LE 9 mars 1945, en Indochine, dans la nuit, l'armée japonaise frappait. En s'attaquant aux forces françaises, les Nippons ouvraient sans doute, le premier acte d'une des plus sanglantes tragédies du vingtième siècle. Mais cette guerre, qui allait déclencher une cascade de conflits atroces par leur cruauté et leurs séquelles, on ignore trop que C'EST LE GÉNÉRAL DE GAULLE QUI L'AVAIT VOULUE.
Simplement parce que, fidèle à son personnage, il jugeait " indigne et dérisoire " la « complaisante passivité », c'est-à-dire la neutralité de l'Indochine. Il la voulait parce qu'il ne pouvait accepter de la seule condescendance des Alliés le droit de parler en vainqueur aux Nippons.
Les textes sont là, indiscutables. Pour le général. « malgré le manque d'effectifs et de moyens matériels, la participation de nos farces aux opérations militaires en Extrême-Orient était une nécessité »(...),« Seule notre participation effective et par les armes à la libération de l'Indochine pourra nous rétablir dans la plénitude de nos droits », écrivait-il le 29 février 1945 au chef de la Résistance en Extrême-Orient, le général Mordant.
LE MYTHE DE LA RÉSISTANCE ET SES RAVAGES
Mais De Gaulle ne voyait pas la guerre comme un simple affrontement entre deux armées. Il essaya de créer là-bas un mouvement de Résistances comparable à celui qui lui avait si bien réussi en France. Il affirmait : " C'est surtout de l'efficacité de cette résistance intérieure de l'Indochine que dépendra le retour incontesté de l'Indochine à l'Empire français. " De plus, proclamant que les Indochinois se sentaient les « enfants de la mère patrie », il imagina une résistance associant colons et colonisés. Il écrivait au général Mordant : « Je ne conçois pas la résistance comme étant uniquement militaire, je la conçois comme faisant entrer dans le combat et dans la lutte aussi bien les autorités civiles que la population française et indochinoise. »
Et aux Français, De Gaulle déclarait : " Il est essentiel, qu'elle (la résistance intérieure) se dresse et qu'elle combatte (les Japonais). (...) Il y va de l'avenir de l'Indochine française. Oui, de l'Indochine française, car, dans l'épreuve de tous et dans le sang des soldats est scellé, en ce moment, un pacte solennel en la France et les peuples de l'Union indochinoise. "
Bref, Charles De Gaulle considérait la lutte comme un " creuset bouillonnant " d'où sortirait une nouvelle solidarité franco-indochinoise.
Les faits contrecarrèrent rapidement ces calculs. Le 14 mars, dans un discours radiodiffusé, De Gaulle présentait le drame en ces termes : " De durs combats se sont engagés en Indochine depuis six jours entre les forces françaises et les forces japonaises. (...) Aujourd'hui la lutte engagée entre l'envahisseur et nos forces d'Indochine se déroule suivant le plan arrêté par le Gouvernement et sous les ordres des chefs qu'il a désignés. " En réalité, la surprise fut complète : en quelques jours 200 officiers, 900 sous officiers et soldats français furent tués, le reste capturé ou contraint à la retraite, telles les deux colonnes commandées par les généraux Sabattier et Alessandri qui parvinrent à se réfugier en Chine.
Quant au renouveau des rapports franco-indochinois, il prit un tour imprévu. Dès l'annonce du coup de force, après avoir adressé ses félicitations aux Nippons, l'empereur Bao-Dai déclara que l'action japonaise libérait le Vietnam de la domination étrangère et le 11 mars, le « Du » n° 1 (proclamation impériale) déclarait : " Le Gouvernement du Vietnam proclame publiquement que, à dater de ce jour, le traité de protectorat avec la France est aboli et que le pays reprend ses droits à l'indépendance. " Peu après, le Cambodge suivait la même voie.
Même attitude dans les classes populaires. Bien loin de s'entendre avec les Français pour organiser une résistance commune, elles manifestèrent violemment contre eux. La presse se lança dans d'énergiques campagnes contre le colonialisme, soulignant l'immixtion continuelle des Français dans les affaires indochinoises, l'emprisonnement des patriotes, l'exploitation économique. Et les manifestations se succédèrent.
