L'unité du royaume, le bien commun et la raison d'État doivent conduire le Prince à savoir lâcher du lest... Les guerres de religion ont inspiré à Montaigne une réflexion tout en nuances sur la nécessaire tolérance. Une tolérance qui relève d'ailleurs moins d'un absolu moral que d'un réalisme politique. Auteur d'un étincelant « Montaigne stratège », Éric Wemer nous invite à une relecture des «Essais».
Les Essais de Montaigne ont été écrits durant le dernier tiers du XVIe siècle, à l'époque des guerres de religion. Ces guerres sont très présentes dans l'ouvrage, Montaigne y fait de fréquentes allusions («nos troubles», dit-il). Guerres, on le sait, qui ont duré une quarantaine d'années et se sont terminées, en 1598, avec la promulgation par Henri IV de l'Édit de Nantes, une date importante dans l'histoire européenne de la tolérance On pourrait y voir une première forme d'acceptation du pluralisme confessionnel. En 1561 déjà, le chancelier Michel de L'Hospital avait déclaré : « Beaucoup peuvent être citoyens sans pour autant être chrétiens : même l'excommunié ne laisse pas d'être citoyen » (1). Autrement dit, la citoyenneté est une chose, l'appartenance confessionnelle une autre, découplage s'inscrivant au fondement même de la conception moderne de l'État, telle qu'elle en est venue depuis lors à s'imposer progressivement en Europe. Or, l'Édit de Nantes marque incontestablement un pas important dans cette direction. Il y a cinq ans, lors de la commémoration du quatrième centenaire de l'événement, Le Monde avait insisté sur « l'actualité de l'Édit de Nantes », allant jusqu'à publier une caricature de Henri IV déguisé en sultan enturbanné, avec une bulle contenant ces mots : « J'ai fait un rêve » !(2)
La seule manière de ramener la paix civile
Le XVIe siècle se divise, on le sait, en deux moitiés fortement contrastées. À l'enthousiasme de la première période succède, après le concile de Trente (1545-1563), une période de doute et d'interrogation, période s'inscrivant en net reflux par rapport à la précédente. Décennies qui sont celles de la Contre-Réforme, mais aussi des progrès de l'absolutisme, avec en parallèle le développement de l'idée de raison d'État, au travers de laquelle l'État tend à imposer, « en face de toutes les autres forces, son droit absolu à l'existence »(3) L'ordre ancien, momentanément déstabilisé, cherche à se remettre en selle par absorption de certains éléments de la nouvelle culture humaniste Mais l'humanisme lui-même se transforme Les spécialistes opposent, dans cette perspective, l'âge tacitéen de la deuxième Renaissance à l'âge cicéronien de la première. Comme le montre Marc Fumaroli dans sa grande thèse sur l'éloquence aux XVIe et XVIIe siècles, l'écrivain rompt « avec les illusions d'une magistrature de la parole publique et directe » pour inventer « un type nouveau d'orateur répondant aux défis des circonstances, celui du savant éclairé, à la fois sage, érudit et artiste de la prose ». Savant dispensant ses leçons au travers « d'une forme élégante et subtile », requérant une certaine collaboration du lecteur. Bref, pourrait-on dire, il s'adapte. La magistrature qu'il revendique n'est plus celle de la parole publique et directe, elle s'articule à un nouvel art d'écrire, « afin de viser juste dans un monde rempli de préséances et de préjugés »(4). Magistrature purement morale et philosophique, donc, s'intégrant sans peine au nouveau système de pouvoir. Mais l'écrivain n'en continue pas moins discrètement à préserver son autonomie.
