vendredi 20 juillet 2012

L’ENARCHIE DANS TOUTE SA NUISANCE … ET SA LÂCHETE (3)

Aujourd’hui, nous allons aborder les indices qui ont permis de remonter avec une très forte probabilité jusqu’à nos trop modestes énarques fondateurs du Gisti. Ces indices  sont tirés pour l’essentiel des articles de Liora Israël et Anna Marek dont nous avons parlé hier. Bien évidemment, à partir de ces indices, j’ai procédé ensuite à d’autres recoupements. Mais chaque chose en son temps.
Les citations sont tronquées car le texte serait interminable, sinon. Je vous ai donné les liens hier pour tout replacer dans le contexte. Et je précise que c’est moi qui ai souligné en gras l’essentiel. Et ajouté l’un ou l’autre commentaire entre parenthèses.
1) Liora Israël :
« C'est de la période de cette fondation et des premières années du GISTI (1971-1978) que nous entendons traiter ici, afin de montrer à travers une approche socio-historique comment l'association qui apparaît aujourd'hui comme l'exemple quasi paradigmatique d'une mouvance associative de gauche de plus en plus coutumière de l'usage des outils juridiques s'est constituée grâce à l'alliance improbable de militants issus de traditions opposées (des énarques proches de la gauche réformatrice, des travailleurs sociaux souvent trotskistes ou maoïstes, des jeunes magistrats membres du Syndicat de la Magistrature naissant, des juristes du Mouvement d'Action Judiciaire) … »
"La naissance du GISTI : quatre jeunes énarques dans le vent de la contestation"
« À l'origine du GISTI, telle qu'elle fut présentée lors de la journée « Histoire et Mémoire » [8 décembre 2000], il y a quatre jeunes énarques qui, pris entre leur formation professionnelle de futurs hauts fonctionnaires et l'esprit plus subversif des mobilisations politiques de leur génération, vont être conduits à imaginer une forme d'engagement conciliable avec cette vocation pour la haute administration » [« vocation pour la haute administration » ? disons plutôt appétit de pouvoir, on sera davantage dans la réalité …]
« L'évènement déclencheur de la réflexion collective conduisant au GISTI est la signature par plusieurs jeunes énarques, en 1969, d'un texte protestant contre la loi « anti-casseurs ». Suite à cette protestation, le gouvernement de l'époque réagit en demandant à ces jeunes gens de démissionner de l'ENA ou de retirer leur signature [Bien évidemment, nos déjà courageux jeunes gens ont préféré retirer leur signature]. Cette pression subite du pouvoir induit chez une quarantaine de membres de cette promotion [?] tout d'abord la peur de devenir des « purs rouages » de l'administration, et d'autre part la volonté de créer des groupes de travail sur des questions précises et de produire une expertise et une réflexion politiques. Ces groupes, dits groupes « Paoletti » du nom de celui qui en prit l'initiative, [donc, il s’agissait bien de la promotion Thomas More, janvier 1969-mai 1971] vont se spécialiser sur des terrains différents. Ainsi, celui qui nous intéresse, constitué au départ de quatre énarques, se spécialise sur les questions d'immigration : « Nous avions décidé qu'il y avait un thème qui était intéressant, un thème à forte charge et à faible visibilité qui était le vide juridique du côté des immigrés, cette espèce de zone de non-droit ».
« Nous [les énarques] sommes allés voir les confédérations syndicales en leur disant : "Voilà, nous sommes plusieurs, nous ne sommes pas plus bêtes que d'autres et assez bien formés sur le plan du droit, nous vous apportons notre force de travail le soir". Nous sommes donc allés voir le secteur migrant de la CGT et de la CFDT. L'accueil a été distant. »
« Ce premier échec impose un contournement de l'obstacle…. C'est donc plutôt par l'intermédiaire de réseaux militants et amicaux que va peu à peu se constituer, autour du noyau initial des énarques, un groupe informel de réflexion sur ces questions qui va agréger des avocats membres de la Ligue des Droits de l'Homme, comme Jean-Jacques de Felice, des membres du syndicat de la magistrature créé en 1968, mais aussi des travailleurs sociaux et des membres du milieu associatif, et particulièrement du secteur migrants de la CIMADE. » [tous ceux-là n’ont pas eu peur de se nommer, eux, car ils n’avaient pas de « vocation pour la haute administration »].
« La première des réunions du groupe dont nous disposons du compte-rendu date du 18 décembre 1971. Le groupe n'a pas encore de nom bien déterminé, mais ses sujets sont déjà très représentatifs de la spécificité de ce qui s'appellera le GISTI : « Éléments discutés le 18 décembre 1971 : outre un échange d'information sur la situation des foyers africains et la création du comité de liaison des travailleurs immigrés, les points suivants ont été discutés : 1° Orientation des membres du groupe non juristes 2° Travail des juristes  ».
