« Nations et nationalisme » est un recueil de conférences prononcées par l’historien Eric Hobsbawm en 1985.
Pour Hobsbawm, la
nation est un mystère. Tant qu’on ne nous demande pas ce que c’est, nous
le savons. Dès qu’on nous le demande, ça devient beaucoup moins
évident. Aucune définition de « la nation » n’est valable pour toutes
les nations et à toutes les époques – et certaines nations n’ont même
pas de définition spécifique à un instant « T » : elles existent, mais
personne n’arrive à dire ce qu’elles sont. En fait, le seul moyen de
vérifier qu’une nation existe, c’est de s’assurer qu’il existe des gens,
assez nombreux, qui estiment lui appartenir.
Le nationalisme
paraît plus clair à Eric Hobsbawm. C’est une doctrine qui exige, en
substance, que l’unité politique et l’unité nationale se recouvrent. En
ce sens, la nation est, à ses yeux, indissociable au fond de
l’Etat-nation (soit comme réalité, soit comme revendication). De fait,
une nation se reconnaît au fait que des gens estiment lui appartenir et
veulent défendre (ou instituer) un Etat qui la recouvre. Donc, pour dire
les choses simplement, aux yeux d’Eric Hobsbawm, le nationalisme crée
la nation – et non l’inverse. Et donc, puisque le nationalisme est un
produit de la modernité, la nation (au sens où nous l’entendons
aujourd’hui) est une notion moderne.
Cette définition de
la nation s’est constituée progressivement, par un glissement sémantique
étalé sur plusieurs siècles. La nation est, au départ, formée par les
gens issue de la même lignée. C’est une manière de classer les gens
racialement – par un ancêtre commun, ou un groupe d’ancêtres communs. Le
concept est moins éloigné qu’on pourrait le croire de celui de patrie :
pendant longtemps, être né à un endroit impliquait presque
systématiquement qu’on descendait de gens eux-mêmes nés à cet endroit.
Au début du XVIII° siècle encore, la nation désigne, dans la plupart des
pays européens, une « petite patrie » dont on est issu par le lieu de
naissance et, généralement, par le sang.
Au cours du XVIII° et
surtout du XIX° siècle, progressivement, la nation émerge dans un sens
nouveau : elle est une collectivité unifiée par l’Etat. Ce sens nouveau
relègue l’ancien signifié « nation » au signifiant « province ». Il y a
déplacement du contenu des mots : le terme « nation » est en quelque
sorte capturé par l’Etat, ce qui impose que, pour décrire l’ancien
concept, on déplace insensiblement le périmètre d’un autre concept,
« province », afin de lui donner un sens légèrement modifié. Amorcé sous
la Révolution Française (très ambiguë sur la question nationale), ce
jeu de translations conceptuelles est généralisé à l’Europe par les
révolutions de 1830. La nation devient l’ensemble des membres d’une même
nationalité, qui sont supposés désirer être dirigés par une partie
d’eux-mêmes (Stuart Mill). Une assimilation non dite se constitue entre
Etat, nation, peuple, et Peuple Souverain.
Dans une très large
mesure, comme le montre Hobsbawm, il s’agit là d’une ruse conceptuelle :
on permet, en créant un champ sémantique peu ou mal balisé,
l’enclenchement d’un processus flou, un peu comme une mécanique dont les
pièces s’ajustent les unes aux autres grâce au jeu excessif qu’on a
toléré initialement, et qu’on réduit ensuite peu à peu. En France, par
exemple, la « nation » des révolutionnaires est d’abord un concept
purement politique (le Peuple Souverain, incarné dans l’Assemblée
Législative), qui se teinte très vite d’une forme d’ethnicisme non
racial, car fondamentalement linguistique (est français qui parle
français et reconnaît le pouvoir de la Convention). Il y a donc une
assimilation implicite entre nationalité (linguistique) et souveraineté
populaire, assimilation dont le propos réel est de cautionner l’Etat,
figure centrale du triptyque.
