Dans la seconde moitié du XIXème siècle, l’empire britannique
était implanté en Afrique Australe, et à l’origine plus
particulièrement au Cap, récupéré sur les hollandais à l’occasion des
guerres napoléoniennes. Au nord de la nouvelle colonie du Cap se
trouvaient des régions colonisées depuis déjà longtemps par des
émigrants hollandais, protestants, et d’ailleurs profondément biblistes,
bien connus sous le nom de « Boers ».
Dans les années 1840, les Boers, population d’agriculteurs,
ressentirent à ce point la pression des anglais s’installant de plus en
plus, qu’ils quittèrent la pointe australe, et commencèrent à remonter
vers le Nord-Est au cours de ce qui fut connu sous le nom de « grand
Trek ». Cette migration, qui resta dans l’esprit collectif de ces gens
comme une sorte de nouvelle fuite d’Egypte (toujours l’imprégnation
bibliste) les amena géographiquement jusqu’aux rivières Tugela et Blood
river (la bien nommée …) et humainement au contact d’un peuple qui avait
développé depuis les années 1807 une formidable puissance locale : les
Zoulous. Le contact en question fut chaleureux, c’est le moins que l’on
puisse dire, d’où par exemple le nom de la fameuse blood river, que nous
verrons évidemment jouer un rôle lors la guerre de 1879.
Les boers ne faisaient pas que passer leur temps à lire la bible ;
ils avaient aussi des fusils et savaient s’en servir, et ils avaient
bien l’intention de protéger les femmes et les enfants. Ils
développèrent rapidement, face au danger zoulou, une technique de
protection efficace : le laager, cercle de chariots permettant de créer
une zone défensive. En cela les Boers, comme les pionniers américains de
la même époque, avaient été amenés à mettre au point avec les moyens du
bord, en l’espèce leurs moyens de transports, une tactique de défense
s’avérant tout à fait valable. L’habitude en resta en cas de souci ;
elle fut conseillée aux officiers anglais en 1878/1879, entendue par
Lord Chelmsford, mais pas mise en pratique pour des raisons sur
lesquelles nous reviendrons.
Au milieu des années 1870, l’empire britannique est en pleine période
expansionniste. En Inde, les Anglais ont subi un épouvantable désastre
en 1842. En Egypte, le contrôle du royaume est dorénavant acquis. La
présence française est chassée de facto suite à la guerre de 70. A la
suite d’un accord financier avec le Khédive, l’Angleterre prend en 1875
le contrôle du canal tout neuf, essentiel pour elle, puisqu’il permet de
créer une liaison beaucoup plus rapide vers le Raj (l’empire des Indes)
qu’en passant par le Cap. En Afrique du Sud, les Anglais remontent
irrésistiblement vers le Nord.
D’Egypte vers le sud, du Cap vers le Nord : la route du Cap au Caire,
permettant de contrôler à terme toute la façade orientale de l’Afrique
face à l’océan indien entre dans les esprits de White Hall. L’objectif
est fondamentalement géostratégique au sens le plus global et
mondialisant du terme, comme quoi nous n’avons en réalité rien inventé.
Mais deux obstacles vont se présenter rapidement. Au Soudan se développe
à l’orée des années 1880 un phénomène étrange et encore très mal
appréhendé, qui est à bien des points de vue l’ancêtre direct de
l’islamisme moderne.
Au sud, au-delà des Boers alors quelque peu anesthésiés, se trouvent
les zoulous et leur royaume, qui bloquent toute progression vers
l’actuelle Tanzanie. Ces deux bouchons devront sauter, d’une manière ou
d’une autre. Le reste sera une question de patience, de courage et de
détermination. Le hasard y aura aussi sa part, puisque l’apparition
imprévue des allemands en afrique orientale recréera un bouchon que
seule la guerre de 14 permettra de faire sauter à son tour.
Au sud de l’Egypte, l’apparition brutale des armées mahdistes
provoquera une situation de crise intense, dont l’apogée sera la mort de
« Chinese » Gordon à Khartoum en 1884, et qui ne verra son terme qu’en
1897, lorsque Kitchener descendra le Nil à la tête de son armée
anglo-égyptienne. Mais ceci est une autre histoire … Au nord de la
colonie du Cap se trouvent trois territoires : les républiques boers
d’Orange et du Transvaal, et le territoire du Natal, qui tombe pour sa
part sous contrôle anglais à la fin des années 1870.Un
lieutenant-gouverneur est nommé.