« L'activité des non-juristes est plus généraliste, elle consiste, toujours selon ce premier compte-rendu, à créer des contacts avec la CFDT pour envisager la participation à la formation des militants et responsables syndicaux ; l'autre point étant d'envisager la publication à terme d'une petit livre de vulgarisation. Le souci précoce de publiciser et de diffuser le travail réalisé par le groupe apparaît également à travers mention du fait qu'ils disposent de contacts permettant à la fois d’obtenir de faire passer des informations dans le journal Le Monde, et, sur un plan plus directement politique, de transmettre des questions à l'Assemblée par l'intermédiaire de François Mitterrand et Michel Rocard. [Voilà, voilà, les choses se précisent. Mais ils n’auront pas affaire à des ingrats. En 1981, ils seront récompensés de leurs peines].
« Ces hésitations et ces premières intuitions sont évaluées par les membres du groupe dès la réunion du 19 mars 1972, qui avait pour objet de « fixer plus précisément les objectifs que se donne le groupe et les méthodes de travail ». Est ainsi d'abord élaboré un « bilan rapide » du groupe, portant notamment sur sa composition puisqu'il réunit « 23 membres de professions et donc d'expériences variées : travailleuses sociales, membres de la CIMADE, avocats, étudiants, fonctionnaires (magistrats, Conseil d'État, CNRS, Ministères de l'Industrie, des finances, de l'Éducation Nationale, de l'Équipement) ». [Ca fait déjà plus de 4 énarques, tout ça].
« D'ores et déjà, à l'issue de cette réunion et avant que ne soit tiré un bilan de cette consultation, sont posées trois types de conclusions provisoires, qui constituent une sorte d'auto-identification temporaire : - Le groupe peut rassembler une documentation et étudier une question posée par un membre - il ne s'est pas manifesté à l'extérieur (en tant que tel), ni par une action directe avec les travailleurs immigrés, ni par une information du public [déjà ce très grand souci de faire les coups en douce et en coulisse. Sans compter que le contact direct avec ces gens, ...]. Néanmoins ses membres expriment le souhait « que le groupe ne se marquera pas par la présence de quelques célébrités. Pour expliquer ce qu'il est on dira qu'il comprend notamment des avocats, des fonctionnaires, des travailleurs sociaux » [Faisons lisse pour ne pas éveiller les soupçons trop tôt…].
« La dimension contentieuse était en même temps la plus à même de faire apparaître la compétence spécifique de l'association, au niveau du contentieux correctionnel, mais aussi et surtout du contentieux administratif. Ce dernier volet présentait en effet une spécificité juridique et sociale particulière, tenant notamment à l'interlocuteur crucial que fut le Conseil d'État. Rappelons que deux des quatre énarques fondateurs étaient membres de cette institution, qui n'était pas non plus un interlocuteur neutre politiquement et socialement : la confrontation à cette plus haute autorité administrative engageait un processus de généralisation et de révélation juridique du traitement public de l'immigration. Bien plus, en accordant une puis des victoires au GISTI, le Conseil d'État contribuait au processus de légitimation de l'association, sans commune mesure avec la taille de ses effectifs. »
« Cette remarque permet d'insister sur la discrétion dans les luttes d'une association qui tenait à la fois une place importante d'un point de vue logistique et politique, tout en présentant une faible visibilité publique, hormis pour les professionnels qui bénéficiaient de ses ressources et les militants directement confrontés à sa présence»
« Le caractère crucial de cette décision [recours contre les circulaires Marcellin-Fontanet] tient à la place spécifique du Conseil d'État dans le dispositif institutionnel français, du point de vue de sa légitimité juridique comme de sa distance supposée par rapport aux mouvements sociaux, en particulier aussi marginaux que le GISTI (alors qu'à l'époque la participation au GISTI est quasi clandestine : les premiers statuts n'ont pas été déposés aux noms de ses véritables initiateurs [courageux, mais pas téméraires, hein ?], particulièrement pour protéger l'anonymat des jeunes hauts fonctionnaires fondateurs) [comme on ne sait jamais d’où va venir le vent politique, mieux vaut se couvrir].
« Cette ambiguïté annonçait d'ailleurs les divergences qui apparurent au sein du GISTI après le victoire de la gauche en 1981 : un certain nombre de ses membres, hauts fonctionnaires ou magistrats, entrèrent à cette occasion dans les cabinets ministériels ou les cercles proches de l'Élysée pour développer une expertise technique de gauche, en particulier sur les questions sociales, se démarquant du reste de l'association qui choisit de conserver une position critique à l'égard du nouveau gouvernement ».
