Le Figaro Magazine - 21/05/2011
Abolies
par la Révolution, les lettres de cachet délivrées au nom du roi
permettaient aux Français de régler directement des litiges privés. Au
prix de certains abus.
En 1717, Voltaire
passe onze mois à la Bastille pour avoir composé une satire insultant le
Régent et, en 1726, il y est emprisonné sept jours à la suite d'une
altercation avec le chevalier de Rohan. En 1730, l'écrivain s'associe
cependant à une démarche demandant au lieutenant général de la police
d'intervenir contre une voisine, tripière de son état, dont la conduite
fait scandale (ivresse, tapage, injures à l'égard des passants). Le
commissaire du quartier ayant confirmé les faits, mais souligné que la
commerçante se plaint de son côté d'être maltraitée par les domestiques
de Voltaire, ce dernier revient à la charge et obtient l'enfermement de
la malheureuse. « Même Voltaire, le grand Voltaire, commente l'historien Claude Quétel, deux
fois victime d'une lettre de cachet, n'a pas hésité à utiliser cet
instrument pour ses propres intérêts, fort mesquins en l'occurrence. »
La lettre de cachet,
stigmatisée comme un symbole de l'arbitraire royal, fait partie de la
légende noire de l'Ancien Régime. Michelet y voyait « l'essence et la vie même de ce gouvernement
». L'opprobre est resté depuis sur un outil judiciaire qu'il est
impossible de comprendre si on ne fait pas l'effort de se replacer dans
les mentalités et la société qui l'a vu naître. Depuis l'étude menée par
Frantz Funck-Brentano, historien qui eut son heure de gloire avant et
après la Grande Guerre et qui avait travaillé dans les archives de la
Bastille, peu de chercheurs se sont penchés sur le sujet. C'est pourquoi
le livre plein d'anecdotes que lui consacre Claude Quétel, directeur de
recherche honoraire au CNRS et auteur d'une Histoire véritable de la Bastille (rééd. Larousse 2006) et d'une Histoire de la folie (Tallandier, 2009), est le bienvenu *.
L'expression « lettre
de cachet » apparaît au XVIe siècle. Mais son origine remonte plus
loin. Dans la monarchie française, le roi est la source de la justice.
En pratique, cette justice est rendue en son nom par des officiers -
c'est « la justice déléguée » -, mais le monarque conserve une partie de
l'activité judiciaire (« la justice retenue »), qu'il exerce soit en
son conseil, soit à travers des commissaires spéciaux constitués en
chambres de justice, soit enfin par des décisions purement personnelles.
Les lettres de cachet relèvent de cette dernière catégorie. Au Grand
Siècle, elles sont un reliquat du lien direct qui existait entre le roi
et le peuple, au Moyen-Âge, quand Saint Louis rendait la justice sous
son chêne. Dans ses Mémoires, Louis XIV s'en vante encore : « Je
donnai à tous mes sujets sans distinction la liberté de s'adresser à
moi, à toute heure, de vive voix et par placets (afin) de rendre la
justice à ceux qui me la demandaient immédiatement .»
Les lettres de cachet
sont des ordres particuliers que le roi expédie par lettre close (par
un cachet) et qui portent sa signature, même si elle n'est pas de sa
main, et celle d'un secrétaire d'Etat. Il s'agit d'abord d'ordres
d'emprisonnement concernant des accusations d'atteinte à la sécurité du
royaume : le Grand Condé ou Fouquet sont arrêtés ainsi. Mais à partir de
Louis XIV s'y ajoutent les affaires touchant l'ordre public au sens
large. Sous Louis XV, signe de leur banalisation, les lettres sont des
imprimés qui ont été remplis et qui ne portent pas nécessairement la
signature royale.
L'immense majorité
des requêtes sont présentées par des particuliers qui aspirent à faire
interner, pour un temps bref, des personnes avec qui ils ont un litige,
le temps que les coupables se repentent ou réparent leur faute. Le
lieutenant de police reçoit ainsi des plaintes concernant toutes sortes
d'affaires privées : prêts non remboursés, enfants dépensiers, liaisons
adultères, dérangement mental. Pour les familles qui souhaitent agir
vite et discrètement, la lettre de cachet évite les lenteurs du circuit
judiciaire et, en un temps où l'honneur du nom a du sens, épargne le
parfum de scandale laissé par une condamnation régulière.
Les internés sont en général à la charge de leur famille, et ne sont pas mélangés avec des prisonniers classiques. « Dès
le début du XVIIIe siècle, observe Claude Quétel, le succès des lettres
de cachet est devenu tel, à Paris aussi bien qu'en province, que le
pouvoir royal se trouve dans l'impossibilité de fournir lui-même les
maisons susceptibles d'enfermer tous les correctionnaires et tous les
insensés. » La Bastille, le château de Vincennes ou le
Mont-Saint-Michel sont donc loin d'être les seuls établissements où
peuvent conduire les lettres de cachet : de Bicêtre à la Salpêtrière,
les hôpitaux sont sollicités, de même que des dizaines de couvents et de
dépôts de mendicité.
Normalement,
l'autorité administrative enquête afin de vérifier les accusations
portées, afin de se garantir contre la partialité des proches. Un grand
nombre de requêtes, insuffisamment fondées, sont d'ailleurs rejetées.
Cependant, la place prépondérante laissée à l'opinion personnelle des
hommes chargés de délivrer des lettres de cachet et les procédures
entièrement secrètes dont le système s'entoure laisse également la place
à de grands abus. Sous Louis XVI, les lettres de cachet sont critiquées
avec intelligence par Malesherbes et avec virulence par Mirabeau - qui
oublie qu'elles lui ont sauvé la vie, lui qui avait été enfermé comme
fils indigne, échappant à une condamnation à mort par contumace pour
rapt d'une femme mariée. Les récits de Latude, l'évadé de la Bastille,
nourrissent la légende noire d'une institution désormais obsolète, dont
les cahiers de doléances demandent la suppression. En 1790, sur
proposition du roi, les lettres de cachet sont abolies par l'Assemblée
constituante. Cela n'empêchera pas la Révolution, quelques mois plus
tard, d'inaugurer d'autres formes d'arbitraire judiciaire, celles-là
redoutablement sanglantes.
Jean Sévillia http://www.jeansevillia.com/
*Les Lettres de cachet. Une légende noire, de Claude Quétel, Perrin.
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