En Angleterre, les aléas de la politique amènent aux affaires Lord
Carnavon en qualité de ministre des affaires étrangères (secretary of
state), convaincu du bien-fondé de la politique d’expansion impériale.
Il dépêche comme gouverneur général, au Cap, sir Henri Bartle Frere. Ce
dernier, compétent et rassis, ayant oeuvré aux Indes, appelle à lui
Frederick Thesinger, plus tard Lord Chelmsford, officier général
d’expérience, ayant également servi aux Indes. Ces deux hommes vont
sceller le sort du royaume zoulou et, bien involontairement, mettre en
péril celui du gouvernement qui les a nommé … Le courage et l’efficacité
des guerriers zoulous, dont l’organisation militaire et sociale est
bien connue, ont parfois pu faire penser que les anglais avaient réagi
face à ce qui pouvait sembler un danger.
Mais revenons un instant sur cette organisation, unique en son genre
en Afrique. La société zoulou a été totalement militarisée entre 1807 et
les années 1830 par un chef de guerre exceptionnel, Shaka. Shaka a
littéralement « spartiatisé » le peuple de son royaume, dont la
population pratique l’élevage et la chasse … puis la chasse à l’homme.
Le peuple zoulou est constitué d’éléments sous le contrôle de barons
locaux, à cette différence que les « indunas » sont nommés par le roi et
révocables à merci. Cette population, regroupée dans des villages ou
« kraals », est sur-militarisée. Les tranches d’âge sont scindées en
fonction de leurs capacités militaires pour les hommes, et les femmes
connaissent la même classification. Aucun jeune guerrier ne peut se
marier s’il n’a pas d’abord tué un ennemi. Les mariages, qui sidèreront
les missionnaires, sont des mariages de masse au cours desquels
plusieurs centaines de combattants épousent les mères de leurs futurs …
successeurs au combat.
Les hommes sont répartis par régiments, ou « impis », reconnaissables
sur le champ de bataille par les couleurs des boucliers. Les régiments
sont formés par tranche d’âge, les jeunes formant la seconde ligne de
bataille et attendant l’ordre de charger en restant assis, le dos au
combat, pour leur éviter le stress du combattant. Les indunas sont de
véritables généraux, commandant chacun plusieurs impis. La tactique de
bataille est d’une efficacité extrême, et se nomme « les cornes du
bufle », équivalent zoulou des « ailes de la grue » des armées chinoises
et japonaises médiévales : pendant que le centre bloque l’ennemi, les
ailes prononcent très rapidement un mouvement enveloppant et
l’encerclement se termine par l’anéantissement de l’adversaire.
Les zoulous ont détruit ou repoussé toutes les populations africaines
qu’ils ont affronté. Seuls les Boers, à la Blood river, sont parvenus à
stopper leur charge, s’attirant alors autant d’hostilité que de respect
de la part des Indunas. Ces impis ne sont donc pas a priori à prendre à
la légère, d’autant qu’ils représentent une masse de l’ordre de 40 000
hommes, et l’on comprendrait que le Haut-Gouverneur, à Pietermartizburg,
en ait conçu une inquiétude légitime.
Les textes d’époque, rapports et correspondances, donnent pourtant
une vision un peu différente. En effet, au-delà de l’intérêt
géostratégique évident que j’ai évoqué, ce sera moins la puissance
potentielle des impis zoulous qu’un comportement jugé complètement
sauvage, et donc dangereux de ce fait, qui constituera essentiellement
le cadre du discours britannique. En d’autres termes, face aux violences
que les Zoulous font subir à leurs voisins, et accessoirement à leur
propre peuple, l’empire se devra d’agir, dans le cadre d’une ingérence
humanitaire. Pas de chance pour Bernard Kouchner, lui non plus n’a rien
inventé … les Anglais, déjà dans les années 1870, lançaient des
opérations de projection militaire dans le but de mettre fin à des
gouvernements jugés illégitimes parce que immoraux.
J’évoque les rapports et correspondances : la lenteur des
communications amènera aussi une situation aujourd’hui invraisemblable :
Lord Carnavon, dans sa correspondance avec Sir Bartle Frere, sachant
qu’il est toujours en retard de plusieurs semaines sur la situation du
terrain, n’ose plus au bout d’un moment donner le moindre ordre
politique. La situation va s’en ressentir pendant tout l’été et
l’automne 1878 : Bartle Frere et Chelmsford, son bras armé, finissent
par ressentir l’impression que c’est à eux de créer l’évènement.
