La vie urbaine
Dès que cessent les invasions, la vie déborde les limites du domaine seigneurial. Le manoir commence à ne plus se suffire à lui-même. On reprend le chemin de la cité, le trafic s'organise, et bientôt, escaladant les remparts, surgissent des faubourgs. C'est alors, dès le XIe siècle, la période de grande activité urbaine. Deux facteurs de la vie économique, demeurés jusque-là un peu secondaires, vont prendre une importance de premier plan : le métier et le commerce. Avec eux grandira une classe dont l'influence sera capitale sur les destinées de la France - bien que son accession au pouvoir effectif ne date que de la Révolution française, dont elle sera seule à tirer des bénéfices réels : la bourgeoisie.
Du moins sa puissance date-t-elle de beaucoup plus loin, car, dès l'origine, elle a tenu une place prépondérante dans le gouvernement des cités, tandis que les rois, depuis Philippe le Bel notamment, faisaient volontiers appel aux bourgeois comme conseillers, administrateurs et agents du pouvoir central. Elle doit sa grandeur à l'expansion du mouvement communal, dont elle est d'ailleurs le principal moteur. Rien de plus vivant, de plus dynamique que cette impulsion irrésistible qui, du XIe au début du XIIIe siècle, pousse les villes à se libérer de l'autorité des seigneurs, et rien de plus jalousement gardé que les libertés communales, une fois acquises. C'est qu'en effet les droits perçus par les barons devenaient insupportables dès l'instant où l'on n'avait plus besoin de leur protection : dans les temps de troubles, octrois et péages étaient justifiés, car ils représentaient les frais de police de la route : un marchand dévalisé sur les terres d'un seigneur pouvait se faire indemniser par lui ; mais à des temps nouveaux et meilleurs devait correspondre un rajustement qui fut l'œuvre du mouvement communal. Le Moyen Âge réussit de la sorte ce nécessaire rejet du passé, si difficile à réaliser dans l'évolution de la société en général ; il est fort probable que si le même rajustement s'était produit en temps opportun pour les droits et privilèges de la noblesse, bien des désordres eussent été évités.
La royauté donne l'exemple du mouvement par l'octroi de libertés aux communes rurales : la « charte Lorris » concédée par Louis VI supprime les corvées et le servage, réduit les contributions, simplifie la procédure en justice et stipule en outre la protection des marchés et des foires :
« Aucun homme de la paroisse de Lorris ne paiera de tonlieu [douane] ou de droit quelconque pour ce qui est nécessaire à sa subsistance, ni de droit sur les récoltes faites par son travail ou celui de ses animaux, ni de droit sur le vin qu'il aura eu de ses vignes.
A aucun moment il ne sera requis chevauchée ou expédition, qu'il ne puisse revenir le jour même en sa demeure, s'il le veut.
Aucun ne paiera de péage jusqu'à Étampes, ni jusqu'à Orléans, ni jusqu'à Milly en Gâtinais, ni jusqu'à Melun.
Et celui qui aura sa propriété en la paroisse de Lorris, on ne pourra pas la lui confisquer s'il a commis quelque forfait, à moins que ce ne soit un forfait contre Nous ou nos gens.
Personne venant aux foires ou au marché de Lorris, ou en revenant, ne pourra être pris ou troublé, à moins qu'il n'ait commis quelque forfait ce jour-là.
Personne, ni Nous ni d'autres, ne pourra lever de taille sur les hommes de Lorris.
Aucun d'entre eux ne fera de corvée pour Nous, si ce n'est une fois l'an, pour apporter notre vin à Orléans, et pas ailleurs.
Et quiconque aura demeuré un an et un jour en la paroisse de Lorris, sans que personne ne l'y réclame, et que cela ne le lui ait été défendu ni par Nous ni par notre prévôt, désormais y sera libre et franc. »
La petite ville de Beaumont reçoit peu après les mêmes privilèges, et bientôt le mouvement se dessine dans tout le royaume.
