mardi 31 juillet 2012

Desouche Histoire : La noblesse contre la monarchie absolue (XVIIIe siècle)


Une idée longtemps admise, car entrant dans le schéma marxiste de la lutte des classes dominant dans les universités françaises au cours des années 1950-1970, voudrait que la noblesse et la bourgeoisie se soient opposées au XVIIIe siècle, la bourgeoisie étant finalement sortie victorieuse de cette « lutte des classes » à l’issue de la Révolution. La noblesse de la fin du XVIIIe n’aurait été qu’une vieille citadelle assiégée, garante des anciennes traditions et lois du royaume soumises aux coups de boutoirs de la bourgeoisie des Lumières. Et si elle était présente aux Etats généraux de 1789, ce ne pouvait être que pour s’opposer à toute tentative de réforme, conserver ses droits et privilèges.
Ces idées, enseignées longtemps dans les écoles et jusque dans les facultés, ont été balayées depuis les années 1980 environ mais persistent dans le grand public. Au contraire, la noblesse a très largement épousé les idées des Lumières (y compris la plus ancienne) qu’elle a contribué à façonner. Elle se montrait tout aussi critique que la bourgeoisie sur l’« arbitraire royal », le « despotisme ministériel », la censure, les inégalités dans la société, les entraves au libéralisme économique. Dans les décennies pré-révolutionnaires, il n’y a pas lieu d’opposer une pensée bourgeoise à une pensée noble.
I. La noblesse et les Lumières
La noblesse, ayant toujours été traditionnellement associée au pouvoir, ne pouvait se désintéresser des réflexions autour de ce pouvoir, d’autant qu’elle gardait une grande rancune de sa mise à l’écart à partir de Louis XIII et surtout sous Louis XIV. Le roi avait domestiqué la noblesse, la noblesse voulait maintenant domestiquer la monarchie. En se privant de ses conseillers naturels, le Roi-Soleil avait en quelque sorte rompu le contrat nobiliaire tacite liant Roi et noblesse. La contestation nobiliaire coïncide avec le début du mouvement des Lumières : en remettant en cause l’Etat absolutiste, la noblesse ouvrait la voie à la critique des Lumières (tyrannie comme infraction au droit naturel, loi comme limite nécessaire au pouvoir).
Nombre de philosophes des Lumières appartiennent au second ordre : Montesquieu, Condorcet, Condillac, Turgot, d’Holbach pour les plus connus. Quelques nobles tombent dans le radicalisme politique tel le marquis d’Argenson, ministre de Louis XV et ami de Voltaire, auteur de la Démocratie royale et d’Essais semblables à ceux de Montaigne. Il considère que l’absolutisme a été utile en mettant fin au despotisme féodal mais se trouve dépassé à son tour en devant tyrannique. D’Argenson va même jusqu’à prôner l’éradication de la noblesse : la victoire du mérite sur l’hérédité marquerait une étape indispensable vers une société du bonheur : « Que tous les citoyens fussent égaux entre eux, afin que chacun travaillât suivant ses talents et non par le caprice des autres. Que chacun fût fils de ses œuvres et de ses mérites : toute justice serait accomplie et l’Etat serait mieux servi. » (Mémoires du marquis d’Argenson).
Pierre-Claude Nivelle de La Chaussée écrit en 1744 dans sa pièce L’Ecole des mères que, non seulement tous les citoyens sont égaux, mais qu’il s’agit d’une « loi de nature » inviolable. Trois ans plus tard, dans la Gouvernante, un jeune noble nommé Stainville prétend épouser une roturière sans le sou en déclarant que « la naissance ne doit pas faire un grain de plus dans la balance ». Plus tard, le comte d’Antraigues, connu en son temps pour son Mémoire sur les Etats Généraux (1788) qui connaît quatorze éditions, prône lui aussi l’abolition de la noblesse : « La noblesse héréditaire est un fléau qui dévore ma patrie » (Voyage en Orient).
Noblesse et bourgeoisie se côtoient dans les lieux de sociabilité typiques des élites au XVIIIe siècle : en premier lieu les salons littéraires où l’on discute tantôt de choses futiles, tantôt de sujets graves, de poésie et aussi de philosophie. « On recherchait avec empressement [dans les salons] la production nouvelle des génies transcendants et des brillants esprits qui faisaient alors l’ornement de la France. Les ouvrages de Bernardin de Saint-Pierre, d’Helvétius, de Rousseau, de Duclos, de Voltaire, de Diderot, de Marmontel, donnaient un aliment perpétuel à ces conversations, où presque tous les jugements semblaient dictés à la fois par la raison et par le bon goût. » (Comte Louis-Philippe de Ségur, Mémoires, souvenirs et anecdotes, t. I). Les femmes présentes dans ces salons sont majoritairement nobles. La franc-maçonnerie joue également un rôle très important : au XVIIIe siècle, environ 55 % des nobles du royaume ont été initiés dans une loge maçonnique parisienne. Sur l’ensemble des francs-maçons de Paris, 22,5 % appartiennent au second ordre.
Même des nobles issus de la vieille aristocratie adoptent les idées nouvelles, tel le comte de Chinon, petit-fils du maréchal de Richelieu. Témoin de cette adhésion de la vieille noblesse, le marquis de Bombelles écrit en 1788 dans son Journal : « [le baron de Breteuil] ne revient pas de tout ce qu’il voit, de tout ce qu’il entend : nombre de nos amis deviennent fols ; quiconque ose élever la voix en faveur des anciennes formes est regardé avec dédain, et l’on regardera bientôt comme synonymes les qualifications de bête ou de royaliste. » Les inventaires montrent que les trois quart des bibliothèques nobles parisiennes de la seconde moitié du XVIIIe comportent des ouvrages interdits soit sur le plan politique, soit religieux (ce qu’il faut cependant prendre avec recul : avoir un ouvrage dans sa bibliothèque ne signifie pas toujours que l’on adhère à ses idées).
Paradoxalement, ce sont les nouveaux nobles qui se montrent les plus réticents face à un projet de société égalitariste, eux dont les familles ont tant combattu pour accéder à la noblesse. « Ma famille était fidèle à l’esprit aristocratique : trop au-dessus du commun pour y prendre les idées nouvelles et trop loin des Grands pour leur prendre des haines politiques, elle se voyait menacée de perdre des charges importantes. » (Baron de Frénilly, Souvenirs). Les Grands adhèrent plus majoritairement aux idées des Lumières, pensant que leur statut les tiendra à l’écart de tout renversement majeur. Au niveau religieux, c’est dans la magistrature que se trouvent les principaux opposants à l’irréligion. Les idées prônant le déisme voire l’athéisme ou le matérialisme ne peuvent percer dans un milieu encore très marqué par le jansénisme (courant catholique pessimiste, assez proche par certains aspects doctrinaux du protestantisme).
« Il n’est pas possible d’opposer, dans la pensée des Lumières, deux courants sociologiques, l’un qui serait bourgeois et l’autre nobiliaire. Dans l’élaboration de la culture et de la pensée politique et sociale des Lumières, la noblesse a joué un rôle aussi déterminant que les représentants du Tiers Etat » – Guy Chaussinand-Nogaret, p. 37.
II. Les cahiers de doléances : la noblesse ennemie de l’ « Ancien Régime »
Cet esprit contestataire de la noblesse, façonné par la pensée des Lumières, se retrouve dans les cahiers de doléances pour les Etats généraux de 1789. L’historien Guy Chaussinand-Nogaret a consulté au cours des années 1970 tous les cahiers de la noblesse, répertorié toutes les revendications non liées à une situation locale et fait les comptes. Les résultats sont étonnants. Ce même historien fait la critique les générations d’historiens qui l’ont précédé et qui ont masqué l’évidence au nom de leurs préjugés. Les nobles, loin de combattre pour le status quo, condamnent le « despotisme ministériel », la restriction des libertés individuelles, les entraves à la liberté du commerce.
Ainsi, 50,0 % des cahiers de la noblesse demandent une Constitution ou charte des droits de la Nation, 38,8 % des cahiers montrent que la noblesse est prête à se rallier au vote par tête (lourd sacrifice !) auxquels on peut rajouter 20,1 % des cahiers se prononçant pour un vote mixte (par exemple par tête sur les questions financières et par ordre sur les autres questions), 60,4 % réclament que la liberté soit déclarée inviolable et sacrée, 68,7 % souhaitent la suppression des lettres de cachet, 88,1 % la liberté totale de pensée et de presse (seuls 74 % des cahiers du Tiers le demandent !), 47,8 % l’inviolabilité de la propriété (valeur bourgeoise emblématique), 88,5 % l’égalité de tous devant l’impôt (à l’inverse seuls 2,2 % s’opposent à l’égalité devant l’impôt ; cette revendication est paradoxalement légèrement moins présente dans les cahiers du Tiers avec 86 %), 23,9 % l’anoblissement de la vertu, du courage, du mérite dans les différentes professions, 31,3 % l’abolition de la vénalité des offices. Plus insolite, 11,2 % réclament la destruction de la Bastille et autres prisons d’Etat ! La noblesse se montre également sensible aux questions sociales : 41,0 % des cahiers demandent de réformer et perfectionner l’éducation et de créer des écoles pour les enfants de toutes les classes de la société.
Il ressort des cahiers de doléances que la majorité des nobles à la veille de la Révolution rêvent donc d’une société égalitaire, individualiste, où la liberté de presse, de circulation des biens et des personnes seraient garantis. Seuls compteraient les individus ; les corps et communautés étant effacés. C’est somme toute la société capitaliste et individualiste de notre époque contemporaine que celle-ci réclamait. Cette idéologie explique en grande partie les mouvements de fraternisation des officiers (nobles) militaires avec les révolutionnaires après 1789. Jusqu’à ce que les nobles se voient eux-mêmes dépassés par les événements qu’ils auront en grande partie contribué à engendrer.
http://www.fdesouche.com
Bibliographie :
BOURQUIN Laurent, La Noblesse française à l’époque moderne, XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Belin, 2002.
CHAUSSINAND-NOGARET Guy, La Noblesse au XVIIIe siècle : de la féodalité aux Lumières, Paris, Hachette, 1976.
MARRAUD Mathieu, La noblesse de Paris au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 2000.

