samedi 22 août 2020
Les migrations transocéaniques
Selon la théorie classique, le premier peuplement de l'Amérique aurait été le fait de Mongoloïdes (peut-être des Eskimos) qui auraient traversé à pieds secs le détroit de Behring il y a 12000 ans, donnant naissance à la culture de Clovis. On pensait depuis 2007 que cette culture disparut brusquement, suite à l'impact catastrophique d'une comète qui aurait entraîné un fort refroidissement climatique, ainsi que la disparition de la faune locale, notamment les mammouths. Mais cette opinion vient d'être battue en brèche par deux anthropologues, David Meltzer de la Southern Methodist University, et Vance Holliday, de l'Université d'Arizona, qui estiment que rien dans les données archéologiques dont on dispose ne permet de confirmer cette hypothèse. Une équipe internationale comprenant des chercheurs brésiliens, chiliens et allemands a par ailleurs comparé les squelettes de plusieurs dizaines de Paléoaméricains avec les restes de 300 Amérindiens «modernes». Les résultats montrent que les premières cultures américaines sont probablement le résultat de deux migrations distinctes, l’une et l'autre venues d'Asie par le détroit de Behring, et non pas d'une seule. Les différences observées dans la morphologie crânienne, en particulier, démentent l'idée que les Indiens d'Amérique actuels descendent d'une même population.
D'autres recherches, effectuées ces dernières années par les archéologues James M. Adovasio, Dermis Stanford et Bruce Bradley, donnent à penser que des populations européennes sont arrivées dans le Nord-Est de l'Amérique il y a 19 000 ans, soit avant même l'apparition de la culture de Clovis. Des pointes de flèche et des lames de silex à deux faces retrouvées près de Pittsburgh, en Pennsylvanie, ainsi que sur le site de Cactus Hill, en Virginie, sont en effet typiques de l'industrie solutréenne qui s'est développée, sur le territoire de la France et de l'Espagne actuelles, entre 21 000 et 17 000 ans av. notre ère (cette industrie ayant été remplacée, vers -15000 ans, par l'industrie magdalénienne). Les Solutréens auraient traversé l'Atlantique, à partir du golfe de Biscaye, en utilisant des techniques assez semblables à celles des Eskimos.
Concernant l'Amérique du Sud, il semble bien que d'autres voyages transocéaniques aient eu lieu à date très ancienne. Des analyses de groupes sanguins et de la structure de l'ADN ont établi qu'une variété de gènes spécifiquement originaires du monde sud-asiatique et afro-asiatique est également présente, en concentrations limitées, en Mésoamérique et dans certaines régions des Andes. Un type rare de virus, propre aux Amous du Japon, a été retrouvé en Équateur et en Colombie, ce qui confirme l'hypothèse de l'archéologue américaine Betty J. Meggers d'un voyage des populations Jômons vers l'Equateur vers 4000 ans av. notre ère. Des marqueurs communs aux populations chinoises et mayas ont aussi été identifiés en 1998. Mais l'exemple le plus étonnant reste la présence de l'arachide sud-américaine dans la Chine néolithique d'il y a 4000 ans, qui a été vérifiée par Carl Johanessen et Simming Wang dans les années 1990. S.C. Jett, quant à lui, a découvert des résidus de nicotine (d'origine américaine) et de cocaïne (d'origine andine) dans des momies de l’Égypte ancienne, ainsi que des traces de cannabis eurasiatique dans des cadavres précolombiens du Pérou. Les langues amérindiennes auraient elles mêmes été influencées par l'arrivée de voyageurs océaniques, et ne dériveraient donc pas seulement de la seule migration terrestre eskimo.
Sources : PloSONE, 14 juin 2010; Current Anthropology, octobre 2010.
éléments N°138 janvier-mars2011
Des chercheurs croient avoir découvert les plus anciennes œuvres d’art au Royaume-Uni - photos
Une dizaine de pierres gravées découvertes sur l’île britannique de Jersey seraient les plus anciennes œuvres d’art jamais retrouvées au Royaume-Uni.
Entre 2015 et 2018, une équipe de chercheurs travaillant sur l’île Anglo-Normande de Jersey a mis au jour 10 fragments de pierres taillées qui présentaient des dessins abstraits. Selon leurs conclusions publiées dans la revue PLOS One, ces objets vieux de 15.000 ans peuvent être considérés parmi les plus anciennes œuvres d’art connues à ce jour.
