Éléments - Comment expliquez-vous que Jünger n'ait pas cédé aux sollicitations de Goebbels, qu'il ait refusé de participer au complot contre Hitler de juillet 1944, mais aussi qu'il n'ait pas accepté de répondre au questionnaire de dénazification, auquel fait d'ailleurs référence Le questionnaire de son ancien compagnon de jeunesse nationaliste, Ernst von Salomon ?
Julien Hervier - Il était normal que les nazis tentent d'entraîner dans leur camp un héros de la Première Guerre et un brillant écrivain qui aurait pu élever le niveau intellectuel de leur propagande mais Jünger, qui avait eu au début une certaine sympathie pour le mouvement hitlérien comme pour tous ceux qui luttaient contre le traité de Versailles, a très vite compris la médiocrité intellectuelle et les insuffisances morales des nazis. Fréquentant les milieux activistes berlinois de l'après-guerre, il a rencontré Goebbels personnellement et l'a très sévèrement jugé. Ayant ensuite refusé toutes les avances du parti et les honneurs qu'on lui proposait, il s'est retiré à la campagne dès 1933, loin des centres du pouvoir, pour se consacrer à ses activités littéraires. S'il n'a pas participé directement au complot du 20 juillet, c'est qu'il était personnellement hostile aux attentats politiques, jugeant qu'il ne résolvaient en rien les problèmes des opprimés et risquaient de déclencher contre eux une répression accrue. Les lecteurs des Journaux de guerre dans la Pléiade verront qu'il revient à plusieurs reprises sur le sujet - en particulier à propos de l'attentat de Fieschi contre Louis-Philippe.
Après la guerre, il évoquera la question dans le roman de science-fiction Héliopolis où, dans une ville imaginaire, un tyran plébéien opprime une minorité religieuse, les Parsis. Dans une séquence inspirée par l'attentat contre Heydrich, «protecteur» nazi de la Bohême-Moravie, un jeune Parsi tue le chef de la police et déclenche un pogrom sanglant contre son peuple qu'il voulait défendre. Quant à votre dernière question, Jünger, n'ayant jamais coopéré avec le parti nazi, a considéré après la défaite allemande qu'il n'avait en aucune façon l'obligation de remplir le questionnaire de dénazification.
Éléments - Quel est votre sentiment sur la conversion, très tardive, sinon douteuse, de Jünger au catholicisme ?
Julien Hervier - Jünger a toujours ressenti une sympathie certaine pour le catholicisme, dont le sens de la forme convenait fort bien à ses goûts. Il avait même pensé faire baptiser son premier enfant, Ernstel, dans la religion catholique, mais son épouse Gretha s'y était opposée. Cela ne veut pas dire qu'il adhérait aux dogmes précis du catholicisme. Toute son oeuvre témoigne d'un grand sens du sacré, mais d'un sacré que l'on rencontre dans toutes les grandes religions le Christ ou le mot Dieu sont fort rares dans son œuvre, même s'il a lu deux fois la Bible en entier pendant la guerre. Le fait qu'il parle beaucoup des dieux, des titans, de Dionysos, n'en fait pas non plus un adepte néo-païen des dieux de la Grèce. Bien que cela l'amusât, Jünger était très réservé devant les élucubrations fumeuses de son ami Hielscher, fondateur d'une nouvelle religion, avec ses dieux, ses rites et son calendrier.
Quant à sa conversion, il faut rappeler aux lecteurs français qu'en Allemagne la séparation de l'Église et de l'État n'existe pas, et que le percepteur fait rentrer un impôt pour l'Église. Une conversion ne peut donc rester privée et doit faire l'objet d'une démarche administrative. Jünger, qui souhaitait être enterré religieusement dans son petit village de Souabe fort catholique et qui s'entendait fort bien avec le très sympathique curé du lieu, a procédé à ces démarches le plus discrètement possible, et il a pu ainsi mourir en accord avec lui-même.
Éléments - Comment résumeriez-vous, à travers ses Journaux de guerre, et peut-être plus globalement à travers l'ensemble de son oeuvre, l'itinéraire humain et intellectuel d'Ernst Jünger ?
Julien Hervier - Il est toujours bien difficile de résumer en quelques mots l'itinéraire d'un homme, surtout s'il possède une personnalité aussi riche que celle de Jünger. Elle se caractérise avant tout, bien sûr, par le courage qui lui a permis d'affronter sans s'y briser les horreurs de la Première Guerre. J'y ajouterai aussi l'aptitude à se corriger sans se renier : selon la formule des Falaises de marbre, une trient ne devient une faute que si l'on y persévère. Enfin je soulignerai pour conclure sa capacité d'émerveillement, qui lui permet de nous léguer d'éblouissantes images du monde dans sa puissance et sa beauté : l'esthétique rejoint alors la métaphysique, car Jünger est convaincu que l'ordre du monde offre un sens et que chaque homme peut y trouver sa juste place.
Propos recueillis par Fabrice Valclérieux éléments N°129 Été 2008
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