Pourtant Londres les met en garde, mais pas spécifiquement contre une
intervention potentielle en zoulouland : la seconde guerre anglo-afghane
est en gestation. Dans quelques mois, les colonnes expéditionnaires
anglaises vont s’engager dans les passes de Kyber, d’où une situation
endémique de crise internationale avec l’Empire russe. L’Angleterre ne
désire pas a priori voir se créer deux crises simultanées sur deux
continents différents, nécessitant la dispersion des forces dans des
conditions de transports qui sont celles de l’époque.
Au cours de l’été 1878, Lord Chelmsford et son état-major commencent à
préparer intensivement la concentration des unités nécessaires à
l’opération d’invasion. Des demandes pressantes de renforts sont
adressées au War Office, qui enverra deux bataillons en renfort. L’on
fera appel à la fin de l’année à la marine : un navire fournira une
brigade navale de 160 hommes. L’on fait aussi appel aux contingents
locaux. Ils sont assez nombreux, mais d’effectifs réduits. Tous ne
répondront pas à l’appel, et Lord Chelmsford aura fort à faire pour
compléter une cavalerie trop peu nombreuse pour éclairer ses colonnes.
Pourtant le danger zoulou n’est pas qu’une légende. Lorsque l’offensive
anglaise apparaitra certaine, les Boers du Transvaal enverront un petit
commando de 40 hommes, mais surtout armeront les milices frontalières,
car eux savent à qui l’on va s’adresser. Les officiers impériaux, eux,
l’ignorent presque totalement, ou sont intoxiqués par leur propre
expérience africaine lors des guerres cafres. Ils envisagent certes la
masse humaine que peuvent représenter plus de 20 000 guerriers et plus,
mais n’en imaginent pas un seul instant, et la rapidité de déplacement,
et surtout la capacité tactique.
Comment ces gens équipés de sagaies, si nombreux soient-ils,
pourraient-ils constituer un danger réel pour une armée moderne ? Or,
les impis zoulous, équipés de leurs boucliers et de leur « iklwa » qui
est plus un glaive à la romaine qu’une sagaie, sont d’une rapidité de
déplacement phénoménale : ces guerriers n’avancent au moins qu’au trot
en pleine savane, et sont capables de parcourir près de 40 km par jour
quand les lourdes colonnes anglaises, accompagnées de leurs chariots de
ravitaillement, auront du mal à en faire six … Cette sous-estimation va
amener des décisions tactiques fatales de découplage des colonnes
impériales, se séparant au lieu de rester groupées.
Pourtant Lord Chelmsford et ses officiers ne sont pas des imbéciles.
Ils prennent des renseignements, étudient pendant plusieurs mois ce que
l’on sait de l’armée zouloue, et prennent leurs dispositions en
conséquence, a priori. Il est donc décidé d’envahir le Zoulouland selon
trois axes de progression. Cependant que deux colonnes latérales
entreront dans le territoire, chacune forte de près de 2 000 hommes,
Chelmsford s’engagera avec une colonne centrale de près de 2 500 hommes
au coeur du Zoulouland.
Lord Chelmsford a trop confiance en ses fusiliers et ses canons. Il
disperse son armée d’invasion et, pire, va disloquer volontairement sa
propre colonne. Fondamentalement, si l’on reprend à tête reposée les
évènements qui vont amener à la bataille d’Isandhlwana, l’on constate
tout simplement … la supériorité tactique des Indunas zoulous sur le
général anglais. Le nombre et la détermination fera le reste. Un Induna,
après la guerre, dira : « à Isandhlwana, vous nous avez donné la
bataille, vous vous êtes séparés par paquets ».
Divine surprise pour le commandement zoulou, qui va alors attaquer du très fort au très faible, mais n’épiloguons pas !