Les scientifiques estiment que les pierres gravées seraient l’œuvre des Magdaléniens, l’une des premières cultures de chasseurs-cueilleurs qui a vécu il y a entre 23.000 et 14.000 ans. Cette époque est marquée par l’épanouissement de l’art primitif, avec la décoration des grottes, d’outils et d’armes, ou encore la gravure d’os et de pierres.
La découverte des pierres «montre que la création artistique était une partie importante de la boîte à outils des pionniers magdaléniens, autant au camp que dans les grottes», souligne le docteur Edward Blinkhorn, directeur des fouilles sur le site.
vendredi 21 août 2020
Le village et la communauté rurale d’ancien régime
Intervention donnée à l’Université d’été de Civitas, le 16 août 2019
Introduction :
Au milieu du XVIIe siècle, en 1687 exactement, le moraliste Jean de la Bruyère, connu pour ses « caractères », écrivait des paysans français : « L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par les campagnes, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible : ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes.
Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines : ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi, de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. »
Voltaire en 1769, désireux de dénoncer l’oppression subie par les paysans de la part des évêques qui régissaient le carême, écrit : « Est-il quelqu’un qui ignore que nous ne mangeons jamais de viande ? … Peu d’entre nous ont la consolation d’un bouillon gras dans leurs maladies »
Jolies descriptions qui donneront des idées aux hommes des Lumières au siècle suivant : le paysan est un abruti arriéré penché sur la glèbe ; il boit de l’eau, se nourrit mal de pain noir et de racines ; pourtant il mériterait de pouvoir manger de ce pain qu’il a semé et qui nourrit les autres hommes.
Difficile en effet de ne pas souhaiter à un tel arriéré de bénéficier du progrès. On va s’occuper de lui.
Ce progrès aura nom Lumières, et sera conquis grâce à la Révolution.
- Au commencement était la communauté
En 1590 un jurisconsulte, Guy Coquille, écrit : « avant que les proprietez des choses fussent distinctes, tout estoit public et commun. .. Les premiers Autheurs des loix qui ont réglé les peuples pour les faire vivre en paix… ont réservé au public pour demeurer en sa première nature ce qui estoit nécessaire pour tous ensemble…. Suivant ce, se peut dire que le seigneur d’un pré en prairie n’est pas seigneur de la pleine propriété, mais seulement pour s’en servir selon ce que la Coutume luy en a donné puissance et permission.
jeudi 20 août 2020
Louis-Philippe, le juste milieu
Entre 1830 et 1848, Louis-Philippe a pratiqué une politique centriste et libérale : un « juste milieu », pouvant rappeler l’ « en même temps » macronien. Mais ce règne méconnu est aussi marqué par un relatif conservatisme, une quête déçue) de légitimité et un vœu (pieux ?) de réconciliation.
« À toutes les gloires de la France ». C'est ce que proclament les frontons des ailes du Nord et du Midi. Ces mots rappellent que le château de Versailles est devenu en 1837 sur ordre de Louis-Philippe, un « musée de l'Histoire de France ». Vaste déménagement ! Logeant jadis princes et nobles, les ailes accueillent désormais des œuvres d'art. Ainsi, les architectes Nepveu et Fontaine aménagent les lieux pour forger la Galerie des Batailles. Pièce maîtresse du musée, longue de 121 mètres, la Galerie est une frise chronologique des gloires françaises depuis Pharamond (ancêtre de Clovis) jusqu'aux conquêtes algériennes. Toute l'idéologie de la monarchie de Juillet - esprit de synthèse, « juste milieu » - transpire de ces murs. Se côtoient bataille de Poitiers, dimanche de Bouvines, libération d'Orléans et canonnade de Fleuras. On a « installé le présent dans le passé, 1789 vis-à-vis de 1688, l'empereur chez le roi, Napoléon chez Louis XIV » et « donné à ce livre magnifique qu’on appelle l'Histoire de France cette magnifique reliure qu'on appelle Versailles » (Hugo).
Palais-Royal et bonnet rouge
On croise des bustes de Simon de Montfort et de maréchaux d'Empire. Côté Nord, se déploie la Salle des Croisades. Derrière l'évidente inspiration orientaliste, se cache un hommage intéressé aux familles légitimistes, que Louis-Philippe souhaite s'attacher. Une « Vieille France » d'extraction chevaleresque que le roi des Français essaie sans doute de flatter en posant, sur un tableau célèbre, aux côtés d'une statue de Jeanne d'Arc.
