L'apophatisme moderne est lui-même un effet du subjectivisme : si l'on ne sait rien de Dieu, on ne sait même pas qu'il est, d'où une tendance presque invincible à l'athéisme, ou bien à une conception de la foi qui la déconnecte de la raison, mais qui par là absolutise la volonté, ou le délire de l'imagination mythologique. Dans les deux cas, la liberté est émancipée du magistère du logos, et le sujet s'absolutise. Cela dit, objectivement habité par un désir infini qui atteste sa dépendance (désirer, c'est manquer), cependant qu'il s'absolutise et refuse toute dépendance, un tel sujet entend se nourrir de son propre désir, et il convertit son désir de Dieu en désir d'être Dieu, ou désir de se déifier; ce qui donne historiquement les figures du marxisme et du consumérisme libéral, lesquels sont autant d'actualisations de l'idée démocratique.
Concluons : comme on l'a vu, c'est dans la spéculation occidentale - prise en tant qu'inclusive de ce moment oriental de la pensée universelle que l'Occident assume en le dépassant - que culmine le savoir métaphysique; c'est dans le christianisme que se révèle l'effectivité de l'Objet - divin - de ce savoir. Force est donc d'en déduire ceci : quelque infidèles (et Dieu sait s'ils l'ont été !) qu'aient pu être maints chrétiens occidentaux à l'égard de l'héritage prodigieux -païen- de la pensée européenne, le christianisme doit être reconnu comme consubstantiel au génie européen; il l'assume sans s'y réduire, et il est seul à le transcender en le magnifiant. Le moment juif de la pensée universelle est l'acte à raison duquel la pensée orientale accuse réception de sa vocation à son propre dépassement, à la manière de la chrysalide qui ne satisfait son vœu le plus intime qu'en se convertissant (crucifiement plébiscité) en papillon; et de même que le papillon s'anticipe en ce dont il se fait provenir en le niant souverainement, de même le christianisme, en son exigence de rationalité intégrale promue par la spéculation grecque et confirmée par la Révélation, s'anticipe en son autre (le judaïsme) qu'il réduit au statut de moment subordonné de sa propre complétude indépassable, indépassable parce que systématique, et systématique parce qu'elle est inclusive de ce qui la conteste. Aussi, tout refus du christianisme, assumé dans l'élément de la pensée occidentale, est objectivement porteur, selon un mouvement dialectique se gaussant des aversions subjectives, d'un retour au judaïsme; si les néo-païens ne l'ont pas compris, les juifs, eux, l'ont parfaitement reconnu :
« Il n'y a (entre Juifs et chrétiens] ni héritage commun ni dialogue. Le christianisme est issu de sources juives, mais c'est une religion grecque [...] pour nous, du point de vue de la foi, le christianisme n'a aucune importance. Mais, pour les chrétiens, depuis l'an 33, le fait même de l'existence d'un judaïsme est impensable [...] la base de la foi chrétienne est la négation de la légitimité du judaïsme. Le christianisme se considère comme le seul judaïsme authentique […] les papes [d'avant Vatican II] accomplissaient ce qui devait être accompli : la liquidation du judaïsme »(2)
Ce qui presque invinciblement fourvoie la sensibilité de l'Occidental néo-païen, lui enjoignant de s'opposer au christianisme comme à un apport pervers dénaturant le génie européen, c'est l'idée que le christianisme est historiquement issu de sources juives supposées intrinsèquement étrangères à la pensée occidentale. Le néo-paganisme, qui se targue d'être le dépositaire exclusif du génie occidental, ne tolère et supporte le christianisme qu'à la condition de le réduire à une idée juive complètement vidée de son contenu et progressivement remplie par des éléments culturels païens ayant vocation à se débarrasser à terme de toute référence biblique. Là contre, il convient de faire observer deux choses. D'abord, si vraiment le christianisme était un rejeton de la pensée orientale ou sémitique supposée incompatible avec le génie de l'Europe, il faudrait vraiment douter du génie de l'Europe; si l'Europe s'est fait si aisément subvertir pendant vingt siècles par une pensée empoisonnée, s'il fallut attendre Nietzsche et la modernité pour s'en rendre compte, c'est vraiment que la force d'affirmation de soi de l'Occident était bien faible, et dans l'hypothèse on peut se demander ce qui mériterait d'être sauvé en lui. Loin de promouvoir le génie de l'Europe, le néo-paganisme s'en fait l'idée d'un organisme débile ouvert à tous les vents corrupteurs.
Par ailleurs, si le papillon trouve sa source dans la chrysalide, il n'est pas moins évident que la chrysalide procède du papillon; elle est posée par lui comme cet élément sacrificiel dont il se fait victorieusement provenir en la niant. L'affirmation du Dieu transcendant - qui plus est de ce Dieu capable, parce que trinitaire, de se faire immanent sans cesser d'être transcendant - est la vérité du génie rationnel de la pensée occidentale, c'est-à-dire de la pensée universelle faisant culminer son génie en Occident. Et la chrysalide juive était, comme on l'a vu, ce en quoi tendait à renoncer à lui-même l'esprit oriental. Deux visions du monde en compétition dont chacune renonce à assumer l'autre et à la dépasser, ce sont des vues du monde qui consentent à se placer au même niveau; l'une pourra l'emporter sporadiquement sur l'autre, mais ce ne sera jamais qu'une victoire précaire et accidentelle, parce qu'elle laisse subsister hors de soi ce qu'elle combat, surtout, deux visions du monde consentant chacune à n'occuper qu'une place particulière acceptent chacune d'être limitée par l'autre, au point de ne se définir que par rapport à l'autre que de ce fait elle présuppose et qu'en dernier ressort elle renonce à vaincre souverainement. Une vision du monde n'est jamais victorieuse de toutes les autres qu'à proportion de son aptitude à les assumer en les niant, en les rabaissant au statut de simples moments d'elle-même. En renonçant à se sublimer en christianisme, le judaïsme s'est refusé à lui-même, à la manière d'une chrysalide préférant pourrir en se crispant sur elle-même plutôt que de s'accomplir en mourant à elle-même. En se refusant à cueillir dans le judaïsme l'affirmation surnaturelle dont son génie naturel pressentait le besoin comme de ce qui l'accomplissait ultimement, le paganisme, devenu antichrétien par ce refus même, est tel un papillon incapable de s'épuiser à produire la chrysalide dont il se fait procéder. Il devient stérile et n'a d'autre vocation que d'être balayé par l'histoire.
Le génie occidental païen, conscience de soi du génie de la pensée universelle, était parvenu aux limites de ce que la raison naturelle peut atteindre par ses propres forces : toute philosophie possible a été au moins esquissée par les Grecs. Un progrès supplémentaire appelait une Révélation surnaturelle. Il était donc logique, afin d'attester le caractère surnaturel (incommensurable à l'ordre naturel) de son Origine, que la Révélation s'incarnât dans un élément historiquement extérieur à celui de la raison occidentale. Mais extériorité historique n'est pas hétérogénéité essentielle.
À suivre
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