lundi 30 juillet 2012

L’escroc Einstein, qui a pillé Poincaré


Nous évoquions récemment le centenaire de la mort d’Henri Poincaré, savant universel et l’un des derniers génies français, et le fait qu’Albert Einstein l’ait pillé.
Ci-dessous vous pouvez écouter une émission de Serge de Beketch consacrée à cette question en 1991, avec un spécialiste.

samedi 28 juillet 2012

1214. La bataille de Bouvines.

L’éphéméride du 27 juillet est particulièrement riche mais nous avons opté pour cet épisode historique, crucial dans l’histoire de France (et qui eut d’ailleurs des conséquences européennes notables).
Texte tiré de la revue L‘Héritage :
Le Soleil de Bouvines
La survie de la France tient à peu de choses. Qu’on se rappelle qu’à la suite du partage de Verdun (843) , elle n’était qu’un royaume à la périphérie du Saint Empire. Menacée à l’Ouest par l’Angleterre, à l’Est par l’Empire, la France n’a dû sa survie qu’à la volonté tenace d’une famille, les Capétiens. Ces efforts conduiront enfin sous le règne de Saint Louis à l’officialisation par la papauté de l’indépendance effective du royaume face à l’Empire.
La bataille décisive de Bouvines est là pour nous rappeler que l’indépendance de notre nation fut toujours fragile et mérita tous les efforts de nos chefs.

Cette victoire éclatante, de par son retentissement formidable, doit être classée parmi les “mythes fondateurs“ de la nation française. C’est sur un plateau qui domine d’une dizaine de mètres les marécages de Flandres, près de Lille, que s ‘est joué le destin de notre peuple. Pour la première fois depuis l’époque gauloise, une véritable armée populaire, levée par les communes, a réveillé le sentiment national.
1214 : la situation est grave, dramatique même. Lisons ce qu’en dit Jacques Bainville dans son « Histoire de France » : “Philippe Auguste s’occupait d’en finir avec les alliés que Jean Sans Terre avait trouvé en Flandre, lorsque l’Empereur Othon s’avisa que la France grandissait beaucoup. Une coalition des rancunes et des avidités se forma: le Plantagenêt, l’empereur allemand, les féodaux jaloux de la puissance capétienne, c’était un terrible danger national.“
Les coalisés espéraient broyer la puissance franque. Jean Sans Terre devait débarquer en Poitou et marcher sur Paris par le Sud. Au Nord s’avanceraient Flamands, Allemands et Hollandais. A l’issue des hostilités, le royaume devait être partagé entre les vainqueurs. Paris devait revenir au comte de Flandre. Averti de ces menaces, Philippe Auguste lève deux armées.
Dès le 2 juillet, Jean sans Terre, dont l’armée constitue la pointe sud de la tenaille est terrassé par le prince Louis à la Roche- au- Moine, en Anjou. Au nord, Philippe Auguste guette les coalisés massés à la frontière du Hainaut. C’est à Bouvines qu’aura lieu le choc décisif .
En face de l’armée franque, les Impériaux, animés par la volonté d’anéantir le royaume. Un soleil de plomb écrase la plaine et aveugle les Impériaux. L’Empereur Otton se tient là, dans son armure : un dragon surmonté d’un aigle d’or. Il a juré d’en finir avec la France. Soudain, un silence impressionnant traverse les lignes françaises. Philippe Auguste, au centre de nos troupes, s’adresse aux combattants: « En Dieu est notre espoir, notre confiance. Le roi Otton et son armée ont été excommuniés… Ils sont les ennemis de la religion. »
Notre général en chef est un Frère Hospitalier, vêtu de la tunique rouge croisée de noir. Puis, les trompettes crachent leur musique de mort.
Enfin les deux masses d’hommes se heurtent. La bataille est longtemps indécise. Les contingents des communes lâchent pied devant l’infanterie teutonique, Philippe Auguste est même jeté à bas de son cheval avant d’être délivré par des chevaliers francs.
Le sort de la bataille sera finalement dû à la fougue et au courage de la chevalerie franque, qui trace des sillons de sang dans les rangs impériaux. “On les vit à plusieurs reprises, par escadrons massifs, comme un énorme projectile, traverser de part en part les rangs ennemis.“ (Funck-Brentano, le Moyen-Age).
Enfin, la victoire tant espérée se profile. Otton s’est enfui, les Impériaux sont défaits. Le nombre de prisonniers est considérable. L’enthousiasme dans le royaume est énorme. Jamais on n’oubliera le soleil de Bouvines.