Contre l’avis du lieutenant-gouverneur Bulwer, au Natal, qui refuse
toute mise en défense du territoire et veut éviter à tout prix des
prises de position que les zoulous pourraient juger hostiles, Sir Bartle
Frere et Lord Chelmsford vont de l’avant. Fin décembre 1878, Bartle
Frere envoie un premier ultimatum au roi Cetshwayo, suite à une
violation au demeurant mineure de la frontière du Natal, dans le cadre
d’un règlement de compte au sein du Kraal de l’Induna Sihayo. Début
janvier, le pas est franchi par un second et dernier ultimatum, dont les
termes sont simples : l’armée zouloue doit être démobilisée. Autant
briser net l’armature sociale du royaume. Cetshwayo ne répond même pas.
Il avait réagi fort intelligemment au premier mémorandum anglais en
faisant remarquer qu’il était curieux de vouloir de l’extérieur lui
imposer ses méthodes de gouvernement. Avec un grand sens de l’à propos,
le roi zoulou avait demandé pour quelle raison lui-même irait à Londres
dire à la reine Victoria comment gouverner ses peuples. Il a aussi réagi
en mobilisant les impis, et il n’a pas eu tort…
L’ultimatum était clair : sans réponse positive le 12 janvier, les
hostilités étaient déclarées. Les trois colonnes d’invasion s’ébranlent.
Chelmsford, en quelque sorte, est en train d’enserrer la totalité du
royaume en pratiquant la tactique zouloue des cornes et du poitrail. La
différence majeure est que ses cornes sont si éloignées qu’en aucun cas
elles ne pourront soutenir son poitrail, la colonne centrale qu’il
commande personnellement, avec directement sous ses ordres le colonel
Glynn et le lieutenant-colonel Pulleyne. En théorie, tout est prévu,
puisque deux colonnes supplémentaires ont été créées, l’une pour
protéger les abords du Transvaal, et l’autre, sous le commandement du
colonel Durnford, formée de cavaliers, a pour rôle de protéger le Natal
et accessoirement les arrières de la colonne centrale. L’ensemble du
dispositif regroupe plus de 14 000 hommes. Si cette masse de
combattants, avec son artillerie, s’était trouvée en un seul lieu et un
seul moment face aux impis, la messe eut été sans doute rapidement dite
pour les zoulous.
Mais Chelmsford et ses officiers ont voulu trop bien faire, parce
qu’ils voulaient aussi protéger les territoires frontaliers. Le 20
janvier, depuis la mission de Rorke’s Drift, la colonne principale
traverse la Tugela et entre en Zoulouland. Des combats périphériques
sont menés vers le kraal de Sihayo, déserté de ses combattants.
L’absence de ces derniers n’attire pas l’attention de l’état-major
anglais. Dans la matinée du 21, la colonne prend position, une
excellente position en soi, au pied du fantastique Kopje d’Isandhlwana.
Il se prête aussi parfaitement au déploiement d’un camp militaire
composé d’environ 2 500 combattants, et de plus de 300 chariots. Dans la
foulée, des unités du Natal Native Corps sont poussées plus loin vers
le nord. Elles vont rencontrer des zoulous épars mais combatifs. Leurs
commandants vont en prévenir Lord Chelmsford, qui décidera alors de
partir les soutenir avec la moitié des unités dont il dispose à
Isandhlwana. La batterie d’artillerie qui l’accompagne est scindée en
deux unités : quatre canons suivent, deux restent au camp.
Chelmsford fait aussi parvenir l’ordre au colonel Durnford, à Rorke’s
drift, de venir conforter la position d’Isandhlwana avec ses cavaliers.
L’opération est « en tiroir » et bien conçue en soi, mais le problème
fondamental est que, depuis trois jours, le général anglais n’a plus
aucune visibilité quant au déploiement des impis zoulous. Plus aucune
information ne lui est parvenue depuis celle lui indiquant un
regroupement général des zoulous en direction d’Ulundi, le kraal royal.
Le drame sera court. Tout s’est passé, selon les témoignages des
officiers anglais, entre 10h00 du matin et 15h00. Dans ce laps de temps,
l’armée de la reine va connaître l’un de ses plus grands désastres, et
aussi l’un de ses plus grands combats.
Des années plus tard, des survivants zoulous se souviendront encore
avec émotion, de combattant à combattant, du courage formidable des
casques blancs, qui se feront tuer sur place pour la plupart. Il y aura
des tentatives de repli, mais pas d’effet de panique des malheureux
fantassins totalement surclassés, et massacrés comme « effacés de la
surface de la terre » par la charge zouloue. Mais nous sommes en début
de matinée, et Lord Chelmsford rejoint le colonel Glynn, qui s’avance
vers le nord.
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