La
terre ne raconte pas qu'une histoire géologique, mais encore humaine.
Celle de la civilisation agricole, la mère de toutes les civilisations,
qui a dominé l'Europe, depuis les débuts du néolithique jusqu'au milieu
du XXe siècle. Des millénaires d'économie paysanne en passe de s'achever
?
Vue du ciel, la
France ressemble à un immense jardin savamment aménagé, un damier géant
foisonnant de couleurs. On l'a parfois comparée à une marqueterie. Un
travail d'orfèvre du paysage, façonné depuis la nuit des temps par la
main de l'homme. Parler des paysans, « le nom de la plupart des habitants de France
», disait l'historien Michelet, c'est parler de ce paysage. Il n'y a
plus de forêts primaires en Europe, guère plus d'espaces sauvages. La
terre y est domestiquée partout. Comme l'a écrit Gaston Roupnel dans son
Histoire de la campagne française, parue en 1932, au moment où la
population urbaine française commençait à dépasser en nombre la
population rurale : « la création de la campagne est l'œuvre caractéristique de notre Occident. Elle est la nature et l'esprit de sa civilisation.
» C'était vrai du moins jusqu'au début du XXe siècle. La terre et ses
hommes semblaient posés là pour toujours, comme dans un tableau de
Jean-François Millet, inamovibles et inaltérables.
La terre française se subdivise en ager, saltus et silva,
la culture, l'élevage et la forêt. La terre, le village, le clocher.
Pareillement, on distingue, depuis Les Caractères originaux de
l'histoire rurale française (1931) de Marc Bloch, trois grands types de
paysage agricole. À l'est et au centre du bassin parisien jusqu'à la
Loire, de grands champs ouverts, entrecoupés de forêts. Plus boisé à
l'est, moins à l'ouest (on retrouve la même chose dans le centre et le
nord de l'Europe). Ensuite, à l'ouest de la France, le bocage (mis à mal
par le remembrement) : là, la prairie succède au champ. Enfin, le sud,
les rivages de la Méditerranée, la basse vallée du Rhône et le bassin
aquitain, des paysages plus contrastés, tributaires du relief et de
l'accès à l'eau. On pourrait compléter un tel tableau selon les
différences dans les pratiques agraires, la nature des formations
géologiques ou encore le régime de propriété. Mais on a là dans ses
grandes lignes la variété des terroirs, des sols et des paysages
français.
L'effondrement de Rome fut aussi celui de son modèle agricole
Du début du
néolithique jusqu'au milieu du siècle dernier, l'agriculture a changé,
certes, mais beaucoup moins qu'entre les années 1950 et aujourd'hui. Une
révolution sans précédent. Fernand Braudel datait l'économie paysanne
telle que l'ont connue encore nos parents et grands-parents des Xe et
XIe siècles. Le philosophe-paysan Gustave Thibon la fait remonter
beaucoup plus loin. Il raconte dans Retour au réel (1943) qu'ayant fait lire à un cultivateur ardéchois Les Travaux et les Jours,
le grand poème d'Hésiode rédigé au VIIIe siècle avant le Christ,
celui-ci s'y est reconnu sans peine. Telle était encore l'agriculture au
début du XXe siècle. Une histoire plurimillénaire quasi inchangée.
Cette histoire a
commencé bien avant la guerre des Gaules, même si ce sont les Romains
qui nous ont laissé la plus abondante littérature sur le sujet. Au XVe
siècle, on a recueilli quelques-uns de leurs grands textes, Libri de re rustica, qui ressuscitait Caton l'Ancien, Columelle ou encore Palladius. Les ancêtres de l'agronomie. Toute la littérature romaine est imprégnée de l'ager romanus,
la terre romaine, de Virgile à Pline l'Ancien. De l'avoir oublié, Rome
en est morte. Car l'effondrement de Rome est aussi un effondrement de
son modèle agricole, celui du légionnaire et du magistrat romain,
incarné par Cincinnatus au temps de la République, tour à tour paysan et
soldat, et qui va être petit à petit supplanté par d'immenses
propriétés, administrées par des intendants à la tête d'armées
d'esclaves.
