Aujourd’hui,
nous allons aborder les indices qui ont permis de remonter avec une
très forte probabilité jusqu’à nos trop modestes énarques fondateurs du Gisti.
Ces indices sont tirés pour l’essentiel des articles de Liora Israël
et Anna Marek dont nous avons parlé hier. Bien évidemment, à partir de
ces indices, j’ai procédé ensuite à d’autres recoupements. Mais chaque
chose en son temps.
Les
citations sont tronquées car le texte serait interminable, sinon. Je
vous ai donné les liens hier pour tout replacer dans le contexte. Et je
précise que c’est moi qui ai souligné en gras l’essentiel. Et ajouté
l’un ou l’autre commentaire entre parenthèses.
1) Liora Israël :
« C'est
de la période de cette fondation et des premières années du GISTI
(1971-1978) que nous entendons traiter ici, afin de montrer à travers
une approche socio-historique comment l'association qui apparaît
aujourd'hui comme l'exemple quasi paradigmatique d'une mouvance
associative de gauche de plus en plus coutumière de l'usage des outils
juridiques s'est constituée grâce à l'alliance improbable de militants
issus de traditions opposées (des énarques proches de la gauche réformatrice,
des travailleurs sociaux souvent trotskistes ou maoïstes, des jeunes
magistrats membres du Syndicat de la Magistrature naissant, des juristes
du Mouvement d'Action Judiciaire) … »
"La naissance du GISTI : quatre jeunes énarques dans le vent de la contestation"
« À l'origine du GISTI, telle qu'elle fut présentée lors de la journée « Histoire et Mémoire » [8 décembre 2000], il y a quatre
jeunes énarques qui, pris entre leur formation professionnelle de
futurs hauts fonctionnaires et l'esprit plus subversif des mobilisations
politiques de leur génération, vont être conduits à imaginer une forme d'engagement conciliable avec cette vocation pour la haute administration » [« vocation pour la haute administration » ? disons plutôt appétit de pouvoir, on sera davantage dans la réalité …]
« L'évènement déclencheur de la réflexion collective conduisant au GISTI est la signature par plusieurs jeunes énarques, en 1969, d'un texte protestant contre la loi « anti-casseurs ». Suite
à cette protestation, le gouvernement de l'époque réagit en demandant à
ces jeunes gens de démissionner de l'ENA ou de retirer leur signature [Bien évidemment, nos déjà courageux jeunes gens ont préféré retirer leur signature]. Cette pression subite du pouvoir induit chez une quarantaine de membres de cette promotion [?]
tout d'abord la peur de devenir des « purs rouages » de
l'administration, et d'autre part la volonté de créer des groupes de
travail sur des questions précises et de produire une expertise et une
réflexion politiques. Ces groupes, dits groupes « Paoletti » du nom de celui qui en prit l'initiative, [donc, il s’agissait bien de la promotion Thomas More, janvier 1969-mai 1971] vont se spécialiser sur des terrains différents. Ainsi, celui qui nous intéresse, constitué au départ de quatre énarques, se spécialise sur les questions d'immigration :
« Nous avions décidé qu'il y avait un thème qui était intéressant, un
thème à forte charge et à faible visibilité qui était le vide juridique
du côté des immigrés, cette espèce de zone de non-droit ».
« Nous [les énarques] sommes
allés voir les confédérations syndicales en leur disant : "Voilà, nous
sommes plusieurs, nous ne sommes pas plus bêtes que d'autres et assez
bien formés sur le plan du droit, nous vous apportons notre force de
travail le soir". Nous sommes donc allés voir le secteur migrant de la CGT et de la CFDT. L'accueil a été distant. »
« Ce
premier échec impose un contournement de l'obstacle…. C'est donc plutôt
par l'intermédiaire de réseaux militants et amicaux que va peu à peu se
constituer, autour du noyau initial des énarques, un
groupe informel de réflexion sur ces questions qui va agréger des
avocats membres de la Ligue des Droits de l'Homme, comme Jean-Jacques de
Felice, des membres du syndicat de la magistrature créé en 1968, mais
aussi des travailleurs sociaux et des membres du milieu associatif, et
particulièrement du secteur migrants de la CIMADE. » [tous ceux-là n’ont pas eu peur de se nommer, eux, car ils n’avaient pas de « vocation pour la haute administration »].
« La première des réunions du groupe dont nous disposons du compte-rendu date du 18 décembre 1971.
Le groupe n'a pas encore de nom bien déterminé, mais ses sujets sont
déjà très représentatifs de la spécificité de ce qui s'appellera le
GISTI : « Éléments discutés le 18 décembre 1971 : outre un échange
d'information sur la situation des foyers africains et la création du
comité de liaison des travailleurs immigrés, les points suivants ont été
discutés : 1° Orientation des membres du groupe non juristes 2° Travail
des juristes ».