La guerre urbaine à l'âge de l'information

Il est temps de révolutionner notre pensée sur la guerre urbaine. Pendant trop longtemps, l'establishment des Forces armées a lu la mauvaise histoire, s'est préparé au mauvais combat et s'est réfugié dans la sagesse des mauvais philosophes. La guerre urbaine est le combat du futur – un futur très proche – et nous ne sommes pas prêts. Nos réflexions à ce sujet ont été détournées par des principes anachroniques et désormais inapplicables.
Nous ne vivons pas dans le monde de Sun Tzu, ni même dans celui de Clausewitz, Fuller ou Liddell Hart. Le monde moderne s'est urbanisé à un degré sans précédent, et il est inconcevable que les missions militaires futures n'impliquent aucune opération en milieu urbain. A condition qu'il ait réellement existé, Sun Tzu vivait et écrivait à l'âge agraire, lorsque l'essentiel des terres étaient sauvages ou cultivées. De larges portions des populations vivaient en-dehors des villes, et la guerre était principalement menée dans des terrains plats et ouverts. De tels champs de bataille, foulés par tous les guerriers de Sun Tzu à Napoléon, se raréfient chaque jour davantage. De plus, l'efficacité des opérations interarmées américaines – et notamment des feux interarmées – font qu'un adversaire intelligent ira dans les cités pour se protéger. Le champ de bataille moderne est urbain.
Comme c'est souvent le cas avec les bureaucraties militaires, la doctrine de combat américaine n'a pas suivi le rythme des évolutions. La Joint Publication 3-0 accorde une bonne page aux opérations urbaines, et leurs proches associées, les opérations interagences, ne reçoivent qu'une allusion polie dans la doctrine. La guerre urbaine continue d'être considérée comme une anomalie, quelque chose à éviter – ou à n'engager qu'à contrecœur. Ralph Peters et d'autres ont clairement montré que l'éviter est presque impossible, mais nous continuons à ne pas pleinement embrasser l'art de la guerre urbaine. Au lieu d'une doctrine dynamique sur le combat en ville, nous avons un dogme nourri de mythes sur la manière de l'éviter, parfumé de quelques idées sur la méthode pour nettoyer des pièces avec des mitrailleuses. Ce qui est totalement insuffisant.
Installations, doctrines et structures insuffisantes
Les zones urbaines devraient devenir notre moyen de combat préféré. Nous devrions optimiser les structures des forces dans ce but, plutôt que de le reléguer à l'appendice Q de notre doctrine combattante en le traitant comme une exception à la norme. En réalité, l'appendice Q devrait traiter du combat en terrain ouvert – un événement du plus en plus rare – pendant que notre doctrine principale s'appliquerait au combat en ville.
En considérant la guerre urbaine, nous devons cesser de la voir uniquement comme un obstacle. En fait, les combats urbains présentent de nombreux avantages pour les groupes interarmées et interagences américains, parmi lesquels l'accès permanent à la population, à l'infrastructure, à l'eau, au carburant, aux abris, aux communications et au pouvoir. Les villes sont un trésor accessible d'informations et de renseignements, si nous développons les bons outils pour extraire ces ressources des plus précieuses. Bien que les villes présentent effectivement des obstacles et des désavantages pour les guerriers modernes, il faut se rappeler que l'ennemi est également désavantagé. En bref, les opérations en milieu urbain sont en mesure de donner lieu à des succès militaires et interagences durables, pour autant que nous nous adaptons à la réalité au lieu de nous cramponner au mauvais conseil de Sun Tzu. La ville est une opportunité pour manœuvrer.
Quelle est la différence entre 1000 miles et 500 miles ? La réponse est 8 millions de personnes. Le National Training Center (NTC) de Fort Irwin, en Californie, offre aux commandants de brigade 1000 miles carrés de défis. Probablement la plus grande installation d'entraînement pour les forces terrestres au monde, le NTC représente également une transition fondamentale dans la méthodologie pour l'instruction qui a révolutionné l'US Army. Il reste aujourd'hui l'expérience formative pour les officiers de l'Armée – un challenge souvent plus difficile que le combat réel.
Cependant, ce millier de miles carrés de terrain désertique et montagneux est virtuellement vide de toute population. Lorsqu'une task force de brigade se déploie dans le carré de manœuvre, le commandant doit se concentrer sur les opérations offensives et défensives, la reconnaissance, la planification des feux, la défense antiaérienne, la défense nucléaire, biologique et chimique, ainsi qu'une foule d'autres problèmes tactiques – sans oublier bien entendu la fameuse tortue des sables du NTC. Ces problèmes d'entraînement ne sont pas insignifiants, comme le sait chaque vétéran du NTC. Au sens large, ils le deviennent cependant lorsqu'on les superpose au champ de bataille urbain moderne.
Mexico City ne recouvre que 500 miles carrés, la moitié du NTC, mais les opérations militaires dans un cadre urbain de cette taille dépassent rapidement l'instruction et la compétence du commandant de brigade capable de maîtriser le corridor central de Fort Irwin. En plus des problèmes tactiques familiers décrits ci-dessus, le combattant urbain doit prendre en compte les réfugiés, les médias, les couvre-feux, le contrôle des foules, l'administration communale, les gangs des rues, les écoles, les citoyens armés, la maladie, les pertes massives, la police, les sites culturels, les milliards de dollars de propriété privée, les infrastructures et la religion, pour ne citer que quelques facteurs. Dans ce contexte, le groupe de combat de brigade qui domine le corridor central est malheureusement inadéquat, de même que la doctrine et les structures qui le sous-tendent.
Le Joint Readiness Training Center (JRTC) de Fort Polk, en Louisiane, a bien plus rapproché l'Armée des réalités de demain. Depuis sa mise en service en 1993, le JRTC est passé d'une priorité initiale accordée aux unités légères à une approche davantage interarmes impliquant aussi bien des forces lourdes que des forces spéciales ou d'autres éléments des forces interarmées actuelles. C'est un véritable progrès, et l'intensité d'une rotation au JRTC est difficile à surpasser. Malgré tout, la surface urbaine ne recouvre que 56 kilomètres carrés – ce qui est minuscule par rapport à ce qu'impliquerait un engagement réel ; et si le JRTC inclut des non combattants au programme d'entraînement, même cette innovation ne fait qu'effleurer la complexité des opérations urbaines futures.
Vers les groupes de forces interagences
Les 500 miles carrés de combat urbain sont si radicalement différents des 1000 miles carrés de combat en terrain ouvert que nous devons redéfinir les niveaux de la guerre. Il est devenu commun de penser que la guerre se déroule en trois niveaux – tactique, opératif et stratégique. J'ai précédemment tenté de démontrer que le niveau opératif (Les facteurs de conflits au début du XXIe siècle) devient un anachronisme, parce que l'idée d'une campagne militaire de théâtre n'est plus adaptée. Les opérations sont devenues tellement entrelacées de considérations globales, et les facteurs militaires tellement intégrés avec les facteurs diplomatiques, économiques et culturels, que la guerre de théâtre ne peut plus être dissociée de la grande stratégie. De manière similaire, le défi des opérations urbaines servira à redéfinir le niveau tactique de la guerre.
A quel niveau de la guerre s'intègrent les éléments de la puissance nationale ? Si nous posons cette question dans le contexte de la dynamique propre à la guerre froide du XXe siècle, la réponse pourrait bien être les niveaux stratégique ou opératif de la guerre. Dans la guerre urbaine du XXIe siècle, cependant, cette intégration peut se produire au niveau tactique. Au cours d'un combat en ville, traiter avec le Département d'Etat ne sera plus le souci du commandement unifié, mais celui du commandant de bataillon.
Le groupe de forces interagences, plutôt que la force interarmées, doit devenir la base des opérations futures. Avec des éléments de la puissance nationale qui s'unissent au niveau tactique de la guerre, une large confédération d'agences gouvernementale autour du commandant unifié est simplement insuffisante. Un examen honnête des récentes opérations en Afghanistan montre une superbe performance des Forces armées, mais une participation à contrecœur et mal intégrée des autres agences du Gouvernement américain. En conséquence, la politique étrangère américaine apparaît composée à 90% de force militaire, avec quelques ajouts économiques et diplomatiques. Ceci est l'assurance d'un désastre dans la future guerre urbaine. Nous devons parvenir à former des groupes de forces interagences.
Ceux-ci seraient construits autour d'une unité expéditionnaire de Marines ou d'une brigade de l'Armée renforcée de feux interarmées. De plus, elle aurait une participation active des Département d'Etat, du Trésor, du Commerce et de la Justice, de la CIA, du FBI, et au besoin des services de l'Agriculture et de la Santé, ou du Bureau des Conseillers en Economie et du Travail. Elle aurait également des équipes de liaison parlementaires. A présent, la plupart de ces agences gouvernementales n'ont pas pour mission d'appuyer la politique étrangère, mais cela doit changer. Les éléments de la puissance nationale, dont l'intégration est cruciale pour l'efficacité de la grande stratégie, résident dans ces agences. Ils doivent être des acteurs dans la guerre comme dans la paix.
Que fera le groupe de forces interagences ? Il agira d'abord dans tout le spectre des opérations militaires. Il accomplira également d'autres fonctions, comme l'entraînement et la gestion de forces de police, la propagation d'argent pour des armes et des renseignements, le fonctionnement de l'administration publique, l'aide au développement économique, le prise de contact et la cooptation avec les gangs et les classes moyennes en ville, la facilitation des échanges culturels, la création et l'administration d'écoles, la conduite de campagnes médiatiques et d'opérations psychologiques, ainsi que la planification et l'exécution de transferts interagences des militaires aux civils. En résumé, le groupe de forces interagences projette la puissance de la grande stratégie au niveau tactique des guerres en ville.
Le défi que constitue la concrétisation d'une telle vision est écrasant, mais il existe un modèle pour le succès : le Goldwater-Nichols Act de 1986. Pour faire adopter cet article de loi hautement controversé, la Commission des Forces armées du Sénat a poussé le projet par-dessus les têtes de la plupart des officiers généraux, qui l'avaient franchement condamné. Rétrospectivement, cette loi marquante s'est avérée être un succès monumental qui s'est notamment manifesté dans les opérations "Just Cause" et "Desert Storm". Par la législation, le Gouvernement a changé la manière dont se bat l'Amérique.
La lutte pour une véritable intégration des opérations interagences doit suivre la même voie. Jusqu'ici, la coopération parmi les agences gouvernementales dans les crises militaires s'est appuyée sur des mandats exécutifs – une approche pratique mais somme toute à courte vue. De même que Goldwater-Nichols a entraîné une doctrine, des exercices et une éducation interarmées, une nouvelle loi analogue doit faire naître une doctrine, des exercices, des expériences et une éducation interagences. De même que le premier Reorganization Act a renforcé l'intégrité structurelle des commandements unifiés, la deuxième loi doit organiser les groupes de forces interagences. Un tel progrès serait important sans égard au terrain sur lequel se dérouleront les futurs engagements ; il est doublement important dans les opérations urbaines.
Le besoin de maîtriser la violence
Au niveau tactique de la guerre, notre approche de la guerre urbaine reste anachronique et s'inspire des mauvais exemples historiques. Stalingrad n'est pas un modèle pour les opérations modernes, alors que Grozny n'est pas non plus un bon exemple – sauf peut-être comme contre-exemple. Mogadiscio est un meilleur cas – non pas pour les succès ou les échecs, mais parce que les missions étaient plus typiques des engagements futurs. La combinaison de tâches de combat et de promotion de la paix ainsi que la transition rapide entre eux sont typiques des défis que le futur nous opposera.
En considérant les scénarios pour les opérations urbaines de demain, il faut éviter les paradigmes avec lesquels nous sommes à l'aise. J'ai été le témoin de centaines de wargames et d'exercices qui avaient la prétention de traiter d'engagements futurs, mais qui commençaient presque invariablement par une approche de type Overlord. Les forces bleues et rouges débutent en étant commodément séparées, et les officiers d'état-major bleus concentrent leur expertise considérable et leur talent de planificateurs sur l'arithmétique de la projection des forces. Nous aimons considérer les opérations d'entrée en force comme appartenant aux plus difficiles, mais en fait nous évitons de nous fatiguer si nous pensons que l'avenir se limite à la projection des forces.