Louis-Philippe à Versailles, tout un programme ! C'est l'objet même de l'actuelle exposition tenue au Château, qui permet de mieux comprendre ce que Versailles dit de la monarchie de Juillet. Le régime naît quinze ans après Waterloo. Le feu de la légende napoléonienne couve, et est ranimé par le retour des cendres de l'Empereur, orchestré par Louis-Philippe en 1840. Le roi-bourgeois entend ainsi réconcilier les Français, utiliser l'aura du vainqueur d'Austerlitz et convoquer, sous son patronage de père de la Nation, « toutes les gloires de la France ». De Mérovée à lui-même, en passant par Saint Louis et Bonaparte embrasser tout l'être français en escamotant les blessures de son corps meurtri, telle est l'ambition de Louis-Philippe. C'est ainsi que la visite du Versailles actuel peut sembler hétéroclite. On croit toquer à la porte des Bourbon, et nous voici devant l'immense toile du sacre de l'Empereur, signée David. On penserait toucher du doigt la seule mystique du trône et de l'autel, mais l'on se retrouve entre un portrait de La Fayette et une toile de Valmy, et l'odeur de la poudre nous monte au nez. C'est l'histoire de sa vie que Louis-Philippe met en scène. Elle épouse autant les convulsions du siècle que son nom plonge dans les tréfonds de la France monarchique.
Louis-Philippe d'Orléans naît au Palais-Royal en 1773. Duc de Valois puis duc de Chartres, il est frotté de philosophie libérale par la comtesse de Genlis. Son père Philippe, duc d'Orléans, est acquis aux idées nouvelles. Tous deux s'enthousiasment pour le changement, se rapprochent des Jacobins. Mais c'est au feu que le jeune duc de Chartres va se faire un nom. Général révolutionnaire, il combat à Valmy et Jemappes. Puis la France entre dans la Terreur. Louis-Philippe, fils de régicide, est regardé avec méfiance par les royalistes. Il perd aussi son crédit auprès des acharnés de la Révolution. À la mort du père, il fuit la France et parcourt le monde, de la Suisse aux États-Unis, en passant par les pays nordiques et bien sûr l'Angleterre. C'est au cours de ces exils que Louis-Philippe prend le temps de se marier, à Païenne, avec une princesse des deux Siciles. Le Palazzo d'Orléans, propriété de la famille jusque dans les années 1950 et aujourd'hui siège de la présidence sicilienne, garde la mémoire de ce séjour orléaniste au pays des Sicules. Sous l'Empire, Louis-Philippe demeure un proscrit, et ce n'est qu'avec la Restauration qu'il pourra rentrer à Ithaque ou, plus exactement, au Palais-Royal. Toujours libéral, plus que jamais pragmatique, avec une pointe d'opportunisme, le voilà héraut de l'opposition modérée. C'est presque un coup de chance s'il emporte la mise à l'été 1830, alors que l'émeute gronde dans Paris et que l'on craint le retour des pires heures de la Terreur. Charles X est tombé par la rue, mais c'est par les notables que Louis-Philippe accède au pouvoir. Il donne des garanties. Sa loi fondamentale ? La Charte, consacrant notamment la liberté de la presse. Son drapeau ? Le tricolore. Son titre ? « Roi des Français », expression utilisée naguère, une seule fois, en 1791 par un Louis XVI monarque constitutionnel.
Juste milieu et équilibre européen
Ces dix-huit ans de règne forment une parenthèse bourgeoise et libérale, dans un siècle où la fièvre révolutionnaire monte et redescend. Bourgeois, Louis-Philippe l'est politiquement mais aussi dans sa vie privée. Une toile le dépeint quittant le Château à cheval, entouré de ses fils. Derrière lui se profilent la silhouette de Louis XIV et les trois couleurs. Au pouvoir, Louis-Philippe ne peut que heurter les authentiques conservateurs, royalistes et légitimistes, lesquels fonderont leurs espoirs sur le jeune duc de Bordeaux. Chateaubriand refuse de servir cette « monarchie bâtarde octroyée de je sais qui ». Entouré de libéraux tels Guizot ou Thiers, on comprend bien que son règne diffère de celui de ses cousins. Il lui manque la légitimité du sang, l'onction du sacre et le soutien des campagnes. En 1832, la duchesse de Berry tente de soulever l'Ouest blanc contre l'usurpateur, en vain.