« L'activité des non-juristes est plus généraliste, elle consiste, toujours selon ce premier compte-rendu, à créer des contacts avec la CFDT
pour envisager la participation à la formation des militants et
responsables syndicaux ; l'autre point étant d'envisager la publication à
terme d'une petit livre de vulgarisation. Le souci précoce de
publiciser et de diffuser le travail réalisé par le groupe apparaît
également à travers mention du fait qu'ils disposent de contacts permettant à la fois d’obtenir de faire passer des informations dans le journal Le Monde, et, sur un plan plus directement politique, de transmettre des questions à l'Assemblée par l'intermédiaire de François Mitterrand et Michel Rocard. [Voilà,
voilà, les choses se précisent. Mais ils n’auront pas affaire à des
ingrats. En 1981, ils seront récompensés de leurs peines].
« Ces hésitations et ces premières intuitions sont évaluées par les membres du groupe dès la réunion du 19 mars 1972,
qui avait pour objet de « fixer plus précisément les objectifs que se
donne le groupe et les méthodes de travail ». Est ainsi d'abord élaboré
un « bilan rapide » du groupe, portant notamment sur sa composition
puisqu'il réunit « 23 membres de professions et donc d'expériences
variées : travailleuses sociales, membres de la CIMADE, avocats,
étudiants, fonctionnaires (magistrats, Conseil d'État, CNRS,
Ministères de l'Industrie, des finances, de l'Éducation Nationale, de
l'Équipement) ». [Ca fait déjà plus de 4 énarques, tout ça].
« D'ores
et déjà, à l'issue de cette réunion et avant que ne soit tiré un bilan
de cette consultation, sont posées trois types de conclusions
provisoires, qui constituent une sorte d'auto-identification
temporaire : - Le groupe peut rassembler une documentation et étudier
une question posée par un membre - il ne s'est pas manifesté à
l'extérieur (en tant que tel), ni par une action directe avec les
travailleurs immigrés, ni par une information du public [déjà ce très grand souci de faire les coups en douce et en coulisse. Sans compter que le contact direct avec ces gens, ...]. Néanmoins ses membres expriment le souhait « que le groupe ne se marquera pas par la présence de quelques célébrités. Pour expliquer ce qu'il est on dira qu'il comprend notamment des avocats, des fonctionnaires, des travailleurs sociaux » [Faisons lisse pour ne pas éveiller les soupçons trop tôt…].
« La
dimension contentieuse était en même temps la plus à même de faire
apparaître la compétence spécifique de l'association, au niveau du
contentieux correctionnel, mais aussi et surtout du contentieux
administratif. Ce dernier volet présentait en effet une spécificité
juridique et sociale particulière, tenant notamment à l'interlocuteur crucial que fut le Conseil d'État. Rappelons que deux des quatre énarques fondateurs étaient membres de cette institution,
qui n'était pas non plus un interlocuteur neutre politiquement et
socialement : la confrontation à cette plus haute autorité
administrative engageait un processus de généralisation et de révélation
juridique du traitement public de l'immigration. Bien plus, en
accordant une puis des victoires au GISTI, le Conseil d'État contribuait
au processus de légitimation de l'association, sans commune mesure avec
la taille de ses effectifs. »
« Cette
remarque permet d'insister sur la discrétion dans les luttes d'une
association qui tenait à la fois une place importante d'un point de vue
logistique et politique, tout en présentant une faible visibilité
publique, hormis pour les professionnels qui bénéficiaient de ses
ressources et les militants directement confrontés à sa présence»
« Le caractère crucial de cette décision [recours contre les circulaires Marcellin-Fontanet]
tient à la place spécifique du Conseil d'État dans le dispositif
institutionnel français, du point de vue de sa légitimité juridique
comme de sa distance supposée par rapport aux mouvements sociaux, en
particulier aussi marginaux que le GISTI (alors qu'à l'époque la
participation au GISTI est quasi clandestine : les premiers statuts
n'ont pas été déposés aux noms de ses véritables initiateurs [courageux, mais pas téméraires, hein ?], particulièrement pour protéger l'anonymat des jeunes hauts fonctionnaires fondateurs) [comme on ne sait jamais d’où va venir le vent politique, mieux vaut se couvrir].
« Cette ambiguïté annonçait d'ailleurs les divergences qui apparurent au sein du GISTI après le victoire de la gauche en 1981 : un
certain nombre de ses membres, hauts fonctionnaires ou magistrats,
entrèrent à cette occasion dans les cabinets ministériels ou les cercles
proches de l'Élysée pour développer une expertise technique de gauche,
en particulier sur les questions sociales, se démarquant du reste de
l'association qui choisit de conserver une position critique à l'égard
du nouveau gouvernement ».