Même si de tels scénarios peuvent effectivement se produire, il est bien plus probable que les engagements futurs auront lieu avec des forces bleues déjà entremêlées aux forces rouges et distraites par des opérations de maintien de la paix, comme cela s'est produit à Mogadiscio. Plutôt que le football américain, dans lequel les deux équipes s'alignent dans des camps opposés sur une ligne, et attendent poliment le coup d'envoi, la guerre future sera un jeu de football – le mouvement continu de forces entremêlées.
Pour cette raison, il faut s'intéresser à l'art délicat de la maîtrise de la violence plutôt que reconstituer le jour J. La force interarmées qui mène aujourd'hui des opérations d'entrée sera remplacée demain par un groupe de forces interagences qui fera soudainement la transition d'une opération de maintien de la paix à un conflit de haute intensité – pour y revenir ensuite.
Les tactiques militaires dans les opérations urbaines ont également besoin d'être sérieusement révisées. Dans la longue histoire du combat en ville, un fait limpide et un problème primordial apparaissent : le camp qui mène l'assaut subit les pertes. Traverser la zone mortelle dans les opérations urbaines est la principale cause de blessure et de mort. Parce qu'un ennemi statique a d'innombrables occasions de prendre en embuscade tout ce qui entre dans son secteur de feu, l'attaque urbaine est probablement la tâche la plus mortelle à entreprendre.
Logiquement, nous avons deux possibilités : développer une méthode pour diminuer le coût des attaques, ou rechercher une forme de tactique urbaine qui a pour règle d'éviter l'attaque. Cette seconde approche est cependant compliquée, car les missions futures vont le plus souvent exiger des opérations offensives. Comment une force armée peut-elle dès lors mener des opérations offensives sans avoir recours à l'assaut ? La réponse vient de l'histoire : le siège. Plutôt qu'établir un siège médiéval de toute une ville emmurée, toutefois, la force interarmées moderne mènera des opérations de siège à l'âge de l'information.
Le siège à l'âge de l'information
La condition sine qua non d'un tel siège est le renseignement. L'efficacité unique la plus importante d'un groupe de forces interagences est celle des opérations de renseignement. Des renseignements mis en réseau, multidisciplinaires et détaillés sont l'âme des futures tactiques urbaines. La difficulté provient du fait que notre infrastructure de renseignement – en particulier dans le monde militaire – est optimisée pour la guerre en terrain ouvert. Le renseignement visuel, électronique et radio est parfait lorsque vous recherchez un groupe d'artillerie d'armée sur un front de style soviétique, mais il est presque inutile lorsque vous essayez de savoir dans quel immeuble se cachent les méchants. Plutôt qu'abandonner notre approche actuelle en matière de renseignement, nous avons besoin de développer nos prouesses technologiques et multiplier notre capacité à exploiter les renseignements de source humaine.
Sherlock Holmes peut nous être d'une certaine utilité. Le détective fictif d'Arthur Conan Doyle évoluait dans la zone urbaine tentaculaire du Londres victorien. Pour trouver le criminel ou l'indice qu'il recherchait, Holmes employait souvent les fameux Irregulars de Baker Street – un gang amorphe de gamins des rues qui pouvait tapisser les rues d'yeux et d'oreilles, le tout dans l'espoir de mériter un shilling du grand détective. De manière similaire, nous devons apprendre à considérer la ville comme un moteur à information. Cela pourrait nous coûter davantage qu'un shilling, mais exploiter les renseignements de source humaine est le premier pas vers un siège réussi à l'âge de l'information.
Les opérations de renseignements dans la guerre urbaine vont produire, parmi d'autres choses, une indication montrant où se trouve l'ennemi et – tout aussi important – où il n'est pas. En réalité, une force ennemie ne peut occuper qu'une petite partie de toute cité majeure. Notre service de renseignements doit trouver l'ennemi ainsi que des itinéraires sûrs pour l'encercler. Une fois qu'un ennemi est localisé, le groupe de forces interagences l'entoure avec une combinaison de forces, de robots de surveillance, de feux et au besoin de médias.
A cet instant, nous devons en appeler à des technologies qui n'existent pas encore. En particulier, nous devons développer une capacité de cartographier de manière dynamique un immeuble dès que nous savons qu'il est occupé. Essayer de résoudre le problème de la cartographie par des bases de données ne fonctionnera pas. Cela coûte trop cher, et les bases de données seront certainement périmées. A la place, nous devons être à même de cartographier sur place les caractéristiques importantes de différents bâtiments. Celles-ci comprennent les ouvertures, le câblage, le chauffage, la lumière, l'eau et ainsi de suite. L'objectif de la cartographie dynamique est de faciliter le prochain pas du siège à l'âge de l'information : rendre intenable la position ennemie.
Parce que nous avons l'intention d'éviter l'assaut à travers la zone mortelle, nous devons inciter l'ennemi à se déplacer. Nous le ferons en déclenchant des feux létaux et non létaux sur sa position en évitant les pertes civiles et les dommages à la propriété. Les moyens utilisés dépendront de la situation. Les feux conventionnels peuvent être la réponse. Alternativement, l'usage de micro-ondes à haute puissance, d'armes acoustiques ou d'agents chimiques non létaux pourrait être nécessaire. A cette fin, nous devons changer les règles anachroniques s'opposant à l'usage de substances pour le contrôle d'émeutes. Les vieilles lois qui nous permettent de déchiqueter un corps humain avec des mitrailleuses mais qui interdisent l'usage d'agents étouffants non létaux ne sont rien moins qu'immorales et ridicules. Le gaz lacrymogène est une arme superbe en combat urbain, et chaque soldat dans les villes devrait demain en disposer.
Quoi qu'il en soit, nous devons parvenir à contraindre l'ennemi à quitter sa position. Lorsque celui-ci en sortira, nous l'engagerons. Cette engagement pourrait prendre la forme d'une arrestation, d'une dispersion ou d'une destruction, selon la situation, mais la clef consiste à construire un système tactique d'attaque qui évite l'assaut. Il y aura bien entendu des exceptions à cette technique, des scénarios dans lesquels les assauts seront inévitables, mais l'approche générale visera à les éviter pour minimiser les pertes amies.
Sun Tzu doit se rasseoir
La robotique semble offrir un grand potentiel pour la guerre urbaine future. Le développement de robots dans les forces armées a été lent, notamment dans le domaine des robots terrestres. Du point de vue du développement, le grand fléau des robots est que dès qu'un appareil simple est conçu, le système d'acquisition bureaucratique ne peut pas s'empêcher de lui ajouter n'importe quel instrument, du baromètre au fusil sans recul. Les robots terrestres du groupe de forces interagences, plutôt qu'être conçus pour approcher une "solution parfaite" qui sera trop lourde et trop légère à utiliser, ont besoin d'être des appareils simples et modulaires pour entrer par les portes et les fenêtres. Le commandant au sol pourra utiliser de tels appareils pour la cartographie, la reconnaissance, la diffusion de gaz lacrymogène ou pour placer selon les besoins une charge explosive sous un immeuble.
L'un des aspects les plus paradoxaux du combat urbain est le thème des règles d'engagement (ROE). Parce que les ROE s'appliquent au domaine des interactions humaines, elles ne fonctionnent pas selon une logique linéaire. En physique, si l'on veut déplacer une masse du point A au point B, on applique une force et la masse bouge dans la direction donnée. En science sociale, appliquer une force peut amener la masse à avancer, à reculer ou simplement à rester en plan et pleurer. Les humains ne réagissent pas selon une logique linéaire. Les ROE, qui visent à protéger les non combattants des dangers du combat, ont donc souvent un effet opposé : mettre les gens en danger. Ceci est devenu évident à Mogadiscio lorsque l'ennemi a utilisé des femmes et des enfants comme boucliers humains. Sachant que les soldats américains éviteraient de blesser des non combattants, l'ennemi trouve refuge derrière. L'image perverse d'un voyou tirant avec son AK-47 entre les jambes de son fils adolescent est le produit de ces mêmes règles d'engagement qui s'efforcent de protéger le jeune garçon.
En s'attaquant enfin à ce paradoxe, nous pouvons progresser dans l'art et dans la science de la guerre urbaine. L'usage d'armes non létales pour vider les combattants de la zone dangereuse est un pas dans la bonne direction, mais un autre nécessite la modération des ROE. Les forces futures devraient appliquer une politique généralement bienveillante pour éviter les pertes en non combattants. Nous devrions cependant rendre tout le monde attentif au fait que n'importe qui en danger dans la zone rouge, et que nous ne risquerons par les forces amies en la limitant excessivement par des ROE. Lorsqu'il devient clair pour les non combattants qu'ils sont tout près de la mort ou du démembrement en approchant du combat, ils essaieront d'éviter de telles zones – et accomplissant ainsi ce dont nos fameuses ROE sont incapables.
La voie vers la création de groupes de forces interagences qui excellent dans les opérations urbaines appelle une approche institutionnelle. Au sein du Commandement de l'Entraînement et de la Doctrine de l'Armée (Training and Doctrine Command, TRADOC), plusieurs centres et écoles obtiennent souvent une compétence pour différents problèmes. L'une des clés des opérations urbaines réussies consiste à assigner la compétence aux bonnes écoles. Malheureusement, parce que nous voyons le combat urbain à travers les lentilles de la Seconde guerre mondiale, nous avons tendance à le réduire à un problème de nettoyage de pièces. Les centres et les écoles des armes ont par conséquent une trop grande influence sur le développement d'une doctrine urbaine dans le TRADOC.
Pour un fantassin, les opérations militaires en terrain urbanisé impliquent sous une certaine forme l'ouverture d'une porte et le mitraillage d'une pièce. Même si de telles tactiques peuvent effectivement être une partie – mais minuscule – des opérations urbaines futures, elles n'en seront aucunement la totalité. La compétence pour les opérations urbaines au TRADOC devrait appartenir à la branche du renseignement. Les futures opérations urbaines se joueront avant tout sur le renseignement, et pas sur les assauts.
En matière de structures, nous devons aller au-delà du grand mythe selon lequel les combats en ville nécessitent de l'infanterie légère. Autre produit d'une histoire militaire mal lue, ce mythe envahit aujourd'hui presque chaque discussion sur les opérations militaires en zone bâtie. Les forces légères ne sont pas la réponse à l'environnement urbain. Les forces lourdes sont tout aussi souvent la bonne solution, mais la solution optimale est une force mécanisée moyenne. Le siège à l'âge de l'information nécessite que l'ennemi, une fois détecté, soit rapidement encerclé. Une grande mobilité et un mouvement à l'abri sont essentiels pour des sièges réussis, et les forces légères sont incapables de telles choses dans la plupart des cas. La mobilité et le blindage de l'infanterie mécanisée, combinés avec la puissance de feu et la mobilité des chars de combat, sont une bonne base pour la structure des forces. De manière à être pleinement efficace, cependant, cette base doit se transformer en un groupe de forces interarmées et interagences complètement intégré.
Il est temps de dire à Sun Tzu de se rasseoir. Prendre d'assaut les murailles d'une cité à l'époque agraire doit sans doute avoir été à la fois imprudent et évitable, mais combattre au XXIe siècle exige absolument des opérations urbaines. En suivant le mauvais conseil de Sun Tzu, nous continuerons à mener des opérations urbaines à contre-cœur, en utilisant une doctrine d'assauts tactiques visant à les éviter. Nous devons au contraire considérer le combat en ville comme un scénario optimal et cultiver l'art et la science des tactiques de siège à l'âge de l'information. De même que l'Armée a appris à posséder la nuit au lieu de la craindre, nous devons posséder la ville. L'objectif de demain ne sera pas le sommet d'une colline : il se trouvera au milieu d'un immeuble, entouré de non combattants.
Lt. Col. Robert R. Leonhard (Ret.)  http://www.theatrum-belli.com
"Sun Tzu's Bad Advice: Urban Warfare in the Information Age"
Army Magazine, April 2003