Le XIX° siècle est
consacré en Europe à la généralisation de cette formule de pensée (en
Allemagne, de 1813 à 1871 ; en Italie, de 1848 à 1865 ; en
Autriche-Hongrie, en 1867, en Pologne, à partir de 1830). Cette
généralisation recouvre toujours à peu près, au fond, les mêmes
mécanismes profonds : le principe national s’impose parce qu’il permet à
la bourgeoisie (alors nationale) de stabiliser le mouvement
révolutionnaire (la nation détruit ou transforme le royaume, donc
l’aristocratie, tout en interdisant la prolongation du mouvement jusqu’à
la révolution prolétarienne). Sous cet angle, la nation du
« nationalisme bourgeois » est un leurre (en lisant Hobsbawm, ici, on
pense inévitablement au chef d’œuvre de Visconti, « Le guépard »).
Concrètement, au XIX°
siècle, apparaît ainsi peu à peu, par un mélange de flou savamment
entretenu dans le champ politique et de précision solide sur les
catégories de l’économie, une certaine idée de la nation : un territoire
d’une taille et d’une population suffisante pour constituer un marché
adapté aux besoins du capitalisme de l’époque, doté d’une élite appuyée
sur une tradition sérieuse (idéologie bourgeoise XIX° siècle du mérite),
capable de se défendre militairement (voire de pratiquer
l’impérialisme), et pourvue d’une homogénéité facilitant l’unification
(langue en général). La « nation » au sens contemporain était née, issue
du nationalisme bourgeois. Elle était, fondamentalement, pensée comme
une étape vers l’unification mondiale sous la domination incontestée de
la classe maîtresse du capital : la bourgeoisie.
Fondamentalement,
donc, pour Hobsbawm, le nationalisme est une création bourgeoise. Mais,
ajoute-t-il, cette création a été récupérée, détournée, assimilée en
partie par les peuples.
Le leurre bourgeois
valait aussi concession à la réalité vécue par les peuples. Il a
correspondu aux intérêts des bourgeoisies nationales, mais limitait
potentiellement les capacités du Marché à structurer, à travers le
capitalisme international, l’embryon d’une globalisation. Sous l’angle
de l’analyse marxiste, la nation est donc le lieu d’une dialectique :
leurre manipulé par les bourgeoisies nationales, elle est aussi un frein
à l’émergence de la bourgeoisie transnationale. Grâce au nationalisme,
la bourgeoisie nationale fabrique l’Etat dont elle a besoin ; mais comme
cet Etat repose sur la notion de Peuple Souverain, il définit une
volonté potentiellement rivale de celle constituée par l’alliance
transnationale des bourgeoisies : unificatrice des marchés nationaux,
l’idée nationale est potentiellement un frein au libre-échange promu par
l’Empire Britannique. Du point de vue des économistes libéraux du XIX°
siècle, la nation est un pis-aller en attendant l’économie mondiale
intégrée – mais du point de vue des peuples, c’est aussi,
potentiellement, un lieu de souveraineté. Cette communauté imaginée par
la bourgeoisie peut donc, progressivement, être réinvestie par la vie
réelle des peuples.
Comment ce
réinvestissement se produit-il ? Comment la bourgeoisie gère-t-elle
cette situation complexe, au fil de son histoire, jusqu’au milieu du XX°
siècle ?
Pendant longtemps, le
« nationalisme » a été pour les peuples, pour les nations (au sens
ancien du terme), une idéologie impensable. Il repose sur la dimension
quasi-mythique d’une langue unitaire qui, bien souvent, est le résultat
d’une homogénéisation imposée. On a ainsi calculé qu’en 1860, seulement
un Italien sur quarante utilisait l’Italien « pur », aujourd’hui celui
qu’on écrit, comme langue d’usage quotidien. En 1789, un Français sur
deux ne parlait pas le Français d’Île de France, et seulement un sur
huit le parlait correctement.