Elles ne résisteront
ni à la chute de Rome, ni aux Grandes Invasions. Et ce que les hommes
perdent, la nature le regagne aussitôt. Ce seront les moines les grands
artisans du renouveau, premiers défricheurs de ce qui va devenir
l'Europe agricole. De vastes domaines (villae) dominent alors les
campagnes. Ils fonctionnent en autarcie et bénéficient d'une
main-d'œuvre abondante : les serfs. Les Capétiens vont petit à petit les
affranchir, de Philippe Ier à Louis X, lequel disait : « Notre royaume est nommé royaume des Francs. Nous voulons que la chose, en vérité, soit accordée au nom. »
C'est ainsi que les serfs vont progressivement racheter les terres
qu'ils cultivaient depuis plusieurs générations. Ils vont donner
naissance au manant (maneo, je reste).
C'est à partir de
Charlemagne que l'on va commencer à s'attaquer au grand massif
forestier, à peu près intact, qui couvrait le continent d'ouest en est,
de la France à la Pologne.
Les défrichements
s'échelonneront jusqu'au XIIIe siècle. Rapidement, 70 % des forêts sont
détruites. Une catastrophe écologique, dont portent trace de nombreux
manuscrits médiévaux égrenant la répétition d'orages dévastateurs.
Conquête fragile donc, d'autant qu'avec la Guerre de Cent Ans
(1337-1453) et la peste noire (1347-1350), l'espace agricole reflue
brutalement. Quant à la population, elle se voit réduite de presque la
moitié. 17 millions d'âmes vers 1320, plus que 8 à 10 millions vers
1440, dispersées dans des communautés clairsemées.
C'est outre-Manche que naquit le capitalisme agricole
Quand la France
rurale se redresse au milieu du XVIe siècle, elle restaure d'abord un
état antérieur, celui qui prévalait deux siècles plus tôt. Si le servage
disparaît, la fiscalité royale prend sa suite. La liberté conquise en
échange d'une nouvelle servitude ! Au XVIIe siècle, l'Europe sort enfin
du dérèglement écologique introduit par le défrichage de la forêt
européenne. Les jachères cèdent la place à la culture de légumineuses
qui fixent l'azote. Moyennant quoi, on obtient un abondant fourrage qui
permet de nourrir le bétail, bétail qu'il faudra à son tour enclore.
C'est ainsi que l'on invente la haie et la forêt maillée, qui joueront
un si grand rôle dans le rééquilibrage du climat. Dès lors, on ne va
plus mourir de faim en Europe.
Dans cette affaire,
la pomme de terre joue un grand rôle, même si elle ne sera réellement
consommée en France qu'au XVIIIe siècle. Parallèlement, les rendements
augmentent (de 40 % tout au long du siècle). L'emploi de la charrue
lourde se répand. Mais qu'on ne s'y trompe pas, si l'animal de trait est
bien le grand auxiliaire des paysans, la plupart d'entre eux doivent
s'en passer. À la veille de la Révolution, Lavoisier ne dénombrait que 3
millions de bœufs et 1,5 million de chevaux de trait.
Deux agricultures
antagonistes se font face. Une agriculture de subsistance (constituée de
parcelles et lopins de terre) et agriculture de grands domaines,
orientés vers le marché des villes. La France se distingue de
l'Angleterre et de la Prusse où le modèle de la grande propriété devient
prédominant. Seigneurs et gros fermiers, alliés outre-Manche, sont déjà
en train d'inventer ce qu'il faut bien appeler un capitalisme agricole.
La coalition française se fera au contraire en agrégeant paysannerie
pauvre et moyenne contre les survivances féodales. Ce qui ne sera pas
sans conséquence en 1789.