24 juillet 1712 Victoire inespérée de Villars à Denain

Le 24 juillet 1712, le maréchal-duc Claude de Villars remporte à Denain une victoire inespérée sur les Austro-Hollandais commandés par le prince Eugène.

La bataille de la dernière chance

Située sur l'Escaut, dans le Hainaut français, entre Douai et Valenciennes, Denain est une place forte à partir de laquelle les forces coalisées contre la France menacent Landrecies, dernière place forte française avant... Paris. Elles sont fortes de 130.000 hommes.
Pour mettre fin à l'interminable guerre de la Succession d'Espagne, Louis XIV confie sa dernière armée au duc de Villars. Au total 70.000 hommes. Le souverain de 72 ans, accablé par les deuils et les revers militaires, fait à Marly, le 16 avril 1712, des adieux émouvants à son vieux maréchal, tout de même déjà âgé de 59 ans.
Villars apprend de source diplomatique que le prince Eugène, qui commande les forces ennemies, a prévu une attaque le 31 juillet. Il en a prévenu le Grand Pensionnaire de Hollande Heinsius. Dans le même temps, le Parlement anglais et la reine Anne se montrent désireux d'arrêter les frais et seraient disposés à une suspension d'armes avec la France... Ces dissensions vont servir les Français.
En attendant, les coalisés font le siège du Quesnoy, entre l'Escaut à l'ouest et la Sambre à l'est. La place forte se rend le 3 juillet sans résistance excessive («honteusement» au dire du maréchal). Le 18 juillet, désireux de hâter la bataille, Villars fait battre la générale et déploie son armée sur la rive gauche (ouest) de l'Escaut. Mais le prince Eugène préfère consolider ses positions en faisant le siège de la dernière place forte à lui résister, Landrecies, sur la Sambre.
Par un plan audacieux et qu'il ne déroule qu'au fur et à mesure à son état-major, le maréchal fait traverser la Sambre à son armée, de nuit, en faisant mine de se diriger vers Landrecies. Les 21 et 22 juillet, le prince Eugène rejoint sans attendre la place forte avec ses troupes d'infanterie. Mais le maréchal de Villars laisse Landrecies sur sa droite, traverse très vite l'Escaut et attaque par le côté nord le camp retranché de Denain, défendu par seulement 17 bataillons soit 14.000 hommes. Le maréchal-comte Pierre de Montesquiou (72 ans) mène l'opération avec 40 bataillons (plus de 30.000 hommes). 
L'armée française, disposée sur quatre lignes, avance sur les retranchements, cependant qu'arrive en toute hâte l'armée du prince Eugène.  Sous les salves ennemies, le maréchal accompagné de ses dragons descend dans les fossés et charge à la baïonnette. Surpris et décontenancés, les Austro-Hollandais refluent en désordre et laissent pas moins de 10.000 hommes sur le terrain.
Villars organise la poursuite de l'adversaire, s'empare le 30 juillet à Marchiennes d'une dernière poche de résistance et déploie son armée le long de l'Escaut. Les coalisés doivent évacuer le Hainaut et aussi la Flandre. Ils laissent 2000 morts sur le terrain et 7500 prisonniers (dont 4500 à Marchiennes). Les Français déplorent 500 tués et 1000 blessés.
Par sa victoire, le maréchal sauve in extremis la France de l'invasion. Il permet aussi au roi Louis XIV de boucler d'une façon honorable les négociations ouvertes à Utrecht six mois plus tôt.

Reconnaissance tardive

Presque sexagénaire, le maréchal Claude de Villars bénéficie d'une reconnaissance tardive. Retardé dans son avancement par l'hostilité du ministre Louvois et par les militaires de cour qui lui reprochent sa propension au pillage, le maréchal a dû attendre la guerre de la Succession d'Espagne pour faire la preuve de ses talents. Il s'est d'abord illustré au côté de Catinat en remportant de brillantes victoires au-delà du Rhin, à Friedlingen en 1702 puis à Hochstaedt (ou Höchstädt) l'année suivante.
Ses premiers succès lui valent d'être nommé maréchal... par ses soldats, sur le champ de bataille de Friedlingen avant que Louis XIV entérine leur choix ! Manque de chance, il est arrêté dans sa marche triomphale par le roi lui-même qui le rappelle et l'envoie dans les Cévennes pour réprimer une insurrection des Camisards protestants. Il s'acquitte de sa mission en faisant preuve d'une relative modération dans la répression.
En 1704, quand les Français sont battus à Hochstaedt, Villars accourt en catastrophe et arrive tout juste à sauver l'Alsace de l'invasion. Retranché dans Malplaquet, dans les Flandres, il doit céder la place aux troupes anglo-autrichiennes de Marlbrough et du prince Eugène. Mais avant d'ordonner la retraite le 11 septembre 1709, il inflige à l'ennemi de telles pertes que celui-ci doit renoncer à poursuivre l'invasion de la France.
Blessé grièvement au genou au cours de la bataille, il s'offre une agréable convalescence au château de Versailles et le roi le fait à cette occasion pair de France.

Enfin la paix

À peine remis de sa blessure, le maréchal reprend les armes. C'est ainsi qu'il remporte la victoire décisive de Denain, non loin de Malplaquet, à l'âge canonique de 59 ans. Cette victoire met un terme à un conflit européen vieux de plus de dix ans.
Sans attendre la fin des opérations militaires, les diplomates européens s'étaient réunis en congrès à Utrecht le 29 janvier 1712 et ils attendaient le sort des armes pour boucler les négociations de paix.
Fort du succès de Villars, le Roi-Soleil, épuisé et vieilli (74 ans), peut enfin signer le traité de paix. Quant au héros du jour, il finira sa carrière sous les honneurs, avec le titre de maréchal général des camps et armées du roi, que Louis XIV n'avait décerné avant lui qu'à Turenne. Il mourra octogénaire en 1734 au retour d'une campagne en Italie.

jeudi 26 juillet 2012

Il y a soixante ans : mort d’Evita Peron

à l’âge de 33 ans.
D’origine modeste, elle était devenue l’idole des descamisados argentins, c’est-à-dire des pauvres.
Sa dernière apparition en public, en fauteuil roulant, devant une foule immense et chavirée, provoqua un raz-de-marée péroniste (66% des suffrages le 11 novembre 1951). Plus de 3 millions d’Argentins passèrent devant son corps embaumé (défilé de 3 jours entiers) et plus de 2 millions de personnes assistèrent à ses funérailles.
Jean-Claude Rolinat lui a récemment consacré un ouvrage biographique, disponible ici.
Pieter Kierstens nous communique en cette occasion :
« Le 26 juillet 1952, disparaissait la madone de los descamisados (les sans- chemises), victime de la leucémie, après de longs mois de souffrances et plusieurs interventions chirurgicales. Et pour nombre d’Argentins, même après des décennies, Eva DUARTE-PERON reste une icône.
Celle qui deviendra la seconde femme du Général Juan Domingo PERON est née le 7 mai 1919 à Los Toldos en Argentine.
Très jeune orpheline, sa jeunesse fut empreinte de misère et de pauvreté tel qu’était le lot de millions de ses compatriotes à cette époque. Adolescente elle rejoint la capitale BUENOS AIRES, dans l’espoir d’une vie meilleure et connut divers métiers comme chanteuse de cabaret, actrice de cinéma et animatrice de la radio locale « Belgrano », ce qui la fit connaître auprès de la population.
C’est elle qui en 1945 alerta les travailleurs et l’opinion publique sur la disgrâce de PERON et parvint par son opiniâtreté à le réhabiliter.
Ils ne se quitteront plus et « EVITA » se transformera en propagandiste de charme et de choc pour le régime, tout spécialement en faveur de la femme argentine et des pauvres du pays, multipliant les institutions, les écoles et les dispensaires à leur intention.
Prêchant le justicialisme social, elle anime et dirige aussi les trois principaux quotidiens du pays, ayant perçu le poids des médias auprès de la population. Eva PERON sera l’élément majeur des réussites de son mari, infatigable combattante de l’oligarchie, au point de susciter une véritable idolâtrie de la part des descamisados, les déshérités de la nation dont le culte survivra à sa disparition à l’âge de 33 ans.
Des milliers de textes politico-historico-économiques ont été écrits à son sujet et personnellement, je prétends que l’on ne peut pas expliquer Eva PERON. Tel un ange, elle est sortie de l’ombre. Elle libéra la femme et lui donna le droit de vote. Elle a rendu sa dignité au travailleur et lui fit sentir qu’il comptait pour beaucoup dans la marche du pays. Elle améliora très sensiblement sa vie de famille et fit en sorte que les plus humbles se sentent en sécurité. Elle abrita les enfants abandonnés et s’occupa aussi de l’hygiène publique. Elle se donna entièrement à sa « mission » pour que personne ne souffre de privations et ce, même sur son lit de mort.
Ce fut une femme remarquable qui appartient à cette minorité de personnages historiques qui défient toute morale ou logique. Les détracteurs d’Eva PERON le reconnaissent : des millions d’Argentins parmi les plus pauvres l’aimaient sincèrement. Devenue la personnalité la plus puissante du pays, cette jeune femme radieuse restait des leurs. Parce que le peuple la considérait comme une bonne fée, comme une sainte, une madone. Et malgré ses défauts elle était, comme toutes les femmes célèbres de l’Histoire, douée du génie de la création.
Dans son autobiographie « La razon de mi vida » Eva PERON distingue trois parties : les raisons de ma mission, les ouvriers et ma mission et les femmes et ma mission, ayant comme ligne directrice le sentiment fondamental qui a toujours dominé l’esprit et la vie d’Evita : l’indignation devant l’injustice. Car pour elle, le spectacle de toute injustice a toujours été synonyme de souffrance.
A la fin de son livre, quelques mois avant son décès, Eva PERON affirme :
« Mais je n’ai pas écrit pour l’Histoire.
Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour le présent, pour ce présent extraordinaire et merveilleux qu’il m’est donné de vivre, pour le peuple argentin et pour toutes les âmes qui, dans le monde, de près ou de loin, sentent qu’un jour nouveau se lève pour l’humanité : le jour du « Justicialisme ».
Je ne regrette aucun des mots que j’ai écrits. Sinon, il faudrait d’abord les effacer du cœur et de l’âme de mon peuple qui les a entendus si souvent et qui m’en a récompensé par son affection inestimable !
Une affection qui a plus de prix que ma vie !
Le mythe d’ÉVA PERON reste encore très tenace aujourd’hui dans l’opinion populaire argentine, parce qu’il incarne la fidélité à ses origines et au combat pour le renouveau de l’ARGENTINE. Un de ses plus fameux discours reste celui qu’elle prononça le 22 août 1951, durant lequel elle annonce son refus d’accepter la fonction de vice-présidente du pays, malgré le vote des Argentins en sa faveur.
Que son combat reste vivant en nos mémoires et qu’Elle repose en Paix ! »