« Cette socio-histoire des premières années du GISTI permet de mettre en évidence le positionnement paradoxal d'une association caractérisée par un ancrage politique radical mais dotée d'outils réformateurs ; fondée sur un noyau de militants limité mais dont l'extrême compétence et les réseaux sociaux, des travailleurs sociaux aux plus hautes sphères de l'État, étaient remarquables, au point parfois d'induire des situations où les membres du GISTI se trouvaient juges et parties (particulièrement au sein du Conseil d'État ou de la magistrature. »
« Cette évolution d'une confrontation à une forme de « collaboration objective » avec les pouvoirs publics fut d'ailleurs remarquée, que ce soit pour le critiquer comme Jean-Jacques de Felice qui souligne le "risque de devenir de plus en plus technicien d'un droit qu'il [le GISTI] avait dénoncé en lui-même", ou pour le constater comme cette membre fondatrice aujourd'hui Conseillère d'État qui souligne que peu à peu le GISTI est devenu « un espèce de requérant d'habitude du Conseil d'État, qui a quasiment un espèce de rôle de service public … ».
Notes :
« Les quatre membres fondateurs sont désignés dans l'article comme F1, F2, F3 et F4. L'une de ces personnes est aujourd'hui décédée. Les trois autres ont participé à la journée Histoire et Mémoire du GISTI, et l'une d'entre elles a demandé à ce que son anonymat soit respecté : par contiguïté nous avons ainsi choisi de ne pas nommer les trois autres, puis d'anonymiser l'ensemble des témoignages issus de la journée Histoire et Mémoire. C'est aussi la raison pour laquelle nous avons présenté peu d'éléments tenant à la carrière ultérieure des quatre énarques, même si d'un point de vue sociologique c'est en partie regrettable. »
« L'une des fondatrices participait au groupe des « experts en politique sociale » sur lesquels vont s'appuyer les socialistes lors de leur arrivée au pouvoir, comprenant de « jeunes énarques qui avaient créé une section CFDT à l'ENA » et plus largement des membres qui avaient déjà une bonne expérience de la haute administration, particulièrement dans le domaine des politiques sociales. »
2) Anna Marek :
« Gérard Moreau —[énarque, promotion Thomas More, janv.69-mai 71] : «  Moi, j’ai l’impression que le petit groupe d’énarques n’aura été que le facteur coagulant de militants, d’acteurs beaucoup plus anciens ayant des racines sociales, juridiques et militantes bien plus profondes et bien plus anciennes que ce petit groupe.
Les énarques, en l’occurrence, sont des gens qui ont fini leurs études à l’époque de 68. [Tous ont fait des études universitaires avant d’intégrer l’ENA]. Ce sont vraiment des soixante-huitards mais un peu frustrés parce qu’ils s’occupaient plus de leurs concours que des manifestations !... Plusieurs d’entre eux, dans ce petit groupe, ont eu une petite aventure à l’école elle-même et ont failli se faire révoquer, parce qu’ils ont voulu affirmer les principes qu’ils avaient appris à l’école et qui consistaient à dire que le droit est respectable, qu’il y a des droits de l’homme et des règles qu’il faut respecter. On leur a dit que s’ils continuaient à parler trop fort et indépendamment du respect de la hiérarchie, ils n’avaient qu’à choisir une autre direction, en tout cas pas l’ENA. »
« C’est ce conglomérat d’expériences qui a conduit ces énarques à chercher des voies d’engagement ensemble, dans ce petit groupe d’une douzaine de personnes au début mais qui s’est réduit rapidement à cinq ou six, et à chercher un sujet d’engagement à côté de leur métier. »
Gérard —« Je crois que … si l’on ôte un peu l’appareil idéologique marxiste-révolutionnaire et le verbalisme de ce genre de débats et d’analyse, il y avait une sensibilité que nous partagions tout de même sur le fond. A savoir l’idée que les immigrés étaient au cœur de l’internationalisme, du tiers-monde, des rapports de classe tels qu’on les avait analysés. Nous n’étions pas formellement engagés dans des partis de gauche, mais intellectuellement, chacun selon son histoire individuelle, nous avions découvert et adhéré progressivement à ce style d’analyse. »
«  Le Gisti est issu de la rencontre entre des milieux très différents. Pourriez-vous revenir sur la façon dont le groupe s’est constitué, à partir des cinq ou six « énarques » ? Qu’est-ce qui fait que cela a fonctionné ? Quelle était la base commune ? »
« Gérard — C’est une démarche qui a été au début assez légitimiste dans la mesure où ce groupe a cherché à s’intégrer à des partis ou à des syndicats. …. Donc, en gros, aussi bien les partis que les syndicats ont répondu : adhérez, faites vos classes, et on verra plus tard. … Les uns et les autres ont adhéré à des syndicats, ou au parti socialiste, ou à d’autres partis, plus ou moins individuellement mais ce n’est pas cela qui réunissait notre groupe. »
« Gérard — La démarche du Gisti était différente, il y avait un effort de pédagogie. Il ne s’agissait pas de dire « toutes ces règles sont stupides et absurdes », mais de dire « connaissez bien la règle et cherchez à en tirer le meilleur parti pour vous défendre ». C’est là qu’on n’était pas aussi théoriciens ou idéologues ... Le noyau d’énarques n’était pas d’extrême-gauche. »

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