La monarchie de Juillet se définit plutôt comme un point final à l'épisode révolutionnaire. « La dynastie d'Orléans est le dernier résultat de la révolution de 1789 [… ] le changement de dynastie qui vient de se faire […] a pour caractère d'annoncer que cette révolution est finie et consommée irrévocablement » (Journal des débats, 10 août 1830). Il y a du Bonaparte, dans cette volonté de capter l'héritage de 89 tout en décrétant achevé le moment révolutionnaire.
Mais contrairement à l'Empereur, le roi des Français pratique une politique étrangère faite d'équilibre. Là où les bonapartistes souhaitent l'expansion et la rupture des traités, Louis-Philippe rassure Vienne et Londres. Dès 1830, il refuse d'annexer la Belgique fraichement libérée des chaînes hollandaises, car un protectorat français au plat pays aurait suscité l'ire anglaise et menacé la paix. En 1832, quand la même Belgique est à nouveau menacée par les Bataves, l'armée française délivre Anvers pour maintenir la souveraineté belge. Là encore, un maître mot modération, équilibre européen. Bainville compare cette realpolitik à celle menée par Fleury, un siècle plus tôt. Modérée et rondouillarde en Europe, la puissance française s'étend en Algérie. Le duc d'Aumale, fils du roi, s'illustre lors de la prise de la Smalah d'Abdelkader haut fait que commémore une gigantesque toile exposée à Versailles.
Les années passent. Le « roi des Français » compte sur sa double légitimité, révolutionnaire et historique, moderne et classique, libérale et conservatrice, pour enraciner son pouvoir au lieu de cela, c'est une double illégitimité, dynastique et sociale, qui le menace. Un orage gronde dans le pays la question ouvrière, corollaire politique de l'industrialisation du pays et de la paupérisation des classes laborieuses. S'appuyant sur une notabilité distinguée par l'impôt, le roi des Français semble un géant aux pieds d'argile. Selon Bainville, « la monarchie de Juillet portait en elle-même une grande faiblesse. Elle était née sur les barricades. Elle était sortie d'une émeute tournée en révolution. Et cette révolution avait été soustraite à ceux qui l'avaient faite par des hommes politiques qui n'avaient pas paru dans la bagarre […]. Cette combinaison était artificielle. L’émeute avait éclaté à Paris et s'il était entendu, depuis 1789, que Paris donnait le ton à la France, la grande masse du pays était restée étrangère au renversement de Charles X autant qu 'à la fondation du régime nouveau ». Or, affaiblie congénitalement par la question du suffrage et sa chétive assise sociale, la monarchie de Juillet va s'effondrer, après 18 ans de pouvoir, sous la pression des barricades parisiennes : « Pas plus qu'en 1830, le gouvernement n'a prévu l'attaque ni préparé sa défense. Comme Charles X, Louis-Philippe renonce au trône, sans en appeler au pays, dès que Paris s'est prononcé » (Bainville, Histoire de France).
En même temps ?
Dans un récent ouvrage, L'Histoire se répète toujours deux fois (Larousse), Dimitri Casali et Olivier Gracia voient en Macron un nouveau Louis-Philippe. C'est assez vrai dans la mesure où tous deux, s'appuyant sur une bourgeoisie aisée et les milieux d'affaires, se réclament du centre. Contrairement à ce qu'écrivait René Rémond, l’orléanisme n'est pas une droite mais bien un centre, un « juste milieu ». Ancêtre lointain de l’ « en même temps ». Mais comparaison n'est pas raison, et les différences abondent aussi, si l'on examine la profondeur des deux projets. Là où Louis-Philippe, avec ses défauts, tâchait de renouer la chaîne des temps, Macron, lui, se veut l'apôtre d'un « Nouveau Monde » en guerre contre les conservateurs. Le premier fut duc de Chartres et général à Valmy : le second, « Mozart de la finance » et young leader. Deux siècles les séparent.
Un ultime point commun ? Le mince socle populaire et, peut-être, l'odeur de poudre émanant des barricades.
