Après « nations et nationalismes »,
d’Eric Hobsbawm, voici une vision complètement différente : celle de
Jean Lestocquoy, dans une étude menée par un patriote chargé de
recherche au CNRS, quand ce n'était pas encore un oxymore – date de
publication : 1968.
Il peut
être intéressant de lire cette étude, à la lumière des constats
d’Hobsbawm – à la fois pour comprendre ce qu’Hobsbawm a raté (la nation
comme outil de la souveraineté) et ce que Lestocquoy a manqué (la
nation, étape dépassée par la marche en avant du capitalisme globalisé).
Quand un réactionnaire, qui ne comprend pas pourquoi sa réaction est
passée de mode chez les puissants, et un progressiste, qui ne comprend
pas pourquoi son progressisme est devenu curieusement compatible avec
les stratégies des puissants, s’éclairent mutuellement…
La
nation française, pour Lestocquoy, traduit la permanence d’une exigence
d’unité politique, héritée de Rome. Cette exigence fut reléguée au
second plan du 6ème au 15ème siècle, l’Eglise
catholique l’ayant en quelque sorte expulsée du champ politique, pour la
situer dans le champ religieux. A cette époque, « patrie » est un
pluriel : régions, pays natal, terre des siens, esprit de clocher.
C’est la
guerre de Cent Ans qui engendre le retour, en France, d’une exigence
d’unité politique à l’échelle d’un grand système fédérateur. Une
exigence à l’échelle, donc, de la France, échelle qu’avaient rendue
crédible « l'habitude de vivre ensemble sous le même prince, la
communauté des intérêts, la similitude des moeurs et des sentiments
donnent aux peuples conscience de leur individualité ». Avec le Quadrilogue invectif
d'Alain Chartier (vers 1422), l’idée proto-nationaliste prend forme à
travers les débats de quatre interlocuteurs imaginaires : un chevalier,
un clerc, un homme du peuple, et enfin la France, incarnée par son roi
(Jeanne d'Arc surgit sept ans plus tard).
Le roi est, alors, l'incarnation du royaume, et celui qui en pose les limites. La doctrine de son pouvoir divin, au XV° siècle, est reçue par tout le monde ; au Moyen-Âge, « la société entière est régie de façon définitive par un décret de la Providence ». Un système équilibré… tant que perdure la foi en Dieu et en l'Eglise.
Au XVI° siècle, à partir en gros de 1540-1545, les écrivains emploient le mot de patrie.
La personne royale reste centrale, symbolisant la France au milieu
d'une hiérarchie de valeurs. Le siècle, profondément religieux, donne un
caractère sacerdotal au roi, et c'est donc en ce dernier que va
progressivement s'incarner l'idée de patrie.
Cette
idée de patrie est, évidemment, encore fort éloignée de la nôtre. A
cette époque, la religion est aussi importante que la France : celle du
roi devait être celle de son royaume. L’identité nationale est
inséparable de l’identité religieuse (en France, du moins). Inversement,
l’identité linguistique ou ethnique est relativement ignorée. Mettre
un souverain étranger sur un trône ne choque pas à cette époque, comme
le rappelle Lestocquoy : « Aucune difficulté d'esprit ; le patriotisme, au sens du nationalisme, n'effleure personne ».
La France est d'ailleurs mise de côté sans vergogne, lors des conflits
intra-noblesse, où il est fréquemment fait appel à l'étranger.
Bossuet définit la patrie comme la « société des choses divines et humaines »,
appuyée sur un loyalisme sans faille envers le « bon » roi, le roi
juste. Justice d’ailleurs fort différente de la nôtre, car les
comploteurs de sang-royal sont graciés, la justice ordinaire ne
s'applique par pour eux : « La France était un bien de famille dont on pouvait disposer au gré des combinaisons politiques ou personnelles ».
A la fin du XVII° siècle,
le contenu du concept de patrie n'a donc pas été analysé comme
séparément de l’idée royale. Quant à la nation, le Dictionnaire de
Trévoux, en 1721, l'envisage avant tout comme un lien légal : « Un
nom collectif, qui se dit d'un grand peuple habitant une certaine
étendue de terre, renfermée en certaines limites sous une même
domination ».