VERCINGÉTORIX : Nos ancêtres les Gaulois

Le nationalisme a-t-il inventé le mythe gaulois ? Les plus récentes découvertes archéologiques réservent plus d'une surprise. Elles dévoilent un Vercingétorix qui n'a guère perdu des vertus qu'on lui attribua. Mais quel visage les romans proposent-ils du vainqueur de Gergovie ?
La scène est dans toutes les mémoires : sortant seul d'Alésia assiégée, Vercingétorix jette ses armes aux pieds de César et se livre au vainqueur afin de sauver les siens. Mesquin comme il savait l'être, Caius Julius, incapable d'égaler la grandeur d'âme de son adversaire, cèdera ses milliers de captifs aux marchands d'esclaves, et traînera le chef gaulois sept ans dans ses impedimenta avant, le soir de son triomphe, de l'abandonner au bourreau. Le jeune généralissime arverne entre dans la légende et préfigure les destins d'une France abattue mais sublime dont aucun aléa de l'histoire n'aura raison.
Gallomanie
En fait, il faut attendre le préromantisme pour que les Gaulois cessent d'apparaître des Barbares et que la conquête romaine de la Gaule ne soit plus la chance sans laquelle notre pays ne serait jamais sorti des ténèbres. Vercingétorix devient le premier patriote "français", celui qui faillit forger une nation, et César l'assassin de ce rêve. Il faut avoir lu à seize ans le Vercingétorix de Camille Jullian - je mis une décennie à m'en remettre et accepter notre héritage latin - pour en comprendre la force. Christian Goudineau a lu Jullian, il lui a même succédé, à un siècle d'écart, dans la chaire des Antiquités nationales du Collège de France ; à ce titre, il sait ce que nous lui devons. Cependant, depuis 1901, notre connaissance de l'antiquité gauloise a tant progressé qu'il devenait indispensable de relire la guerre des Gaules et la vie du fils de Keltill à la lumière des dernières découvertes.
Telle est l'ambition du Dossier Vercingétorix, paru cent ans après la biographie de Jullian, et réédité en poche. La première partie, d'une époustouflante érudition et d'une irrésistible drôlerie, récapitule la genèse d'une gallomanie, dans laquelle s'engouffrèrent, à la suite d'Amédée Thierry et jusqu'à Jullian, pléthore d'épigones, en prose ou en vers, historiens, romanciers, poètes et vulgarisateurs, décidés à tirer à eux le chef arverne assaisonné d'étrange manière.
De l'histoire au roman...
Christian Goudineau a fait preuve, pour décortiquer cette littérature, de courage et d'obstination ; les morceaux choisis qu'il en livre laissent souvent pantois. Sous pareilles scories, est-il possible de retrouver le vrai visage de Vercingétorix ? La présentation critique des textes antiques le mentionnant, peu nombreux et peu fiables, laissant sur la faim, Goudineau fait appel aux spécialistes de la civilisation gauloise afin de reconstituer, au plus près, ce que purent être le quotidien, les façons d'être, les modes de pensée, les choix du vainqueur de Gergovie. L'homme qui se dessine dans ces pages n'a, en vérité, guère perdu des vertus qu'on lui attribua.
Cependant, peut-on proposer cette image-là à un public nourri de clichés, dont ceux véhiculés par les aventures d'Astérix ne sont pas les moins redoutables ? Nombre de lecteurs préfèrent un roman à une oeuvre d'historien, fût-elle excellente et accessible. Reste à souhaiter que les romanciers se soient correctement documentés et fassent passer dans leur fiction tout ou partie des acquis de la recherche.
En cela, Philippe Madral et François Migeat, qui cosignent Et ton nom sera Vercingétorix, font preuve d'un certain sérieux ; leur reconstitution du contexte gaulois n'est pas mauvaise. Cela ne les dispense pas d'en prendre à leur aise avec les faits, même les mieux avérés, et de combler les blancs de l'histoire avec plus d'imagination que de rigueur. Témoin de l'assassinat de son père, - peu importe que Keltill, accusé de vouloir se faire roi, ait été jugé et mis à mort selon le droit arverne... - le jeune Kefnos trouve refuge dans la forêt des Carnutes où il sera élevé par les druides en vue du jour où il s'imposera aux tribus comme leur chef unique afin de libérer la Gaule des Romains. Mais avant cela, il devra apprendre à combattre auprès de César et rencontrera dans le camp ennemi la princesse éduenne Alauda qu'il aurait épousée si les dieux n'en avaient décidé autrement... Si Vercingétorix fit partie des jeunes officiers indigènes formés auprès du triumvir, ce qui lui valut d'être accusé de trahison par les historiens romains, ce ne fut pas dans les conditions romanesques imaginées ici, et certes pas en compagnie de Marcus Brutus, celui des Ides de Mars, que Madral et Migeat confondent avec son cousin Decimus, en effet l'un des lieutenants de César en Gaule. Ce genre de détails mis à part, qui ne gênent, hélas, que les spécialistes de l'époque, le roman se laisse lire sans déplaisir.
... et au canular
L'on peut faire plus iconoclaste. Gordon Zola, qui ne respecte rien, pas même les vedettes de la télévision, récidive avec une parodie de péplum, Fais gaffe à ta Gaule !, plus profonde qu'il y paraît. Rome, en l'an - 46 : le long de la Voie triomphale, là où tantôt passera le char de César, une poignée de Gaulois attend. Rescapés d'Alésia, ils ont juré de faire évader leur chef vénéré. Mais, lorsque le prisonnier surgit, il faut se rendre à l'évidence : ce n'est pas Vercingétorix. Il s'agit du barde Pandalag', pacifiste déclaré, auteur du tube Pax et Amor... Substitution qui mérite quelques explications. Toutes plus irrespectueuses les unes que les autres. Qu'on ne s'y trompe pas : Gordon Zola a fait des études et en sait long sur les légendes qu'il démolit avec irrévérence. D'où ce canular de potache réussi qui, mine de rien, pose des questions intelligentes sur l'histoire, les mythes, les héros et les historiens.
Quelle pax romana ?
En fait de mythe, il en est un tenace : celui de la pax romana qui aurait assuré à notre terre trois cents ans de calme et de prospérité au sein d'une province romaine acquise à son vainqueur et trop heureuse de se fondre dans ses usages. En réalité, de la défaite de Vercingétorix à l'effondrement de l'empire en 476, les annales gauloises sont une longue suite de révoltes et d'insurrections en général tragiques, à l'exemple de celle du Lingon Julius Sabinus qui, avec son épouse Éponine, laissera à la postérité un impérissable exemple d'amour conjugal. Cette révolte endémique culminera au milieu du IIIe siècle avec la reconquête de l'indépendance par les empereurs gaulois. Il faut attendre les années 280 et la reprise en main de l'empire par la Tétrarchie pour que la Gaule, de nouveau militairement occupée, redevienne province impériale. Encore les troupes romaines, ou leurs supplétifs, devront-ils jusqu'au bout faire face à une guérilla incessante, la Bagaude. Drôle de paix !
Bon connaisseur de la période, Joël Schmidt retrace, dans Les Gaulois contre les Romains, ou la guerre de mille ans, l'incessante hostilité qui, depuis Brennus, dressa les Celtes contre leurs voisins latins. Unique et inévitable défaut de l'entreprise : les seules sources disponibles sont toutes romaines, donc sujettes à caution.
Anne Bernet L’ACTION FRANÇAISE 2000 du 20 mai au 2 juin 2010
✔ Christian Goudineau : Le Dossier Vercingétorix ; Actes Sud-Babel, 470 p., 9,50 euros.
✔ Philippe Madral et François Migeat : Et ton nom sera Vercingétorix ; Robert Laffont, 600 pages, 22 euros.
✔ Gordon Zola : Fais gaffe à ta Gaule ! Le Léopard masqué, 170 p., 13,80 euros.
✔ Joël Schmidt : Les Gaulois contre Les Romains ; Perrin, 380 pages,