François La Choüe monde&vie 17 janvier 2019 n°965
Encore de nouvelles découvertes pour compléter l'arbre généalogique de l'humanité !
En matière de paléontologie humaine, outre la preuve d'un ancien croisement entre l’Homo sapiens et l'homme de Néandertal, deux autres événements capitaux sont intervenus ces derniers mois.
L'étude de l'ADN mitochondrial (16 569 paires de bases) d'un os de doigt humain vieux de 40 000 ans retrouvé en 2008 dans la grotte de Denisova, située dans les steppes montagneuses de l'Altaï, en Sibérie méridionale, a réservé à Svante Pääbo et à Johannes Krause, ainsi qu'à leurs collègues l’institut Max Planck d'anthropologie prise de première grandeur. L'ADN de ce doigt - en l'occurrence, un doigt d'enfant - ne correspond en effet ni à celui de l'homme moderne ni à celui des Néandertaliens, dont des restes ont aussi été retrouvés dans cette grotte ! Alors que l'ADN mitochondrial de l'homme moderne et celui de l'homme de Néandertal diffèrent en moyenne par 202 positions de leurs nucléotides, l'ADN retrouvé dans la grotte de Denisova se distingue par 376 positions de celui des Néandertaliens et par 385 positions de celui de l'homme moderne. Cette découverte laisse donc supposer que l'Asie centrale était alors occupée aussi par une troisième famille humaine jusqu'ici totalement inconnue, ce qui en dit long sur la biodiversité humaine à cette époque (surtout si l'on y ajoute encore l’Homo floresiensis, découvert en 2003 sur Île de Flores en Indonésie).
Mais de quel hominidé provenait ce doigt ? Il ne peut s'agir ni d'un Homo erectus, sorti d'Afrique il y a environ 1,9 million d'années, ni d'un Homo heidelbergensis, qui est arrivé en Europe il y a environ 650 000 ans, mais peut-être d'un hominidé ayant eu il y a un million d'années le même ancêtre commun que l'homme de Néandertal et l'homme moderne, mais qui serait apparu avant eux. Selon les chercheurs, cette nouvelle espèce, à laquelle on n'a pas encore donné de nom, pourrait attester une migration venue d'Afrique dont on n'avait jusqu'à présent jamais entendu parler, mais ce n'est là pour l'instant qu'une supposition. L'ADN mitochondrial n'étant transmis que par la mère, de nouveaux éléments doivent encore être obtenus par séquençage de l'ADN nucléaire. En cas de confirmation, il s'agirait en tout cas de la première espèce humaine identifiée à ce jour sur la seule base de son ADN, et non à partir d'un examen de restes.
L'autre découverte exceptionnelle a eu lieu en Afrique du Sud et renvoie à une période beaucoup plus reculée. Les restes fossilisés d'un nouvel hominidé vieux de 1,95 million d'années, que l'on a déjà dénommé Australopithecus sediba, ont en effet été exhumés dans la célèbre grotte de Malapa, située à 15 km du site de Kerkfontain, par une équipe de l'Université du Witwatersrand à Johannesburg dirigée par Lee Berger. Ces restes, exceptionnellement bien conservés, sont ceux d’une femelle et d'un jeune mâle, probablement une mère et son fils. On pensait jusqu'ici que le premier représentant du genre Homo, issu d'une espèce d'australopithèque (Australopithecus afarensis ou Australopithecus africanus), avait été l’Homo habilis, qui vivait sur le continent africain il y a entre 2,5 et 1,5 million d'années et aurait été l'ancêtre direct de l’Homo erectus. Mais cette thèse a toujours été discutée, car on ne possède que des restes peu nombreux, donc peu fiables, d’Homo habilis. L’Australopithecus sediba pourrait être plus proche encore de l’Homo erectus, ce qui permettrait de reléguer l’Homo habilis à une branche collatérale de l'arbre généalogique de l'humanité. Cette nouvelle espèce d'australopithèque possédait en effet des caractéristiques typiques du genre Homo (longues jambes, pelvis robuste, aptitude à marcher redressé, etc.), et sa parenté avec l’Homo erectus est déjà bien attestée par la configuration générale de son squelette.