À la fin
du XVIII° siècle, les philosophes ne restent pas muets sur le
patriotisme. Mais là encore, la notion, si elle évolue visiblement,
reste dans le flou. N'en déplaise aux droits-de-l'hommistes
postmodernes, Rousseau déclare que « ce n'est point à la bravoure de
ceux de nos concitoyens qui ont versé leur sang pour leur pays que
j'accorderai la Couronne héroïque, mais à leur ardent amour pour la
Patrie », un amour partagé par Condorcet. Mais pour
Rousseau, ce sont les lois, les mœurs, les coutumes, le gouvernement, la
constitution et la manière d'être qui font la patrie. Le patriotisme,
au sens qu’il prendra plus tard, au XIX° siècle, est là, sous-jacent.
Mais il n’a pas encore vraiment fait surface.
C'est
avec l’émergence du concept de Nation qu'apparaît le changement majeur.
Autour de 1780, le roi est considéré comme le premier magistrat, mais
plus comme l'unique incarnation de la patrie. C’est que la Nation, à la
différence du Royaume, n'est pas vue comme la propriété du souverain,
mais comme un élément avec lequel il doit composer. Petit à petit,
depuis Louis XIV, l'idée d’un « pacte social » s'est développée, où le
monarque serait mandataire de ses sujets. Et c’est ici que surgit le nationalisme,
terme dont Lestocquoy donne une interprétation compatible avec celle
avancée par Eric Hobsbawm, mais inscrite dans un réseau de connotations
très différent.
À la
veille de la Révolution, deux états d'esprit prédominent :
l'aristocratie et la noblesse se disent citoyens du monde (quelle
surprise : les classes supérieures sont cosmopolites) et ne considèrent
pas l'étranger comme un ennemi. Inversement, le Tiers-Etat défend ses
frontières et se montre plutôt « xénophobe » ; sa prise de pouvoir
mènera au « patriotisme agressif ».
Les armées ne sont plus faites de mercenaires, mais de patriotes. Le but de cette guerre ? « Déjouer les complots d'une cour conspiratrice »
(Condorcet, 25 janvier 1792). Rouget de Lisle, officier de la garnison
de Strasbourg, est alors sollicité pour écrire un hymne (La
Marseillaise), « premier hymne national où la Patrie remplace le souverain, et la liberté, la Divinité », note Lestocquoy. L’idée de Nation et celle de Liberté sont liées (ce qu’Hobsbawm a largement ignoré).
Dans ce contexte, le patriotisme est un acte de défense du peuple,
et les ennemis de la patrie sont mis à mort sans pitié – femmes et
enfants compris. Avec l'appel aux armées étrangères par Louis XVI, le
sentiment national contre l'étranger (« le sang impur ») gagne
quotidiennement en virulence. Cependant, la nouveauté déroute : il faut
sauver la Nation, mais que représente-t-elle lorsque le roi ne la
symbolise plus ? Le maire de Berlencourt, par exemple, résume ainsi ses
sentiments : « Que ceux qui se disent citoyens aillent défendre la Patrie, nous ne sommes pas faits pour défendre la nation. ».
L'esprit de Valmy est retombé ; la réquisition fait face à l'absence
d'enthousiasme, surtout des campagnes. D’où l’écrasement de la Vendée,
au fort patriotisme local.
Bien que la conception en varie, après la Révolution, le concept de Patrie ne disparaîtra plus. Sous la IIIème
République, le patriotisme se définissait par l'amour de la République
et de Victor Hugo. Le drapeau tricolore de 1789 fut consacré à cette
époque. C'est ainsi que suite aux propos de Lamartine sur « le drapeau tricolore [qui] a fait le tour du monde avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie ! », Lestocquoy expose que « la
magie du verbe poétique, en cette unique circonstance, avait fait de
l'invocation au drapeau et à la patrie un appel d'une apaisante vertu ».