mercredi 25 juillet 2012

1630 : Louis XIII cornélien

L'animosité était arrivée à son comble entre la reine-mère, Marie de Médicis, et le cardinal de Richelieu. Le roi trancha en la faveur de celui-ci, contre le parti protestant, l'orgueil des Grands et la puissance des Habsbourg.
Cette année-là, la vingtième de son règne, Louis XIII, vingt-neuf ans, dut résoudre un grave affrontement entre la reine-mère Marie de Médicis, cinquante- cinq ans, veuve d'Henri IV, et Armand Jean du Plessis, cardinal et duc de Richelieu, quarante-cinq ans, principal ministre de la couronne.
Une femme intrigante et peu affectueuse
La mauvaise entente entre le roi et sa mère remontait à l'enfance. Femme intrigante et peu affectueuse, marquant nettement sa préférence pour son fils cadet le tumultueux Gaston, duc d'Orléans, elle ne songeait qu'à rapprocher la France de l'Espagne catholique des Habsbourg et avait à cet effet marié en 1615 sa fille, Élisabeth, à l'infant Philippe, futur Philippe IV, et le jeune Louis XIII à la soeur de ce dernier, Anne d'Autriche, infante d'Espagne. Dès qu'il avait pris le pouvoir en 1617, Louis XIII avait fait assassiner Concini, le favori de la reine-mère, laquelle avait été alors exilée à Blois d'où elle avait réussi à s'évader pour se mettre à comploter. Richelieu avait alors réconcilié la mère et le fils et Marie, retrouvant sa place au Conseil du Roi, s'était mise à construire son palais du Luxembourg (aujourd'hui le Sénat).
Richelieu, quant à lui, dont l'influence sur le roi croissait de jour en jour, se heurta bien vite à la reine-mère laquelle, pourtant, l'avait fait entrer au Conseil du Roi. On ne saurait dire qu'entre le roi et le cardinal existait une grande affection, mais au moins leurs deux personnalités, se formant dans les tourmentes à une rigoureuse maîtrise de soi, se retrouvaient dans une même volonté d'assurer la grandeur de la France et son unité. Pour cela, le programme de Richelieu était clair et le roi l'approuvait : ruiner le parti protestant, rabaisser l'orgueil des Grands, abattre la puissance des Habsbourg, fût-ce en s'alliant contre l'empereur avec les princes protestants allemands. En somme tout le contraire de ce que voulait Marie de Médicis.
Un flot d'injures
En 1630, l'animosité était arrivée à son comble. Alors que le roi, toujours sans enfant, était tombé gravement malade à Lyon et que les Grands se mettaient déjà à courtiser Gaston, elle essaya d'obtenir le renvoi de Richelieu, mais Louis ne répondit qu'évasivement : d'ailleurs, il se sentit mieux dès le 17 octobre et rentra à Paris. Restés à Lyon pour régler quelques affaires militaires, Marie et le cardinal regagnèrent Paris quelques jours plus tard et elle se montra durant tout le voyage on ne peut plus aimable avec lui... Pourtant, elle se rendit dès son arrivée chez le garde des Sceaux Michel de Marillac pour discuter des moyens de perdre le cardinal, mais elle affirma sans vergogne à Louis XIII qu'elle souhaitait rentrer dans les bonnes grâces du même cardinal. C'était à n'y plus rien comprendre... "Souvent femme varie" dit-on, mais c'était en vérité tout le contraire.
Le dimanche 10 novembre un Conseil du Roi se déroula calmement et l'on put croire à l'apaisement. Après quoi le roi et sa mère parlèrent entre eux du cas Richelieu. Furieuse de voir son fils pour la première fois lui tenir tête, Marie fit subir sa colère à sa dame d'atours, Mme de Comballet, nièce du cardinal, lequel, arrivant à son tour, subit un ouragan d'injures en des termes dignes d'une harengère comme devait dire le duc de Saint-Simon... Elle le démit de ses fonctions de surintendant de sa maison et d'aumônier.
Le lendemain lundi, Louis lui ayant dit qu'il allait tenter encore une réconciliation, le cardinal se rendit au Luxembourg et trouva toutes portes closes. Toutefois, connaissant une porte dérobée que, par chance, elle avait oublié de fermer, il survint soudainement et reçut un nouveau torrent d'injures. Perdant contenance, il baisa en pleurant le pan de la robe de Marie, tandis que le roi, sans un mot, se retirait froidement. Aussitôt le bruit se répandit de la déchéance du cardinal et de son remplacement par Marillac. Lui-même se crut perdu.
"Journée des dupes"
En fait Louis, pour ne pas rabrouer sa mère de front, s'était tout simplement retiré à Versailles - alors un tout petit rendez-vous de chasse. De là il envoya quérir Richelieu et les deux hommes eurent vite décidé l'arrestation de Marillac. Gaston d'Orléans, lui, partit se faire oublier quelque temps en Lorraine... Le lendemain, Marie de Médicis se trouva recluse dans ses appartements, avant d'être exilée à Compiègne d'où elle allait s'échapper en 1631 pour rejoindre les Pays-Bas espagnols où elle se tint tranquille jusqu'à sa mort à Cologne dans une maison prêtée par le peintre Rubens le 2 juillet 1642 (la même année que Richelieu...)
Louis XIII, de concert avec son ministre, put, dit Bainville, se mettre à « rétablir d'une main rude la discipline dans le royaume ». Sous ses aspects vaudevillesques, cette « journée des dupes » selon le mot du comte de Serrant, fut pour le roi un vrai drame cornélien (on était à six ans du Cid...) au cours duquel il ne pensa qu'à la France, comme le lui enjoignait son devoir de roi.
Michel Fromentoux L’ACTION FRANÇAISE 2000 du 20 mai au 2 juin 2010

vendredi 20 juillet 2012

L’ENARCHIE DANS TOUTE SA NUISANCE … ET SA LÂCHETE (3)