On en a une illustration avec les Essais. Montaigne est un adepte du «style bas» (gémis humile), style « desreglé » et « descousu », pour reprendre ses propres termes(5). Son allure est vagabonde, il saute volontiers d'une idée à l'autre, multipliant les disgressions (et les disgresssions dans les disgressions). Or lui-même nous en prévient : un tel désordre n'est qu'apparent : « Je m'esgare, mais plustost par licence que par mesgarde. Mes fantasies se suivent, mais par fois c'est de loing, et se regardent, mais d'une veuë oblique […] C'est l'in-diligent lecteur qui pert mon subject, non pas moy " il s'en trouvera tousjours en un coing quelque mot qui ne laisse pas d'estre bastant [= suffisant], quoy qu'il soit serré »(6). Bref, on ne saurait se contenter de survoler les Essais, il faut les lire de près. Comme l'explique Marcel Conche, il n'y a peut-être pas d'ordre prémédité chez Montaigne, mais ses propos n'en sont pas moins très structurés, au sens où «le plan est, chez lui, une structure implicite qui commande son activité du dedans »(7). Montaigne écrit comme il parle, son ton est celui de la conversation, en même temps, comme il le souligne, il ne perd jamais son «sujet» (son fil). Simplement sa démarche est sinueuse, il emprunte parfois des chemins de traverse. Mais il sait toujours très bien où il va.
Montaigne est mort six ans avant la promulgation de l'Édit de Nantes, mais il en aurait vraisemblablement approuvé les dispositions essentielles. C'était un pragmatique, allergique aux controverses entre protestants et catholiques, controverses qu'il jugeait stériles et à vrai dire sans grand intérêt (on parlerait aujourd'hui d'idéologie). Sa préoccupation première n'était pas d'ordre ecclésial, mais politique. Comme d'autres à la même époque, il s'employait à maintenir les ponts entre les factions aux prises, tout en travaillant à la recherche d'un compromis. Lui-même connaissait bien Henri IV, qu'il avait rencontré à plus d'une reprise avant son accession au trône et même reçu une fois chez lui à Montaigne. Après avoir, dans un premier temps(8), placé son espoir dans une réforme intérieure de l'Église catholique, réforme dont il escomptait, si elle se réalisait, qu'elle convaincrait les protestants de réintégrer le giron de l'Église (programme qui était aussi celui de son ami La Boétie), il en était progressivement venu à penser que la seule manière de ramener la paix civile en France était de prendre acte de la division confessionnelle du pays, et donc de reconnaître aux protestants la liberté, non seulement de conscience, mais d'organisation et de culte. Cette formule n'était pas en elle-même sans défaut, mais selon Montaigne elle était la mieux adaptée à la réalité.
C'est ce qu'il explique à mots couverts dans les Essais. Ainsi, au chapitre 1, 23, Montaigne dit que le Prince doit veiller à ne pas adopter une attitude trop rigide face à d'éventuels dissidents ou opposants. Plutôt que de s'enfermer dans le tout ou rien, il a parfois intérêt à lâcher du lest : « La fortune, reservant tousjours son authorité au-dessus de nos discours, nous présente aucune fois la nécessité si urgente qu'il est besoing que les lois lui facent quelque place »(9). On relèvera ici la référence à la nécessité. C'est le vocabulaire de Machiavel. Un peu plus loin dans le texte, Montaigne parle des exigences liées à la «nécessité publique»(10). Montaigne est un réaliste : tout comme Machiavel il considère que la politique a partie liée avec la force. Les principes ont certes leur importance (ici l'unité confessionnelle du pays), mais c'est un tort que de s'y accrocher trop obstinément. Mieux vaut « faire vouloir aux loix ce qu'elles peuvent, puis qu'elles ne peuvent ce qu'elles veulent », dit-il encore(11). On pourrait parler de tolérance, mais la tolérance n'est pas ici voulue pour elle-même, elle répond à un calcul stratégique, stratégie qui est celle de la résistance flexible : on échange de l'espace contre du temps. Face à un ennemi trop puissant ou entreprenant, le mieux encore est d'éviter l'affrontement ouvert, ne serait-ce que pour préserver ses forces, dans la perspective d'une éventuelle contre-offensive.
À suivre
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