UN HOMMAGE INATTENDU À LA FRANCE
Paradoxalement les Nippons conseillèrent la modération. Ayant éliminé l'armée française, ils auraient souhaité bouleverser le moins possible l'administration du pays.
Le 16 mars, ils interdirent une manifestation de masse organisée à Saigon par les nationalistes " pour montrer la gratitude de la nation à l'égard de l'armée japonaise qui nous a délivrés de nos ennemis français ".
Le 25 avril le nouvel ambassadeur du Japon, M. Yokobama, déclarait à Hué : " Nous ne devons pas confondre un système politique avec les qualités inhérentes aux Français. Il y en a beaucoup parmi eux qui ont œuvré pour le bien de l'humanité. A l'égard de ceux-là. nous devons nous conduire selon les principes communs à la Grande Asie : « Quand un oiseau blessé se tord de douleur dans les mains du chasseur, celui-ci ne l'achève pas. » D'après l'esprit du Bushido, rien n'est plus méprisable que de maltraiter des faibles sans défense. Les autorités japonaises conseillent au peuple d'Annam d'imiter cette attitude. "
Mais les Nippons n'avaient pas compris la force du mot d'ordre d'indépendance.
Le 17 avril, l'empereur Bao Daï avait demandé au professeur Tran Trong Kim de former le gouvernement. Connu pour ses opinions nationalistes, celui-ci profita à fond de la situation. Au lendemain du coup de force, le commandement japonais avait publié une proclamation affirmant que tout Français (fonctionnaire, technicien, etc.) qui accepterait de collaborer avec le nouveau pouvoir garderait ses fonctions et percevrait le même traitement. Tentant de préserver ce qu'un accident de l'Histoire venait de restituer à son pays. Tran Trong Kim pressa les autorités nippones de renoncer à employer les ressortissants français. En quatre mois. il obtint le transfert de la plupart des services français, la dissolution du gouvernement général et la reconstitution de l'unité du Vietnam divisé par la France.
Tous les commentateurs s'accordent pour le reconnaître : le 9 mars 1945, les Nippons ne balayèrent pas seulement les forces militaires françaises, ils pulvérisèrent également nos positions économiques et culturelles. En un jour, l'emprise française s'effondre, minée à la base par la tragédie. Aux yeux des « indigènes », la France perdit le " mandat du ciel ".
INCONSCIENCE ET IGNORANCE GAULLISTES
Pourtant, inconscient de la gravité de ce qui se passait, Charles De Gaulle déclarait le 14 mars 1945 : « Nous savons bien qu'il est facile à l'adversaire japonais de bâtir par feintes et artifices-comme on fabrique un dragon de papier-, l'apparence d'un consentement apporté à sa tyrannie par les populations occupées. Mais nous connaissons assez les réalités pour ne pas nous tromper à ces faux-semblants. En vérité, jamais l'Union Indochinoise n'a été plus opposée à l'ennemi venu du Nord, ni plus résolue à trouver en elle-même, avec l'aide de la France, les conditions de son propre développement...»
Cette phraséologie n'était qu'une riposte aux désillusions, elle ornait inutilement un désastre. Pour De Gaulle, c'était l'échec complet. Jamais peut-être dans l'histoire, les conceptions d'un homme d'Etat n'avaient été aussi vite et aussi complètement balayées.
Tels sont les faits. Ils montrent que le général n'était pas, comme l'insinuait sa propagande et comme continuent à le prétendre ses thuriféraires, un homme en avance sur son temps. Il ne se doutait pas des problèmes que posaient les colonies. Il sous-estimait la passion cachée derrière le mot de nationalisme et la haine suscitée par le colonialisme. Il ne réalisait même pas que; les Vietnamiens ressentaient les simples mots d'« Union indochinoise » comme des menotte les liant arbitrairement à des pays avec lesquels ils ne ressentaient pas d'affinités.
Voyons maintenant l'interprétation que l'on donna de ces évènements. La tragédie étant trop récente, un point de vue a prévalu : celui des plus forts, donc des gaullistes. Ils ne se tourmentent pas pour savoir ce qui se serait passé si, au lien d'annoncer à coups de trompette la prochaine entrée en guerre de l'Indochine, De Gaulle avait suivi les conseils de prudence que lui prodiguaient conjointement son adversaire l'amiral Decoux et le propre chef de la Résistance, le général Mordant.