Aujourd’hui, nous allons aborder les indices qui ont permis de remonter avec une très forte probabilité jusqu’à nos trop modestes énarques fondateurs du Gisti. Ces indices  sont tirés pour l’essentiel des articles de Liora Israël et Anna Marek dont nous avons parlé hier. Bien évidemment, à partir de ces indices, j’ai procédé ensuite à d’autres recoupements. Mais chaque chose en son temps.
Les citations sont tronquées car le texte serait interminable, sinon. Je vous ai donné les liens hier pour tout replacer dans le contexte. Et je précise que c’est moi qui ai souligné en gras l’essentiel. Et ajouté l’un ou l’autre commentaire entre parenthèses.
1) Liora Israël :
« C'est de la période de cette fondation et des premières années du GISTI (1971-1978) que nous entendons traiter ici, afin de montrer à travers une approche socio-historique comment l'association qui apparaît aujourd'hui comme l'exemple quasi paradigmatique d'une mouvance associative de gauche de plus en plus coutumière de l'usage des outils juridiques s'est constituée grâce à l'alliance improbable de militants issus de traditions opposées (des énarques proches de la gauche réformatrice, des travailleurs sociaux souvent trotskistes ou maoïstes, des jeunes magistrats membres du Syndicat de la Magistrature naissant, des juristes du Mouvement d'Action Judiciaire) … »
"La naissance du GISTI : quatre jeunes énarques dans le vent de la contestation"
« À l'origine du GISTI, telle qu'elle fut présentée lors de la journée « Histoire et Mémoire » [8 décembre 2000], il y a quatre jeunes énarques qui, pris entre leur formation professionnelle de futurs hauts fonctionnaires et l'esprit plus subversif des mobilisations politiques de leur génération, vont être conduits à imaginer une forme d'engagement conciliable avec cette vocation pour la haute administration » [« vocation pour la haute administration » ? disons plutôt appétit de pouvoir, on sera davantage dans la réalité …]
« L'évènement déclencheur de la réflexion collective conduisant au GISTI est la signature par plusieurs jeunes énarques, en 1969, d'un texte protestant contre la loi « anti-casseurs ». Suite à cette protestation, le gouvernement de l'époque réagit en demandant à ces jeunes gens de démissionner de l'ENA ou de retirer leur signature [Bien évidemment, nos déjà courageux jeunes gens ont préféré retirer leur signature]. Cette pression subite du pouvoir induit chez une quarantaine de membres de cette promotion [?] tout d'abord la peur de devenir des « purs rouages » de l'administration, et d'autre part la volonté de créer des groupes de travail sur des questions précises et de produire une expertise et une réflexion politiques. Ces groupes, dits groupes « Paoletti » du nom de celui qui en prit l'initiative, [donc, il s’agissait bien de la promotion Thomas More, janvier 1969-mai 1971] vont se spécialiser sur des terrains différents. Ainsi, celui qui nous intéresse, constitué au départ de quatre énarques, se spécialise sur les questions d'immigration : « Nous avions décidé qu'il y avait un thème qui était intéressant, un thème à forte charge et à faible visibilité qui était le vide juridique du côté des immigrés, cette espèce de zone de non-droit ».
« Nous [les énarques] sommes allés voir les confédérations syndicales en leur disant : "Voilà, nous sommes plusieurs, nous ne sommes pas plus bêtes que d'autres et assez bien formés sur le plan du droit, nous vous apportons notre force de travail le soir". Nous sommes donc allés voir le secteur migrant de la CGT et de la CFDT. L'accueil a été distant. »
« Ce premier échec impose un contournement de l'obstacle…. C'est donc plutôt par l'intermédiaire de réseaux militants et amicaux que va peu à peu se constituer, autour du noyau initial des énarques, un groupe informel de réflexion sur ces questions qui va agréger des avocats membres de la Ligue des Droits de l'Homme, comme Jean-Jacques de Felice, des membres du syndicat de la magistrature créé en 1968, mais aussi des travailleurs sociaux et des membres du milieu associatif, et particulièrement du secteur migrants de la CIMADE. » [tous ceux-là n’ont pas eu peur de se nommer, eux, car ils n’avaient pas de « vocation pour la haute administration »].
« La première des réunions du groupe dont nous disposons du compte-rendu date du 18 décembre 1971. Le groupe n'a pas encore de nom bien déterminé, mais ses sujets sont déjà très représentatifs de la spécificité de ce qui s'appellera le GISTI : « Éléments discutés le 18 décembre 1971 : outre un échange d'information sur la situation des foyers africains et la création du comité de liaison des travailleurs immigrés, les points suivants ont été discutés : 1° Orientation des membres du groupe non juristes 2° Travail des juristes  ».
« L'activité des non-juristes est plus généraliste, elle consiste, toujours selon ce premier compte-rendu, à créer des contacts avec la CFDT pour envisager la participation à la formation des militants et responsables syndicaux ; l'autre point étant d'envisager la publication à terme d'une petit livre de vulgarisation. Le souci précoce de publiciser et de diffuser le travail réalisé par le groupe apparaît également à travers mention du fait qu'ils disposent de contacts permettant à la fois d’obtenir de faire passer des informations dans le journal Le Monde, et, sur un plan plus directement politique, de transmettre des questions à l'Assemblée par l'intermédiaire de François Mitterrand et Michel Rocard. [Voilà, voilà, les choses se précisent. Mais ils n’auront pas affaire à des ingrats. En 1981, ils seront récompensés de leurs peines].
« Ces hésitations et ces premières intuitions sont évaluées par les membres du groupe dès la réunion du 19 mars 1972, qui avait pour objet de « fixer plus précisément les objectifs que se donne le groupe et les méthodes de travail ». Est ainsi d'abord élaboré un « bilan rapide » du groupe, portant notamment sur sa composition puisqu'il réunit « 23 membres de professions et donc d'expériences variées : travailleuses sociales, membres de la CIMADE, avocats, étudiants, fonctionnaires (magistrats, Conseil d'État, CNRS, Ministères de l'Industrie, des finances, de l'Éducation Nationale, de l'Équipement) ». [Ca fait déjà plus de 4 énarques, tout ça].
« D'ores et déjà, à l'issue de cette réunion et avant que ne soit tiré un bilan de cette consultation, sont posées trois types de conclusions provisoires, qui constituent une sorte d'auto-identification temporaire : - Le groupe peut rassembler une documentation et étudier une question posée par un membre - il ne s'est pas manifesté à l'extérieur (en tant que tel), ni par une action directe avec les travailleurs immigrés, ni par une information du public [déjà ce très grand souci de faire les coups en douce et en coulisse. Sans compter que le contact direct avec ces gens, ...]. Néanmoins ses membres expriment le souhait « que le groupe ne se marquera pas par la présence de quelques célébrités. Pour expliquer ce qu'il est on dira qu'il comprend notamment des avocats, des fonctionnaires, des travailleurs sociaux » [Faisons lisse pour ne pas éveiller les soupçons trop tôt…].
« La dimension contentieuse était en même temps la plus à même de faire apparaître la compétence spécifique de l'association, au niveau du contentieux correctionnel, mais aussi et surtout du contentieux administratif. Ce dernier volet présentait en effet une spécificité juridique et sociale particulière, tenant notamment à l'interlocuteur crucial que fut le Conseil d'État. Rappelons que deux des quatre énarques fondateurs étaient membres de cette institution, qui n'était pas non plus un interlocuteur neutre politiquement et socialement : la confrontation à cette plus haute autorité administrative engageait un processus de généralisation et de révélation juridique du traitement public de l'immigration. Bien plus, en accordant une puis des victoires au GISTI, le Conseil d'État contribuait au processus de légitimation de l'association, sans commune mesure avec la taille de ses effectifs. »
« Cette remarque permet d'insister sur la discrétion dans les luttes d'une association qui tenait à la fois une place importante d'un point de vue logistique et politique, tout en présentant une faible visibilité publique, hormis pour les professionnels qui bénéficiaient de ses ressources et les militants directement confrontés à sa présence»
« Le caractère crucial de cette décision [recours contre les circulaires Marcellin-Fontanet] tient à la place spécifique du Conseil d'État dans le dispositif institutionnel français, du point de vue de sa légitimité juridique comme de sa distance supposée par rapport aux mouvements sociaux, en particulier aussi marginaux que le GISTI (alors qu'à l'époque la participation au GISTI est quasi clandestine : les premiers statuts n'ont pas été déposés aux noms de ses véritables initiateurs [courageux, mais pas téméraires, hein ?], particulièrement pour protéger l'anonymat des jeunes hauts fonctionnaires fondateurs) [comme on ne sait jamais d’où va venir le vent politique, mieux vaut se couvrir].
« Cette ambiguïté annonçait d'ailleurs les divergences qui apparurent au sein du GISTI après le victoire de la gauche en 1981 : un certain nombre de ses membres, hauts fonctionnaires ou magistrats, entrèrent à cette occasion dans les cabinets ministériels ou les cercles proches de l'Élysée pour développer une expertise technique de gauche, en particulier sur les questions sociales, se démarquant du reste de l'association qui choisit de conserver une position critique à l'égard du nouveau gouvernement ».
« Cette socio-histoire des premières années du GISTI permet de mettre en évidence le positionnement paradoxal d'une association caractérisée par un ancrage politique radical mais dotée d'outils réformateurs ; fondée sur un noyau de militants limité mais dont l'extrême compétence et les réseaux sociaux, des travailleurs sociaux aux plus hautes sphères de l'État, étaient remarquables, au point parfois d'induire des situations où les membres du GISTI se trouvaient juges et parties (particulièrement au sein du Conseil d'État ou de la magistrature. »
« Cette évolution d'une confrontation à une forme de « collaboration objective » avec les pouvoirs publics fut d'ailleurs remarquée, que ce soit pour le critiquer comme Jean-Jacques de Felice qui souligne le "risque de devenir de plus en plus technicien d'un droit qu'il [le GISTI] avait dénoncé en lui-même", ou pour le constater comme cette membre fondatrice aujourd'hui Conseillère d'État qui souligne que peu à peu le GISTI est devenu « un espèce de requérant d'habitude du Conseil d'État, qui a quasiment un espèce de rôle de service public … ».
Notes :
« Les quatre membres fondateurs sont désignés dans l'article comme F1, F2, F3 et F4. L'une de ces personnes est aujourd'hui décédée. Les trois autres ont participé à la journée Histoire et Mémoire du GISTI, et l'une d'entre elles a demandé à ce que son anonymat soit respecté : par contiguïté nous avons ainsi choisi de ne pas nommer les trois autres, puis d'anonymiser l'ensemble des témoignages issus de la journée Histoire et Mémoire. C'est aussi la raison pour laquelle nous avons présenté peu d'éléments tenant à la carrière ultérieure des quatre énarques, même si d'un point de vue sociologique c'est en partie regrettable. »
« L'une des fondatrices participait au groupe des « experts en politique sociale » sur lesquels vont s'appuyer les socialistes lors de leur arrivée au pouvoir, comprenant de « jeunes énarques qui avaient créé une section CFDT à l'ENA » et plus largement des membres qui avaient déjà une bonne expérience de la haute administration, particulièrement dans le domaine des politiques sociales. »
2) Anna Marek :
« Gérard Moreau —[énarque, promotion Thomas More, janv.69-mai 71] : «  Moi, j’ai l’impression que le petit groupe d’énarques n’aura été que le facteur coagulant de militants, d’acteurs beaucoup plus anciens ayant des racines sociales, juridiques et militantes bien plus profondes et bien plus anciennes que ce petit groupe.
Les énarques, en l’occurrence, sont des gens qui ont fini leurs études à l’époque de 68. [Tous ont fait des études universitaires avant d’intégrer l’ENA]. Ce sont vraiment des soixante-huitards mais un peu frustrés parce qu’ils s’occupaient plus de leurs concours que des manifestations !... Plusieurs d’entre eux, dans ce petit groupe, ont eu une petite aventure à l’école elle-même et ont failli se faire révoquer, parce qu’ils ont voulu affirmer les principes qu’ils avaient appris à l’école et qui consistaient à dire que le droit est respectable, qu’il y a des droits de l’homme et des règles qu’il faut respecter. On leur a dit que s’ils continuaient à parler trop fort et indépendamment du respect de la hiérarchie, ils n’avaient qu’à choisir une autre direction, en tout cas pas l’ENA. »
« C’est ce conglomérat d’expériences qui a conduit ces énarques à chercher des voies d’engagement ensemble, dans ce petit groupe d’une douzaine de personnes au début mais qui s’est réduit rapidement à cinq ou six, et à chercher un sujet d’engagement à côté de leur métier. »
Gérard —« Je crois que … si l’on ôte un peu l’appareil idéologique marxiste-révolutionnaire et le verbalisme de ce genre de débats et d’analyse, il y avait une sensibilité que nous partagions tout de même sur le fond. A savoir l’idée que les immigrés étaient au cœur de l’internationalisme, du tiers-monde, des rapports de classe tels qu’on les avait analysés. Nous n’étions pas formellement engagés dans des partis de gauche, mais intellectuellement, chacun selon son histoire individuelle, nous avions découvert et adhéré progressivement à ce style d’analyse. »
«  Le Gisti est issu de la rencontre entre des milieux très différents. Pourriez-vous revenir sur la façon dont le groupe s’est constitué, à partir des cinq ou six « énarques » ? Qu’est-ce qui fait que cela a fonctionné ? Quelle était la base commune ? »
« Gérard — C’est une démarche qui a été au début assez légitimiste dans la mesure où ce groupe a cherché à s’intégrer à des partis ou à des syndicats. …. Donc, en gros, aussi bien les partis que les syndicats ont répondu : adhérez, faites vos classes, et on verra plus tard. … Les uns et les autres ont adhéré à des syndicats, ou au parti socialiste, ou à d’autres partis, plus ou moins individuellement mais ce n’est pas cela qui réunissait notre groupe. »
« Gérard — La démarche du Gisti était différente, il y avait un effort de pédagogie. Il ne s’agissait pas de dire « toutes ces règles sont stupides et absurdes », mais de dire « connaissez bien la règle et cherchez à en tirer le meilleur parti pour vous défendre ». C’est là qu’on n’était pas aussi théoriciens ou idéologues ... Le noyau d’énarques n’était pas d’extrême-gauche. »