Néanmoins,
ce patriotisme grandiloquent s’avère être, en partie, un tissu
d'illusions. Des idées subversives voient donc le jour en France : avec
le service universel, le peuple doit se lever pour ne plus se faire opprimer
; une autre tendance prône un internationalisme naïf : quand tous les
peuples seront libres, il n'y aura plus de raison qu'ils se combattent.
Il n'y aura plus de guerres quand il n'y aura plus de rois. Les deux
tendances, pacifisme et patriotisme révolutionnaire, se chevauchent de
manière anarchique, pour faire du patriotisme à la fois un enjeu, un
allié et un ennemi de l’idée révolutionnaire. Ambiguïté complète, donc.
Ambiguïté qui finit par faire tomber l’esprit patriotique français dans
une crise profonde.
C’est alors que le patriotisme, en France, va être revigoré par la concurrence.
Certes, le nationalisme allemand, qui va jusqu'à séduire Renan et
Taine, est admiré par certains Français, par opposition au patriotisme
jugé réactionnaire de leur propre patrie. Mais il va, surtout, servir de
point de cristallisation à une construction idéologique malmenée : on
sera nationaliste français par opposition au nationalisme allemand.
1870 a, paradoxalement, sauvé le patriotisme français.
Certes, à
cette époque, la fierté française tient surtout dans les entreprises
pacifiques (ex.: Canal de Suez). Mais dans la paix comme dans la guerre,
notre patriotisme tire sa vigueur d’une logique de concurrence avec le
nationalisme rival, celui de l’Allemagne. Face à l'ennemi Allemand
dont l'instruction est jugée supérieure, l'enseignement français entend
dispenser désormais une instruction civique et morale mieux conçue.
Après 1870, le patriotisme est devenu « une matière d'enseignement »,
contexte du Revanchisme aidant. La Ligue de l'enseignement a
d'ailleurs pour devise celle de Jean Macé : « Pour la Patrie par le
livre et par l'épée. »
Ce
patriotisme nouveau est vaniteux, parfois carrément grotesque : la
France est « la civilisation », l'Allemagne « la barbarie ». L'éducation
est patriotique, sinon militariste, et des chants martiaux sont appris
dès l'école maternelle.
Patriotisme
exacerbé, donc, qui sert de lieu d’affrontement symbolique aux forces
politiques réelles. L'Etat est franchement anticlérical, la Patrie
remplace désormais Dieu et la Providence ? Les catholiques acceptent
cette usurpation (d’un point de vue religieux), car comme l'expose
Barrès, ils voient le patriotisme comme une continuation de la morale.
L’Etat est bourgeois ?
Jaurès,
pour sa part, constate que le socialisme ne peut pas se réaliser hors
d’un cadre national, et admet donc que le patriotisme est central dans
le combat idéologique : « La patrie est donc nécessaire au socialisme… Hors d'elle, il ne peut rien ». Peu à peu, un débat prend forme : et si, pour rendre les pauvres patriotes, il ne fallait pas, d’abord, que la patrie fût généreuse ?
Constat très simple : si la bourgeoisie trouve le peuple trop peu
patriote parce que trop revendicatif, elle n’a qu’à partager plus
équitablement les richesses – le peuple sera patriote, si la patrie
n’appartient pas qu’à la bourgeoisie…
C’est
dans ce contexte que l'affaire Dreyfus coupe la France en deux. Force
est de constater qu’elle va permettre, en fabriquant un clivage
gauche/droite a priori artificiel (puisque les deux camps sont traversés
par la lutte des classes), de parasiter le débat sur le patriotisme.
Dans un article du 16 mai 1896, Zola écrit qu'il lutte « pour les Juifs ». Selon Barrès, « il s'agit de détruire l'armée »,
en la séparant de la patrie. Le véritable débat (définir le
patriotisme) est dès lors masqué par un débat sur « le patriotisme pour ou contre ».
C’est
l’époque où Ferdinand Brunetière dénonce les dangers que sont, à ses
yeux, l'internationalisme et l'individualisme (c'est-à-dire tout ce qui
nie la dimension organique du fait national). L'antipatriotisme prend
de l'ampleur en 1905 avec l'affaire de Tanger, Gustave Hervé traitant
même la patrie d' « ignoble mégère ». Le pacifisme officiel prend une place importante et certains parlent de remplacer « les vers belliqueux de La Marseillaise par des couplets célébrant l'union des peuples ».