Ils ne s'étonnent pas de voir les Japonais se lancer dans une agression alors qu'ils savaient la guerre perdue et qu'ils faisaient procéder à des sondages de paix à Moscou. Ils trouvent naturel que les Nippons aient attaqué sept mois après l'arrivée des gaullistes à Paris alors que le pouvoir nouvellement installé avait déclaré la guerre au Japon le 8 décembre 1941. Ils ne remarquent même pas que, se sentant en faute, De Gaulle occulta dans ses « Mémoires » deux faits extrêmement importants : sa déclaration de guerre au Japon et l'appel qu'il lança aux populations d'Indochine de résister aux Nippons.
L'affaire semble entendue. En Extrême-Orient, le feu couvait sous la cendre. Inévitablement l'embrasement devait se produire. Néanmoins, De Gaulle souffla si ostensiblement sur les braises que certains de ses actes exigent une explication. Pourquoi voulut-il entraîner dans la guerre 40 000 Français perdus au milieu de trente millions de Jaunes hostiles au colonialisme? Et pourquoi, dans ses conférences de presse, parlait-il d'une armée de secours qui devait chasser, les Japonais, alors qu'elle n'existait pas? Et, surtout comment un homme de son âge a-t-il pu concevoir le combat comme un moyen de renouveler les relations franco-vietnamiennes?
Difficile d'escamoter de telles maladresses, d'autant plus difficile qu'en inquiétant les Japonais, elles leur fournirent un prétexte d'intervention. Au cours de l'entretien qui précéda le coup de force, les préoccupations japonaises exprimées par le délégué nippon n'eurent trait qu'aux déclarations du général De Gaulle au sujet de l'Indochine.
TOUJOURS LE BOUC EMISSAIRE AMÉRICAIN
Prétendant à la rigueur scientifique un ouvrage collectif présenté par l'Institut Charles de Gaulle ("Le général de Gaulle et l'Indochine ") a tenté de fournir une explication. Cachant les responsabilités gaullistes derrière la complexité du problème, ce livre pose la question : " Que savait exactement le général De Gaulle de l'Indochine en 1942 et 1943, lorsque il dut prendre un certain nombre de décisions très importantes? " En somme, il ne connaissait pas le problème, comme la réponse le prouve : " à partir de 1942 et de 1943, une infinité de données, de renseignements parvenaient au général De Gaulle, mais les nécessités des autres théâtres l'auraient peut-être empêché de s'intéresser directement à l'Indochine ", Ainsi, préoccupé par d'autres soucis, le général n'aurait pu se consacrer suffisamment a la question. Explication étonnante. Comme si un séjour de quatre ans en Syrie ne lui avait rien inspiré sur l'avenir des colonies! Comme si les importantes désertions de tirailleurs indochinois pendant les combats de Lang Son contre les Japonais en 1940, et lors des batailles contre les Siamois en 1941 n'avaient pas de quoi alarmer un officier de carrière !
Sentant la légèreté de l'explication, un participant proposa une justification plus subtile : " Je pense que si les Américains n'avaient pas toujours nié le caractère représentatif de ce mouvement (gaulliste), niant qu'un jour, il incarnerait tous les sacrifices consentis sur l'ensemble du territoire français occupé, si le gouvernement américain avait eu une autre position, le général De Gaulle lui-même n'aurait pas tenu à ce point à ce que la résistance intérieure de l'Indochine prépare l'entrée dans la guerre de cette terre. C'est précisément parce qu'il était sous cette pression qu'il connaissait bien, qu'il avait subie ailleurs, qu'il a prit cette décision essentielle : pour avoir le droit à la discussion au moment de la paix, il fallait revenir en Indochine les armes à la main. " En somme toujours le méme bouc émissaire : les Américains!
Jusqu'au 9 mars l'Indochine traversa le cyclone sans crise grave. lorsque De Gaulle entra à Paris, notre possession d'Extrême-Orient était florissante. Alors De Gaulle rêva. Pour parler en vainqueur, il voulut la guerre et c'est sans doute avec satisfaction qu'il accueillit la nouvelle du coup de force japonais. Il ne se doutait pas que, encore miraculeusement épargnée, l'Indochine allait devenir, et pour tout le reste du millénaire, l'Etat martyr de l 'Extrême-Orient.
Frédéric JEANNIN RIVAROL 9 mars 1985