La nouveauté, c'est
l'essor démographique. D'une moyenne de 18 à 20 millions entre 1560 et
1720, la population grimpera à 27 millions en 1789. Un tel accroissement
rendra une révolution inévitable : soit agricole (augmentation des
rendements), soit politique (redistribution des terres). On sait ce
qu'il en adviendra. 1789 va parachever la conquête de la propriété
paysanne, déjà largement entamée sous l'Ancien Régime.
La Révolution invente
une République de propriétaires. De la vente des biens nationaux au
Code civil, tout concourt à l'appropriation des terres, avec pour
conséquence le renforcement de la parcellisation. Ce qui fait que les
fermes seront moins grandes au début du XXe siècle qu'elles ne l'étaient
au XVIIe. Le Code civil d'abord, puis la conscription vont donner une
nouvelle réalité au paysan français : il sera propriétaire, citoyen et
soldat. Cléricaux et républicains se rejoignent sur ce point : les
campagnes sont les gardiennes de toutes les vertus, quelles soient
chrétiennes ou républicaines ne change rien à l'affaire.
L'ex-majorité paysanne se retrouve en minorité chez elle
On a défini le XIXe
comme l'âge d'or de la paysannerie. En termes de revenus agricoles,
c'est vrai surtout du Second Empire et des premières années de la IIIe
République, qui s'appuie sur la paysannerie, tout à la fois pour
contenir une éventuelle réaction de la noblesse et écarter tout risque
d'une révolution rouge. L'essor urbain crée une demande. La construction
d'un réseau ferré, de canaux et de routes contribue au développement
d'un marché national et provoque un début de spécialisation dans les
productions. Tout cela, néanmoins, se fait avec la lenteur du temps
paysan.
La guerre va porter
un premier coup à l'agriculture. De 1,5 à 2 millions de paysans sont
mobilisés, les animaux réquisitionnés. Mais elle n'affecte guère le
modèle agricole français, toujours dominé par la polyculture et
l'exploitation familiale, que la crise des années trente ne va pas
épargner (le revenu agricole baisse de 50 % entre 1929 et 1935). Mais ce
n'est qu'au milieu du siècle que l'agriculture sera mise au défi de la
modernisation. C'en est fini alors de la résistance spécifiquement
française à l'industrialisation. Rappelons à cet égard que la première
industrialisation anglaise a commencé à vider les campagnes dès le XVIe
siècle ! En France, au recensement de 1906, 43,8 % de personnes vivaient
encore directement de la terre. 31 % en 1954. Depuis, c'est
l'hémorragie. En 1990, il ne restait que 924 000 exploitations
agricoles. En 2005, elles ne sont plus que 567000. Aujourd'hui, plus que
l'exode rural, c'est le non-remplacement de paysans atteints par la
limite d'âge qui menace de désertifier les campagnes.
Il serait difficile
aujourd'hui de parler de l'ordre éternel des champs, cher aux agrariens,
tant le monde agricole a subi des mutations radicales. Ici, comme
ailleurs, le capitalisme a triomphé, bouleversant les pratiques
culturales ancestrales. En quelques années, on est passé d'une
civilisation de la lenteur à un monde de la vitesse, de la traction
animale à la traction mécanique. L'agriculture française a ainsi fait sa
révolution industrielle avec un siècle de retard, transformant le
paysage par les monocultures et le remembrement (de la haie, faisons
table rase). Le lexique enregistre cette transformation, les
agriculteurs se substituant aux paysans. Pareillement, le passage de la
polyculture à la monoculture, du sol au hors-sol, de l'extensif à
l'intensif, de l'agraire à l'agroalimentaire, a accompagné cette
métamorphose. Partout, la même standardisation. Jusque dans l'élevage,
qui a vu disparaître les races rustiques au profit d'une politique de la
race unique.