« Cette
socio-histoire des premières années du GISTI permet de mettre en
évidence le positionnement paradoxal d'une association caractérisée par
un ancrage politique radical mais dotée d'outils réformateurs
; fondée sur un noyau de militants limité mais dont l'extrême
compétence et les réseaux sociaux, des travailleurs sociaux aux plus
hautes sphères de l'État, étaient remarquables, au point parfois
d'induire des situations où les membres du GISTI se trouvaient juges et
parties (particulièrement au sein du Conseil d'État ou de la
magistrature. »
« Cette
évolution d'une confrontation à une forme de « collaboration
objective » avec les pouvoirs publics fut d'ailleurs remarquée, que ce
soit pour le critiquer comme Jean-Jacques de Felice qui souligne le
"risque de devenir de plus en plus technicien d'un droit qu'il [le
GISTI] avait dénoncé en lui-même", ou pour le constater comme cette membre fondatrice aujourd'hui Conseillère d'État
qui souligne que peu à peu le GISTI est devenu « un espèce de requérant
d'habitude du Conseil d'État, qui a quasiment un espèce de rôle de
service public … ».
Notes :
« Les quatre membres fondateurs sont désignés dans l'article comme F1, F2, F3 et F4. L'une de ces personnes est aujourd'hui décédée. Les
trois autres ont participé à la journée Histoire et Mémoire du GISTI,
et l'une d'entre elles a demandé à ce que son anonymat soit respecté :
par contiguïté nous avons ainsi choisi de ne pas nommer les trois
autres, puis d'anonymiser l'ensemble des témoignages issus de la journée
Histoire et Mémoire. C'est aussi la raison pour laquelle nous avons
présenté peu d'éléments tenant à la carrière ultérieure des quatre
énarques, même si d'un point de vue sociologique c'est en partie
regrettable. »
« L'une des fondatrices participait au groupe
des « experts en politique sociale » sur lesquels vont s'appuyer les
socialistes lors de leur arrivée au pouvoir, comprenant de « jeunes
énarques qui avaient créé une section CFDT à l'ENA » et plus
largement des membres qui avaient déjà une bonne expérience de la haute
administration, particulièrement dans le domaine des politiques
sociales. »
2) Anna Marek :
« Gérard Moreau —[énarque, promotion Thomas More, janv.69-mai 71] : « Moi, j’ai l’impression que le petit groupe d’énarques n’aura été que le facteur coagulant
de militants, d’acteurs beaucoup plus anciens ayant des racines
sociales, juridiques et militantes bien plus profondes et bien plus
anciennes que ce petit groupe.
Les énarques, en l’occurrence, sont des gens qui ont fini leurs études à l’époque de 68. [Tous ont fait des études universitaires avant d’intégrer l’ENA]. Ce
sont vraiment des soixante-huitards mais un peu frustrés parce qu’ils
s’occupaient plus de leurs concours que des manifestations !...
Plusieurs d’entre eux, dans ce petit groupe, ont eu une petite aventure à
l’école elle-même et ont failli se faire révoquer, parce
qu’ils ont voulu affirmer les principes qu’ils avaient appris à l’école
et qui consistaient à dire que le droit est respectable, qu’il y a des
droits de l’homme et des règles qu’il faut respecter. On leur a dit que
s’ils continuaient à parler trop fort et indépendamment du respect de la
hiérarchie, ils n’avaient qu’à choisir une autre direction, en tout cas
pas l’ENA. »
« C’est ce conglomérat d’expériences qui a conduit ces énarques à chercher des voies d’engagement ensemble, dans ce petit groupe d’une douzaine de personnes au début mais qui s’est réduit rapidement à cinq ou six, et à chercher un sujet d’engagement à côté de leur métier. »
Gérard
—« Je crois que … si l’on ôte un peu l’appareil idéologique
marxiste-révolutionnaire et le verbalisme de ce genre de débats et
d’analyse, il y avait une sensibilité que nous partagions tout de même
sur le fond. A savoir l’idée que les immigrés étaient au cœur de
l’internationalisme, du tiers-monde, des rapports de classe tels qu’on
les avait analysés. Nous n’étions pas formellement engagés dans
des partis de gauche, mais intellectuellement, chacun selon son histoire
individuelle, nous avions découvert et adhéré progressivement à ce
style d’analyse. »
« Le Gisti est issu de la rencontre entre des milieux très différents. Pourriez-vous revenir sur la façon dont le groupe s’est constitué, à partir des cinq ou six « énarques » ? Qu’est-ce qui fait que cela a fonctionné ? Quelle était la base commune ? »
« Gérard
— C’est une démarche qui a été au début assez légitimiste dans la
mesure où ce groupe a cherché à s’intégrer à des partis ou à des
syndicats. …. Donc, en gros, aussi bien les partis que les syndicats ont
répondu : adhérez, faites vos classes, et on verra plus tard. … Les uns et les autres ont adhéré à des syndicats, ou au parti socialiste, ou à d’autres partis, plus ou moins individuellement mais ce n’est pas cela qui réunissait notre groupe. »
« Gérard
— La démarche du Gisti était différente, il y avait un effort de
pédagogie. Il ne s’agissait pas de dire « toutes ces règles sont
stupides et absurdes », mais de dire « connaissez bien la règle et
cherchez à en tirer le meilleur parti pour vous défendre ». C’est là
qu’on n’était pas aussi théoriciens ou idéologues ... Le noyau d’énarques n’était pas d’extrême-gauche. »
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