En face de cette gauche antipatriote (distincte donc de celle de
Jaurès, pacifiste mais pas antipatriote), une partie du peuple se
reconnaît dans Barrès, Maurras voire Péguy. A l'école, on glorifie les
braves, morts pour la France éternelle. Dans la presse, les plus gros
tirages sont des quotidiens cocardiers. Exit le débat sur le
patriotisme : il a été entièrement phagocyté par la stérile querelle
entre chauvins caricaturaux et pacifistes échevelés.
Dans un
premier temps, le patriotisme ne s’en porte pas plus mal. Pendant la
Grande Guerre, le nationalisme s'exacerbe (en particulier dans le
milieu étudiant) en réaction aux revendications allemandes. La Grande
Guerre – celle dite de la civilisation contre la barbarie – ouvre la
porte à un « patriotisme intransigeant, fanatique à l'égard de l'Allemagne ».
Ce patriotisme s’incarne en Pétain, en 1917, et en Clémenceau en 1918.
En 1920-1924, l'opinion est majoritairement nationaliste.
Puis, le
patriotisme français entre en crise, à nouveau. Mais cette fois, pour
des raisons tout à fait différentes de celles qui avaient prévalu au
XIX° siècle. Avec le confort matériel qui se développe après-guerre (le
fameux ministère des Loisirs sous Blum notamment), le Français
désormais dit « moyen » cherche avant tout le bien-être, et change donc
de préoccupation. Les discours officiels vont même jusqu'à remplacer le
mot de « Patrie » par celui de « pays », plus neutre. Après le
traumatisme de la Grande Guerre, on ne pense plus qu'à la paix.
C’est
une nouvelle guerre (39-45) qui réveille le patriotisme, et pendant un
court moment, ce patriotisme acquière même une unité qu’il n’avait
jamais eu historiquement (le CNR). Ce patriotisme connaît sa part
sombre, avec nombre d'exactions et par la suite de jugements sommaires
en négation du droit et de la justice, très souvent dans des buts
politiques, mais il marque sans doute l’apogée du sentiment patriotique
en France.
Cet
esprit s’étiole ensuite progressivement, et le patriotisme, en France,
entre, à partir de l’époque où écrit Lestocquoy, dans la continuation et
l’accentuation de la crise entamée pendant l’entre deux guerres.
Lestoquoy s'interroge : « L'idée
même de la France disparaît avec la langue. Faut-il être pessimiste
pour dire que l'idée civilisatrice attachée à l'idée même de la France,
n'est célébrée qu'en des discours académiques ? » Le diagnostic
est sans illusions : les grandes idées (donc la nation, entre autres)
sont absentes chez les peuples consuméristes (tiercé, football), « on a des sensibilités de rechange que la presse recherche avec avidité », la vie s'uniformise, « pour la première fois depuis que la civilisation existe, l'étranger n'est plus aussi étranger », l'idée du patriotisme est désormais confuse, « le devoir est devenu mouvant »…
Lestocquoy ajoute que l'éducation n’enseigne plus ce qu'est la
France : l'instituteur ne se charge plus que de l'instruction théorique
et pratique du futur producteur/consommateur, et l'Église est devenue
œcuménique. Il est remarquable qu’il ne mentionne pas, dans son
analyse, ce qu’Hobsbawm a très bien vu : le patriotisme cesse d’être
enseigné, parce qu’il est désormais, du point de vue du Capital, plus
nuisible qu’utile.
Et Lestocquoy de conclure que seule une guerre, un affrontement, un danger, permettra de reconstruire le patriotisme. « Le péril développe infailliblement un sentiment d'appartenance à une forme de vie et de pensée », écrit-il. Un peu court, comme analyse.
Ce qu’il nous faudrait, c’est une bonne guerre, crénom !
Etonnez-vous après ça que les soixante-huitards aient eu la partie facile…
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