Il est à noter que les deux squelettes d’Australopithecus sediba ont séjourné en France en février dernier. C’est en effet à Grenoble, dans les installations de l'European Synchrotron radiation Facility (ESRF), que ces os ont été analysés en profondeur par les faisceaux de rayons X du Synchrotron, dont le grand spécialiste est le paléontologiste Paul Tafforeau, de l'Université de Poitiers. Après avoir voyage par valise diplomatique, les ossements ont même gagné l’ESRF sous escorte policière !
Sources : Nature Online, 24 mars 2010; Science New, 24 mars 2010; Physorg.com, 6 avril 2010; Nature, 8 avril 2010; Science, 9 avril 2010.
éléments N°139 juillet-septembre 2010
La droite, son histoire et son imaginaire
Jérôme Besnard est aujourd'hui l'un des meilleurs connaisseurs de ce que l'on appelle la droite, de son histoire, des événements qui l'ont façonnée et de ses réseaux. Il nous offre une évocation bien troussée de ses deux siècles d'existence pour mieux réfléchir à son avenir. On ne s'ennuie pas !
Propos recueillis par l'abbé G. de Tanoüarn
Vous venez de publier ce livre que l'on attendait depuis longtemps sur la droite, une droite dont vous affirmez dès votre titre, qu'elle est « imaginaire ». Qu'entendez-vous par cet adjectif ?
Je voudrais souligner qu'historiquement la droite n'est pas parvenue en France à une véritable maturité, comme on peut le constater en Grande Bretagne par exemple. En 1818, Chateaubriand créa le journal Le Conservateur qui parut jusqu'en 1820, avec tout un aréopage de talents, de Villèle à Joseph Fiévée et de Lamennais à Bonald. Las… L'aventure fut de courte durée. François Fillon de son côté, deux siècles plus tard, dans les circonstances que l’on connaît, a échoué à constituer un véritable Parti conservateur, quel que soit le nom qu'il aurait revêtu. Je crois que François Huguenin, écrivant Le conservatisme impossible (La Table ronde, 2006), avait vu cette immaturité, avait sérié cette difficulté de la droite à s'identifier elle-même. On est entré en turbulence en 1789 et à la différence des Anglais, on n'a pas digéré notre Révolution. Cela se manifeste à travers des mythes fondateurs viciés. L'invocation rituelle que l'on fait aux « valeurs de la République » est toujours imprécise. Quant à « l'Être suprême », c'est un être suprême zombie. Même les droits de l'homme sont difficiles à manier. Marcel Gauchet l'a bien vu dans son récent Robespierre, il est impossible de fonder une démocratie sur les droits de l'homme. L'universalisme, c'est bien mais ce n'est pas suffisant, comme le montrent les difficultés que nous avons aujourd'hui à décider d'une politique migratoire. Les Anglais l'ont bien vu, qui parlent plutôt des droits de la personne que de droits de l'homme. Dans la tradition anglaise de l’Habeas corpus (1215), ils entendent construire « un mur de libertés » autour de la personne. Nous, on essaie toujours d'imposer une transcendance, une idée transcendante de l'homme. On va à l'échec. C'est un peu la quête en politique d'une transcendance impossible.
Vous dites donc que l'aventure de la droite en France est un échec ?
Oui, mais néanmoins, depuis deux siècles, - c'est le second sens de mon titre - il subsiste un imaginaire de la droite, il y a des figures de droite, une filmographie de droite, une littérature aussi. Prenez les années 30 en France : ce qui reste de la droite de ces années-là, ce n'est pas l'histoire des Ligues, ce ne sont ni Marcel Bucard et ses francistes, ni l'amiral Schwerer et les camelots du roi qui s'en souvient ? Ce qui reste ce sont des individualités comme Saint-Exupéry, l'homme de droite désespéré, comme Jean Mermoz, un autre aviateur, qui était le bras droit du colonel de La Rocque et qui est mort à 34 ans sur sa machine, l'hydravion Croix du sud. Cela se passait en 1936. Je pense au livre que Joseph Kessel lui a consacré, un livre magnifique (toujours édité en Folio) Parmi les marins, il faut se souvenir d'Alain Gerbault, premier navigateur en solitaire français, ouvertement royaliste. De la même façon, la guerre d'Indochine, la Guerre d'Algérie survivent par des livres ou par des films, bien entendu au premier chef, ceux de Pierre Schœndoerffer. La droite portée par la littérature ou le cinéma subsiste comme une culture vivante. C'est ce que j'appelle la droite imaginaire.