En outre, le
nationalisme suppose un niveau d’abstraction tout à fait incompatible
avec le vécu de populations fondamentalement paysannes. Hobsbawm
s’attarde ici longuement sur les étymologies et documents historiques.
Son observation la plus frappante : encore aujourd’hui, être russe,
c’est être « russki », de « Rus », la patrie issue de la tradition
médiévale « de toutes les Russies » (au pluriel) – le terme pour « la »
Russie, « Rossyia », est un néologisme créé par les Tsars moscovites.
Ainsi, pour un Russe, encore aujourd’hui, son pays est « Rossya »
(« la » Russie) parce qu’étant « russki », il se rattache à sa « Rus »
(« une » Russie, orthodoxe avant tout).
Pour les peuples, ce
qui est réel, ce n’est donc pas la nation du nationalisme : ce sont des
petites nations (provinces), reliées par l’appartenance à un même
« monde mental » (la religion). C’est pourquoi, remarque Hobsbawm au
passage, la « Sainte Russie » ne définit pas une « nation » au sens que
ce terme a pris en Occident (elle n’est définie ni par la langue, ni par
le Peuple Souverain, mais par l’inscription des terroirs dans un monde
mental partagé). On en trouve une version fort différente, mais
finalement tout aussi éloignée de la conception contemporaine de la
« nation », dans le cas très particulier de la Suisse : unie ni par la
langue, ni par l’ethnie, la Suisse l’est par un contrat reliant des
cantons, le niveau d’homogénéisation restant très local. Dans les deux
cas, l’architecture générale renvoie à une conception de la communauté
charnelle très restreinte, encadrée par un « monde mental », ou par un
« monde contractuel » supérieur, mais qui ne prétend pas traduire une
réalité charnelle quotidienne.
Cette ancienne
conception des très grands ensembles fédérateurs (assez proche au fond
de celle du Royaume de France), antérieure au nationalisme, a été en
Occident balayée avec la chute des monarchies de droit divin (en France,
en 1789). Le nationalisme, idéologie bourgeoise (cf. ci-dessus) a
permis de recycler une partie de cette mystique dans un cadre favorable à
la domination bourgeoise. Mais ce recyclage implique qu’à l’intérieur
de l’idéologie bourgeoise, des éléments fondamentalement extérieurs au
monde bourgeois ont été importés.
D’où une situation
fondamentalement chaotique, religion, communautarisme local et autres
vecteurs d’identification collective venant constamment interagir avec
la conception héritée du nationalisme bourgeois, pour la nourrir et, en
même temps, la parasiter. Concrètement, la nation est certes
aujourd’hui structurée par la conscience partagée d’avoir appartenu à
une entité politique durable ; mais cette conscience elle-même est
éclatée entre divers niveaux, qui coexistent anarchiquement. En
pratique, donc, l’organisation du monde bourgeois par l’échelon national
est structurellement instable.
Cette instabilité
implique que le contenu de l’idée nationale est constamment
renégociable. Donc, il est susceptible, suivant les moments de
l’Histoire, d’être investi soit par les bourgeoisies, soit par leurs
adversaires. Le nationalisme, en ce sens, n’est pas un acteur de
l’Histoire, mais un enjeu, un lieu où s’affrontent les véritables
acteurs. Hobsbawm, ici, souligne que la « Nation » révolutionnaire de
1790-1793, en France, a constitué un cas d’école : à la fois inscription
de tous les Français dans le cadre conceptuel produit par la
bourgeoisie nationale, elle a, aussi, impliqué que ce cadre était
théoriquement co-construit par tous les citoyens. En réalité, derrière
la définition de la nation, se cache donc le combat pour la définition
de sa définition. Le combat visible oppose les centralistes aux
partisans de l’ancienne conception. Mais sous ce combat, un autre combat
oppose, au sein des centralistes, ceux qui veulent la nation comme
outil de la domination bourgeoise et ceux qui la veulent comme
instrument d’encadrement et de dépassement de cette même domination.