C'est l'un des spectacles les plus captivants de l'histoire que l'évolution d'une cité au Moyen Age : villes méditerranéennes, Marseille, Arles, Avignon ou Montpellier, rivalisant d'audace avec les grandes cités italiennes pour le commerce "deçà mer", - centres de trafic comme Laon, Provins, Troyes ou Le Mans, - foyers d'industrie textile, : comme Cambrai, Noyon ou Valenciennes; toutes font preuve d'une ardeur, d'une vitalité sans égales. Elles eurent d'ailleurs les sympathies de la royauté : ne procuraient-elles pas, dans leur volonté d'émancipation, le double avantage d'affaiblir la puissance des grands féodaux et d'apporter au domaine royal un accroissement inespéré, puisque les villes affranchies entraient de ce fait dans la mouvance de la couronne ?
Parfois la violence est nécessaire, et l'on assiste à des mouvements populaires, comme a Laon, ou au Mans ; mais le plus souvent les villes se libèrent par voie d'échanges, par tractations successives, ou tout simplement à prix d'argent. Là encore, comme dans tous les détails de la société médiévale, la diversité triomphe, car l'indépendance peut n'être pas entière : telle partie de la ville, ou tel droit particulier, demeurent, sous l'autorité du seigneur féodal, tandis que le reste revient à la commune. Un exemple typique est fourni par Marseille : le port et la ville basse, que les vicomtes se partageaient, furent acquis par les bourgeois, quartier par quartier, et devinrent indépendants, tandis que la ville haute restait sous la domination de l'évêque et du chapitre, et qu'une partie de la rade, face au port, demeurait la propriété de l'abbaye de Saint-Victor.
En tout cas, ce qui est commun à toutes les villes, c'est l'empressement qu'elles mirent à faire confirmer ces précieuses libertés qu'elles venaient d'acquérir, et leur hâte à s'organiser, à mettre par écrit leurs coutumes, à régler leurs institutions sur les besoins qui leur étaient propres. Leurs usages diffèrent suivant ce qui fait la spécialité de chacune d'elles : tissage, commerce, ferronnerie, tanneries, industries maritimes ou autres. La France devait pendant tout l'Ancien Régime conserver un caractère très spécial du fait de ces coutumes particulières à chaque ville, fruit tout empirique des leçons du passé, et, qui plus est, fixées en toute indépendance par le pouvoir local, donc au mieux des besoins de chacune. Cette variété, d'une ville à l'autre, donnait à notre pays une physionomie très séduisante et des plus sympathiques ; la monarchie absolue eut la sagesse de ne pas toucher aux usages locaux, de ne pas imposer un type d'administration uniforme ; ce fut l'une des forces - et l'un des charmes - de l'ancienne France. Chaque ville possédait, à un degré difficile à imaginer de nos jours, sa personnalité propre, pas seulement extérieure, mais intérieure, dans tous les détails de son administration, dans toutes les modalités de son existence. Elles sont, en général, tout au moins dans le Midi - dirigées par des consuls dont le nombre varie : deux, six, quelquefois douze ; ou encore un seul recteur réunit l'ensemble des charges, assisté d'un viguier représentant le seigneur, lorsque la cité n'a pas la plénitude des libertés politiques. Souvent encore, dans les cités méditerranéennes, on fait appel à un podestat, institution assez curieuse ; le podestat est toujours un étranger (ceux de Marseille sont tous italiens) auquel on confie le gouvernement de la cité pour une période d'un an ou deux ; partout où il a été employé, ce régime a donné entière satisfaction.
En tout cas, l'administration de la cité comprend un conseil élu par les habitants, généralement au suffrage restreint ou à plusieurs degrés, - et des assemblées plénières réunissant l'ensemble de la population, mais dont le rôle est plutôt consultatif. Les représentants des métiers tiennent toujours une place importante, et l'on sait quelle fut la part prise par le prévôt des marchands à Paris dans les mouvements populaires du XIVe siècle. La grande difficulté à laquelle se heurtent les communes, ce sont les embarras financiers ; presque toutes se montrent incapables d'assurer une bonne gestion des ressources ; le pouvoir est d'ailleurs vite accaparé par une oligarchie bourgeoise qui se montre plus dure envers le petit peuple que ne l'avaient été les seigneurs - d'où la rapide décadence des communes ; elles sont souvent agitées de troubles populaires, et périclitent dès le XIVe siècle, aidées en cela, il faut bien le dire, par les guerres de l'époque et le malaise général du royaume.
Régine Pernoud, Lumière du Moyen-Âge
Le regroupement des hommes en villages et en villes n'est pas un phénomène nouveau : il existait en Gaule dès l'Antiquité et les XIè et XIIIè siècles héritent de ce passé. Mais il n'y a pas de parfaite continuité entre les habitats antiques et ceux du Moyen Age classique. La villa gallo-romaine ne donne pas nécessairement naissance au village. En Languedoc, un tiers des villae antiques seulement font encore preuve de vitalité au XIe siècle (M. Bourin-Derruau). Comme en témoignent les vestiges archéologiques, les hommes du Haut Moyen Age sont dans l'ensemble mal sédentarisés. Il semble bien que la situation change au cours des VIe-XIe siècles, mais nous avons vu que ce problème donne lieu à un débat historiographique (chap. 1). L'originalité des XIe-XIIIe siècles consiste en la création de villages neufs à la suite des défrichements, et surtout en la restructuration générale de l'habitat. C'est alors que naît le village au sens que nous donnons de nos jours à ce terme : un rassemblement d'individus ayant conscience de former une communauté. Quels sont les éléments qui ont permis ces regroupements ?
Les seigneurs, qu'ils soient laïcs ou clercs, prennent le plus souvent l'initiative de ces regroupements. Ils rassemblent les hommes sur lesquels ils exercent leur droit de ban, soit en rendant le lieu attractif pour les paysans, comme c'est le cas en Mâconnais ou en Charente, soit en exerçant une contrainte violente, comme c'est le cas en Catalogne. Ainsi se multiplient les bourgs de la France de l'Ouest, qui peuvent être des villages neufs de défrichement ou des villages construits à proximité du château seigneurial, ce que les historiens appellent des « bourgs castraux » (A. Debord). Dans le Sud-Ouest, ce type d'habitat prend le nom de « castelnaux », et il se développe surtout au XIIIe siècle (B. Cursente). La cohésion villageoise qui accompagne le regroupement ne se limite pas à ces initiatives seigneuriales qui utilisent à plein la croissance économique. D'autres éléments entrent en jeu. La paroisse sert aussi de point de cristallisation de l'habitat, laissant au clergé, mais aussi aux paysans eux-mêmes, une large part d'initiative. Vers 1030, le moine Raoul Glaber parle du « blanc manteau d'églises » qui couvre la chrétienté : sa vision correspond bien à la réalité, et l'église sert de lien entre les habitants. Le village se définit aussi par rapport à l'extérieur. La construction de remparts, plus ou moins fortifiés, crée une ligne de démarcation et un lieu qu'il convient de défendre. Ainsi s'affirme la cohésion de la communauté face aux gens du dehors. En Provence et en Languedoc, l'habitat se regroupe, se fortifie et devient le plus souvent perché au cours des XIe-XIIe siècles. Au-dedans, le cimetière inscrit le village dans le temps. Il se fixe au pied de l'église paroissiale, et sa présence assure la parfaite continuité d'une mémoire qui unit les morts aux vivants. Les habitants s'approprient l'espace villageois en l'apprivoisant du dedans par des rituels. Les processions en l'honneur du saint local, les Rogations, l'ensemble des fêtes qui associent le profane au sacré et dont les jeunes sont souvent les fers de lance, définissent ce que ces hommes conçoivent comme les marques de leur civilisation ; ils se rassemblent pour gérer leur terroir ; ils créent des lieux de sociabilité comme les places mais aussi les tavernes. C'est ainsi que s'ébauche un lien étroit entre l'individu et la communauté villageoise dont il se sent membre. Enfin, ces villages peuvent s'affirmer face au reste du royaume en acquérant un statut juridique qui confère à ses membres un certain nombre de privilèges. La charte de Lorris-en-Gâtinais concédée par le roi Louis VII en 1155, et celle de Beaumont-en-Argonne concédée par l'archevêque de Reims, Guillaume Blanches Mains, sont les plus célèbres parce qu'elles ont servi de modèles à plusieurs centaines de bourgades du royaume.
Si le village devient l'élément essentiel du regroupement des hommes, il est cependant loin d'être exclusif. Presque partout, à côté de ces habitats groupés, coexistent des habitats intermédiaires ou dispersés, et nous avons vu que les défrichements intercalaires peuvent encore les favoriser. Il ne faut pas non plus garder l'impression de points d'ancrage devenus immuables. La population du royaume bouge : elle est affectée, comme le dit Robert Fossier, d'un « mouvement brownien ». Cette mobilité n'explique pas seulement les défrichements. Elle permet les regroupements villageois, et surtout la croissance des villes. Le phénomène de l'essor urbain si important à partir du XlIè siècle est inséparable de l'essor des techniques et d'une division du travail. Contentons-nous de remarquer qu'il s'inscrit dans la dynamique démographique du royaume, et que son démarrage est légèrement décalé - d'un siècle environ - par rapport à celui des campagnes. Au total, le nombre des villes s'accroît : un maillage de petites villes caractérise donc le royaume de France à la fin du XIIIe siècle. Il nous faudra en déceler l'originalité.
Claude Gauvard, La France au Moyen-Âge du Vième au XVième siècle
La position du roi vis-à-vis des communes
L'idée qu'on en a eue a été faussée, au XIXe siècle, par le romantisme historique lié à des préoccupations politiques. Le préambule de la Charte de 1814 disait : « Les communes ont dû leur affranchissement à Louis le Gros », Louis VI et Louis XVIII, en octroyant la Charte, renouait ainsi avec l'attitude de son lointain ancêtre favorable aux libertés : d'où le nom de charte donné à l'acte constitutionnel de 1814. Sous la monarchie de Juillet, Augustin Thierry est tombé dans l'erreur opposée ; il nie toute faveur royale à l'origine des communes: « L'état de commune, dit-il, ne s'obtint qu'à lutte ouverte » - une lutte de bourgeois qui annonçait celle des barricades de 1830. La réalité est différente. Et si l'on voit les choses du point de vue strictement scientifique, il faut, avec Petit-Dutaillis, distinguer trois périodes. De 1108 à 1180, Louis VI et Louis VII ont une politique oscillante ; ils favorisent les communes dans les principautés ou dans les seigneuries dont ils ne sont pas les maîtres ; mais ils sont plus réservés dans le domaine royal. Au demi-siècle suivant, Philippe Auguste et Louis VIII (1180-1226) sont très favorables aux communes ; Philippe Auguste a notamment compris qu'il avait le plus grand intérêt à développer le mouvement communal, à s'appuyer, contre la féodalité, sur la bourgeoisie des villes ; et, à Bouvines, les milices communales l'ont beaucoup aidé à remporter la victoire. Avec saint Louis, aux dernières années de son règne tout au moins, et surtout avec ses successeurs et notamment Philippe le Bel, les communes, pour des raisons tenant au début de la dépression économique, s'endettent, d'où le menu peuple des villes accuse la haute bourgeoisie de mal gérer les affaires communales ; il se soulève ; il y a des heurts ; les commissaires royaux interviennent, exercent une tutelle financière, ce qui restreint les libertés communales.
Jean-François Lemarignier, La France médiévale Institution et société
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