Chemin faisant, c'est
à la désagrégation spatiale du monde rural que l'on a abouti. Comme on a
rompu la relation à l'intérieur du village, on va la chercher à
l'extérieur. Nulle part ailleurs qu'ici, l'on ne se sert autant de la
voiture. Le permis de conduire est devenu le grand rite de passage des
campagnes. Sait-on que les femmes d'agriculteurs sont la catégorie de la
population qui se déplace le plus en voiture (hors les professionnels
de la route) dans un paysage de plus en plus dépeuplé ? Car les
campagnes n'en finissent pas de se vider, du moins de leur population
agricole. De 1984 à 1999, la proportion de paysans y est passée de 15 à
10 %. À l'inverse des retraités (de 20,9 à 27,1 %). L'ex-majorité
paysanne se retrouve ainsi en minorité chez elle.
« L'exode des familles paysannes est (…) le péché mortel du monde chrétien »
Les paysans
préfigurent ce que menace d'être la société française à l'horizon 2030 :
une population vieillissante. Il n'y a d'ores et déjà plus assez de
jeunes agriculteurs pour maintenir une population agricole au niveau
dérisoire de 3 à 3,5 % des actifs. Cette population est par ailleurs
très inégalement répartie. 58 % dans l'ouest au sens large et 1 % en
Ile-de-France. Deux France rurales se dessinent : la « diagonale du vide
», qui se dépeuple et court des Ardennes aux Pyrénées ; et une autre,
où la périphérie des villes n'en finit pas de s'élargir et qui recouvre
la façade Atlantique et le sud.
Pour conserver
l'unité organique du monde agricole, il aurait fallu ne pas le sacrifier
sur l'autel de la modernisation, immolant le plus grand nombre à la
course aux rendements. C'est pourtant le choix qu'ont fait nos
dirigeants, politiques autant qu'agricoles. Ils n'ont pas seulement
travaillé à la ruine de l'agriculture traditionnelle, mais à la fin d'un
monde. Une histoire vieille de 7000 ans, en passe de s'achever, dont
l'écrasante majorité d'entre nous est le résultat, descendant d'une
lignée paysanne ininterrompue jusqu'au XXe siècle. Un drame qu'a ainsi
résumé Yves de Hauteclocque, ancien président des maires ruraux de
France : « L'exode contre-nature des familles paysannes est la faute universelle du XXe siècle, le péché mortel du monde chrétien. »
On ne compte plus les grands livres qui retracent cette agonie (et en nourrissent la nostalgie). De l'extraordinaire Histoire de la campagne française de Gaston Roupnel ( 1932) à La Fin des paysans d'Henri Mendras (1967). Du Cheval d'orgueil de Pierre-Jakez Hélias (1975) à Montaillou, village occitan d'Emmanuel Le Roy Ladurie (1975). De L'Agriculture assassinée de Jean-Clair Davesnes (1992) aux quatre volumes de l'Histoire de la France rurale dirigés par Georges Duby et Armand Wallon (1977), dont le dernier tome s'intitule significativement « la fin de la France paysanne ».
Et avant eux les romanciers : Jean Giono, Henri Bosco, René Bazin, Jean
de La Varende, Charles Ferdinand Ramuz qui disait du paysan qu'il était
« l'homme des pouvoirs premiers », ou Henri Pourrat qui écrivait : « La terre est la perpétuelle mère des peuples. »
Ce sont d'ailleurs ces auteurs du courant ruraliste qui ont réhabilité le mot « paysan
» (ce n'était jusque-là qu'un rustre), au moment où les derniers
d'entre eux choisissaient, ironiquement, de devenir des agriculteurs,
des agromanagers ou des fournisseurs de matières premières. Un seul pays
a voulu liquider définitivement sa paysannerie, l'URSS. Nous n'en
sommes pas là. Mais la Russie nous met en garde contre les malheurs d'un
monde sans paysans.
François Bousquet Le Choc du Mois décembre 2008
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