Combat gagné par la
bourgeoisie (Thermidor). Pour Hobsbawm, la démocratie bourgeoise a été
au XIX° siècle et au début du XX°, fondamentalement, le cadre construit
par la bourgeoisie pour rester maîtresse du nationalisme. Il s’agissait
d’ouvrir au débat un espace clos, afin de le laisser s’épancher tout en
le gardant sous contrôle. Ainsi, le patriotisme, potentiellement une
force révolutionnaire, devint l’instrument d’une conception
réactionnaire de la nation en devenir – d’où le chauvinisme, idéologie
qui devait aider au déclenchement de la Première Guerre Mondiale, et son
expression extrême, le racisme d’Etat.
En conclusion et pour
résumer : aux yeux d’Hobsbawm, le patriotisme n’est pas, en soi, une
idéologie bourgeoise. C’est une idéologie captée par la bourgeoisie – à
travers les nationalismes d’Etat. Le caractère réactionnaire de l’idée
de nation ne tient pas à la substance de cette idée (en elle-même assez
évanescente), mais à la capacité que développa la bourgeoisie
d’instrumentaliser le concept, et d’en maîtriser habilement
l’investissement émotionnel collectif. D’où, exemple paroxystique
souligné par Hobsbawm, la coexistence, dans les nationalismes des années
30, de fascisme, d’antifascisme, de droite et de gauche – comme si, à
tout moment, dès qu’une tendance politique desserre son étreinte sur le
manche du drapeau, la tendance opposée voulait s’en saisir.
Et maintenant ?
Hobsbawm commence,
pour analyser la situation présente, par démolir méthodiquement le
discours sur le déclin des nationalismes. En réalité, fait-il observer,
avec l’explosion de la Yougoslavie et de l’URSS, le nombre d’entités
souveraines se réclament plus ou moins ouvertement du principe des
nationalités n’a cessé d’augmenter. Inversement, le monde musulman
semble travaillé par une remise en cause des nationalismes arabes. Le
mouvement n’est donc nullement homogène, et le principe des
nationalités, fort ici, est affaibli là. Il n’y a ni déclin, ni
expansion du nationalisme : il y a mutation.
C’est que le
nationalisme est devenu, pour l’essentiel, une expression de défense
face à la globalisation – alors qu’il avait été, par le passé, une
offensive contre les structures locales. C’est donc toujours une force
agie, mais au lieu de l’être par des bourgeoisies nationales qui veulent
un marché national, elle l’est tantôt par une bourgeoisie
transnationale qui veut détruire les Etats-nations (désormais dépassés)
en soutenant des micro-nationalismes, tantôt par des opposants à la
bourgeoisie transnationales, qui veulent eux préserver ces Etats, contre
un gouvernement mondial latent.
L’ambiguïté du
nationalisme, agi plus qu’acteur, s’est maintenue, mais elle le
positionne sur un nouveau front, selon de nouveaux clivages. C’est
pourquoi le nationalisme est de plus en plus difficile à penser comme il
le fut jadis : la brique de base de l’internationalisme. Ce n’est plus
une étape vers l’unification, c’est un frein à l’étape ultérieure.
Investi par des revendications identitaires traduisant souvent une
véritable panique face à un monde devenu totalement indéchiffrable, le
nationalisme est devenu une idéologie défensive : telle est la thèse
d’Eric Hobsbawm.
De toute évidence,
c’est la thèse d’un adversaire des nationalismes – Hobsbawm voit en eux
une fausse idée, simple leurre des véritables forces agissantes.
Mais c’est aussi, pour les nationalistes, la thèse d’un adversaire intelligent, qu’il faut lire et comprendre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire