière d'un « ordre équestre» qui, dans l'Empire romain, avait une vocation essentiellement administrative et nulle envie de s'illustrer sur les champs de bataille. Laissant cela à ces auxiliaires de l'armée romaine recrutés chez les Germains qui ont fini, dans l'Empire agonisant, par être les seuls à même de constituer une force armée inspirant le respect. Et qui apportent avec eux une conception du monde, de l'homme et de la vie dont la chevalerie du XIIe siècle sera l'héritière directe.

Pour reconstituer la généalogie de ce qu'il faut bien appeler un modèle idéologique, Dominique Barthélemy a choisi, avec raison, de remonter le temps car ce modèle « commence en Germanie, c'est-à-dire très haut ». Il s'agit en effet d'identifier les fondements d'un mode de vie et de l'éthique qui lui donne son sens. Ce qui amène l'historien à tordre le cou, au passage, à des clichés qui ont traîné, pendant trop longtemps, dans tant de manuels français, comme « nos préjugés modernes sur la barbarie des Barbares ». Il est vrai que « Barbare » étant synonyme de Germain, la germanophobie tricolore héritée de 1870 y trouvait son compte...

Dominique Barthélemy a secoué d'un revers de main ces vieilles lunes et il a entrepris de faire son métier d'historien, c'est-à-dire d'aller aux sources. Ce qui l'amène, en premier lieu, à revisiter très attentivement Tacite, souvent cité mais trop souvent distraitement survolé. Et qualifié par Barthélemy d'« incontournable ». Tacite, ce Romain qui écrit vers l'an 100 de notre ère pour faire comprendre à ses compatriotes qui sont ces Germains si préoccupants pour l'Empire, fait donc, dans sa Germanie, le portrait des peuples installés à l'est du Rhin. Ils pratiquent, explique-t-il, un compagnonnage guerrier, qui soude entre eux, à la vie à la mort, ceux qui en font partie. Ces hommes, guidés par un chef en qui ils ont toute confiance, manifestent envers lui un dévouement et une solidarité qui les amène à partager avec lui succès et revers, y compris jusqu'à l'accompagner dans un trépas jugé plus honorable qu'une survie dans la défaite. Strabon, qui écrivait en 18 de l'ère chrétienne et s'intéressait aux Gaulois, trouve chez eux une grande parenté avec les Germains car ils avaient « aux temps anciens » (sans doute avant la conquête réalisée par Jules César) « des usages qui se sont maintenus jusqu'à nous chez les Germains ». Ces « usages » sont l'exaltation des valeurs de courage, de largesse, de fraternité guerrière, de dévouement au chef. On comprend que la fusion entre aristocratie gallo-romaine et aristocratie germanique ait pu se faire sans difficulté, au haut Moyen Âge, pour déboucher sur la chevalerie des Xe-XIIIe siècles. Cette genèse, englobant les divers peuples germaniques installés sur les ruines de l'Empire romain d'Occident, est clairement décrite par Barthélemy: "l'origine germanique du Moyen Age, à travers les Francs ou d'autres peuples comme les Goths, les Burgondes, les Lombards, les Anglo-Saxons, est bien réelle [...] Les Francs se sont formés au IIIe siècle, en regroupant plusieurs peuples germaniques décrits par Tacite. En se rendant maîtres de la Gaule, ils y introduisent ou réintroduisent des allures et des pratiques guerrières que l'Empire romain n'y mettait ou n'y conservait pas, et dont plus tard en effet la chevalerie sortira. L'affinité germanique de la société féodale est indéniable".

Au passage, mais en s'attardant trop peu sur la profondeur de ces racines, Barthélemy note qu'en Gaule comme en Germanie, depuis le VIIIe siècle (l'archéologie l'atteste), la possession d'un cheval et d'une longue épée en fer distingue « une élite ». Il faudrait remonter plus haut, jusqu'à l'âge du bronze, où l'on pourrait identifier une aristocratie guerrière, attestée par Homère, qui a été l'agent des grandes conquêtes indo-européennes. Georges Duby, quant à lui, avait su jeter un pont, nécessaire, entre les travaux d'un Georges Dumézil et les études de médiévistes qui ne savent pas toujours s'affranchir des frontières d'une spécialisation qui enferme les chercheurs dans leur période.

Barthélemy a le grand mérite de disséquer très précisément les éléments fondateurs transmis par le monde germanique à la chevalerie du Moyen Âge dit « classique ». Par exemple, un sens aigu de la justice, qui amène à prendre parti pour les victimes d'injustice (on dira, plus tard, la veuve et l'orphelin). La largesse, aussi (traduisons la générosité), avec une attention spéciale portée au devoir d'hospitalité. L'honneur, qui pousse le guerrier à s'engager librement et totalement derrière le chef choisi. Celui-ci ne peut compter que sur le volontariat pour recruter une troupe au sein de laquelle règne une émulation de bravoure qui fait considérer comme le bien le plus précieux une belle réputation due à de hauts faits d'armes. Et puis le respect du sacré : « Ils portent à la bataille, écrit Tacite, des images et des emblèmes qu'ils tirent des bois sacrés ». Quand sera venue la christianisation, l'Église aura comme grand souci de canaliser - au prix de maintes concessions - un milieu chevaleresque resté si marqué par l'empreinte guerrière des origines.

Quant à l'importance de la lignée, le prestige des ancêtres, les mérites d'un père facilitent l'intégration du jeune guerrier au sein de la troupe d'élite à laquelle il brûle d'appartenir : à l'époque féodale, le jeune homme va faire son apprentissage de futur chevalier au château d'un proche parent ou d'un ami de la famille. Où il ne lui sera d'ailleurs fait aucune faveur...

À partir des racines germaniques, Barthélemy suit à la trace la gestation de la chevalerie : l'« élitisme carolingien » prépare le système féodal, au sein duquel un garçon de qualité, qui a du sang, peut faire belle carrière, d'autant que les princes, comme les ducs de Normandie des XIe et XIIe siècles, veillent à recruter les meilleurs combattants. Quand survient l'épopée des Croisades, la chevalerie est évidemment au cœur de l'extraordinaire aventure, où s'illustrent ces chevaliers d'un genre nouveau, qui se disent moines et guerriers et qu'on appelle les Templiers. Que vienne alors le beau XIIe siècle : à l'horizon, pour les meilleurs, se dessine la silhouette du Graal...

Dominique Barthélemy, La Chevalerie. De la Germanie antique à la France du XIIe siècle.

Bernard Fontaine, La Nouvelle Revue d'Histoire

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