La mort d'Ernst Jünger, le 17 février 1998, à l'âge de 102 ans, aura laissé plus d'un orphelin parmi les admirateurs de cet homme «multiple». Écrivain, combattant, romancier, philosophe et entomologiste, Jünger savait que la pensée et l'action ne sont pas antinomiques. L'un des meilleurs spécialistes français de son œuvre, Julien Hervier, qui est aussi son traducteur, revient sur ce parcours humain supérieur.
Eléments - L'entrée d'Ernst Jünger dans la Pléiade, avec la publication des deux tomes de ses Journaux de guerre, est un événement littéraire de première importance. Estimez-vous que cette publication donne raison à ceux qui considèrent que Jünger est plus connu et surtout plus apprécié en France qu'en Allemagne ?
Julien Hervier - C'est une question complexe, à laquelle il n'est pas facile de répondre brièvement. Il est bien clair qu'en Allemagne, Jünger est beaucoup plus lu qu'en France. Il a fait l'objet d'hommages officiels multiples, en particulier de la part du chancelier Kohl. Même s'il est controversé, il est l'un des auteurs de langue allemande les plus célèbres du XXe siècle, alors qu'en France peu de gens connaissent son nom, en dehors d'un petit cercle d'amateurs passionnés où l'on trouve, certes, nombre d'excellents écrivains comme Gracq ou Gide. On rappellera aussi qu'il faisait l'objet d'une dilection particulière de la part de François Mitterrand. On retrouve cette situation si l'on considère l'énorme masse de travaux critiques et de thèses universitaires qui lui ont été consacrés en Allemagne, et qu'on la compare au faible nombre d'ouvrages écrits sur lui en français : mais sur ce point aussi, la Frankfurter Allgemeine Zeitung constatait, à l'occasion de la parution des deux tomes de la Pléiade, que les Français étaient les premiers à offrir aux lecteurs une édition critique de ces œuvres - ajoutant, non sans humour, que si l'on voulait s'y retrouver quelque peu dans les sept versions différentes d'Orages d'acier à défaut de les posséder toutes chez soi, il fallait désormais apprendre le français.
Il est sûr, d'autre part, que Jünger n'a pas fait l'objet d'attaques aussi vives en France qu'en Allemagne, où on lui reprochait les articles ultra-nationalistes qu'il a écrits durant une dizaine d'années, entre 1923, où il a pris son congé de la Reichswehr et l'arrivée au pouvoir de Hitler en 1933. Il se faisait - donc lui-même un malin plaisir d'opposer à ses adversaires allemands la sympathie unanime dont il était censé jouir en France - ce qui n'est pas tout à fait exact car, après 1945, il a fait aussi l'objet d'attaques de la part de Camus ou d'Albert Béguin, ou encore de membres du parti communiste. Ce qui est parfaitement vrai, en revanche, et qu'il aimait à souligner, c'est que les Français ont un grand sens de la qualité littéraire et sont capables d'apprécier le génie d'un écrivain dont ils réprouvent les positions politiques. Céline en est l'un des plus beaux exemples.
Ce qui complique encore la situation, c'est la façon dont elle a récemment évolué. Deux grandes biographies consacrées à Jünger, plutôt bienveillantes à l'égard de l'écrivain, ont paru l'an dernier elles ont fait l'objet d'un très grand nombre de comptes rendus critiques, dont fort peu manifestaient une hostilité partisane envers lui, comme si le temps écoulé permettait une meilleure compréhension historique de son parcours. En revanche, quelques universitaires français reprennent les anciennes critiques de leurs collègues allemands, au moment même où l'image de Jünger s'améliore outre-Rhin. On pourrait donc penser à une sorte de retournement de situation dans cette opposition franco-allemande. Les premiers articles sortis en France sur l'édition de la Pléiade ont semblé d'abord le confirmer, car certains marquaient de fortes réserves; mais la suite a bien montré que Jünger n'avait rien perdu du capital de sympathie et d'intérêt dont il jouissait en France. La réception critique a été très importante et positive.
Éléments - Personnellement, quand et comment avez-vous découvert l'œuvre de Jünger, puis l'homme.lui-même ?
Julien Hervier - J'admirais beaucoup Gracq et Le rivage des Syrtes : son enthousiasme pour Les falaises de marbre m'a incité à lire ce livre, et j'ai été immédiatement séduit. Enseignant la littérature comparée, j'ai eu ensuite plaisir à travailler avec mes étudiants sur ces deux œuvres, en leur adjoignant Le désert des Tartares de Buzzati; et comme à cette époque je cherchais un sujet de thèse plus vaste, j'ai décidé de le centrer sur Ernst Jünger et Pierre Drieu la Rochelle dans leur rapport à l'histoire. En 1971, j'ai été brièvement en contact épistolaire avec Jünger, et je lui ai envoyé mon ouvrage lorsqu'il a paru en 1978. Jünger n'avait guère le temps de lire les travaux que lui consacraient les universitaires, mais Henri Plard, son traducteur, a eu la gentillesse de lui faire l'éloge du mien, en sorte qu'il m'a invité à venir le voir en janvier 1979. J'ai découvert alors Wilflingen sous la neige, non sans une certaine inquiétude à l'idée de rencontrer cet écrivain qu'on disait froid et distant au contraire, son accueil et celui de son épouse Liselotte ont été chaleureux, et j'ai pu constater que cette fameuse distance n'était qu'une attitude bien naturelle chez un écrivain célèbre, obligé de défendre sa vie privée contre la multiplicité de ses admirateurs.
Éléments - Si l'on connaît assez bien la vie de Jünger adulte, ses années d'enfance et d'adolescence sont moins connues. Il fut, semble-t-il, un enfant timide, un « mauvais élève », mal adapté au système scolaire, puis un adolescent plutôt exalté et un très jeune homme qui s'engagea dans la Légion étrangère. Qu'en est-il vraiment ?
Julien Hervier - Il s'est effectivement senti mal à l'aise dans le système scolaire wilhelminien, d'autant que ses parents déménageaient fréquemment et que ses mauvais résultats l'obligeaient à changer constamment d'établissement. Il y a beaucoup de lui dans le personnage de l'orphelin Clamor, dans Le lance-pierres, mais c'est dans Trois chemins d'écolier qu'il décrit le mieux ses problèmes d'enfant presque schizophrène, tantôt insolent et bagarreur, tantôt perdu dans un rêve d'angoisse, à tel point que ses parents font appel à un psychanalyste pour le soigner. Ce court récit posthume se donne toutefois pour une fiction, tout comme Jeux africains, où il raconte son aventure à la Légion : dans les deux cas les héros portent un autre nom que le sien, mais c'est bien de lui qu'il s'agit. Dans sa jeunesse, le rationalisme paternel et les conventions du monde bourgeois engendraient une atmosphère qu'il trouvait irrespirable, et il a cherché à lui échapper par tous les moyens.
À suivre
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