Pourquoi dites-vous que des épisodes militaires comme les guerres coloniales sont de droite ?
Ce ne sont pas les guerres elles-mêmes qui sont de droite, ceux qui les font ne sont pas forcément à droite. Mais l'armée est de droite. Il n'en a d'ailleurs pas toujours été ainsi. Au XIXe siècle, jusqu'en 1870, l'armée était de gauche, avec de solides réflexes anticléricaux. Elle revient à droite petit à petit sous la IIIe République, de sorte qu'au XXe siècle, on peut dire que la droite en France, c'est avant tout trois grandes institutions l'armée, la littérature et l'Église.
La nation n'est-elle pas aussi l'un de ces mythes fondateurs biaises que vous évoquez ?
Il y a effectivement une difficulté à penser clairement la nation, car la nation est à la fois de droite et de gauche. Il y a bien deux nationalismes l'un révolutionnaire à gauche l'autre à droite, conservateur. Certains ont pu dire que le nationalisme a vicié la pensée contre-révolutionnaire. Je pense qu'ils ont tort. Le projet capétien est un projet national. L'action du général de Gaulle est profondément nationaliste, quelles que soient les critiques que l'on puisse lui faire. Le problème c'est quand le nationalisme devient jacobin, centralisateur, destructeur des idées locales et régionales. C'est dans cette réconciliation entre les petites et la grande patrie que la pensée de Maurras a toute sa force. Aujourd'hui, Eric Zemmour assume lui cette part jacobine transfigurée par le bonapartisme. Il est en fait - je pense qu'il ne le nierait pas - dans un nationalisme de gauche. Il a parfaitement intégré l'héritage jacobin.
Vous critiquez te schéma des trois droites, inventé par l'universitaire René Rémond...
On trouve déjà ce schéma dans le livre de Daniel Halévy sur La fin des notables. Mais je mettrai des guillemets au mot « droite ». Sur les trois droites répertoriées par Rémond, la droite légitimiste, la droite bonapartiste et la droite orléaniste, il n'y a qu'une seule véritable droite, la droite légitimiste. Les deux autres sont des centres, le centre autoritaire avec les bonapartistes, le centre libéral avec l'orléanisme. Il faut noter au passage que ce catalogue ne recoupe pas les différences dynastiques, même s'il s'en donne l'air. Le Comte de Paris aujourd'hui est idéologiquement légitimiste, tout Orléans qu'il soit. C'est un catholique social, dans la ligne de La Tour du Pin et non un libéral dans la ligne de Guizot, le grand ministre de Louis Philippe. Louis-Philippe d'ailleurs, comme l'a montré Arnaud Teyssier dans la biographie qui fait référence, était moins libéral que ses ministres. On le voit notamment à la manière dont il endosse les habits capétiens sur les questions régaliennes, en particulier sur sa vision géopolitique de l'Europe. Soulignons aussi qu'en 1848, Louis-Philippe, comme Louis XVI en 1789, refuse de faire tirer sur les émeutiers parisiens.
La droite selon vous a-t-elle un avenir ?
La droite pour avoir un avenir doit réfléchir à la nature profonde de la France, en évitant de partir d'un constat d'actualité. Il faut se garder de créer une sorte de droite fourre-tout, entre identité et souveraineté. On pourrait parler d'une tentation boulangiste, rejouée par certains au Front national. Le général Boulanger, c'est l'incarnation prématurée et brouillonne de l'esprit de revanche après la guerre de 70, le général attrape-tout, dont l'aventure s'écroula aussi rapidement que celle de Poujade dans les années 50 du XXe siècle. Si la droite se contente d'être un syndicat électoral, elle perd à coup sûr. Boulanger a pu représenter jusqu'à 80 % des Français, dénonçant la gabegie d'un régime impuissant sous influence allemande. Ni lui ni le régime qu'il dénonçait n'étaient capables de porter les aspirations du retour à une grandeur française.
Les gilets jaunes aujourd'hui sont-ils de droite ?
Le gilet jaune moyen appartient à l'ancien électorat gaulliste populaire, qui n'a été qu'en très faible partie récupéré par le Front national. C'est un électorat orphelin, porté vers l'abstention. L'homme de droite déçu est naturellement abstentionniste, cela se voit dans toutes les études électorales. La droite attend un chef qu'elle n'a pas. Force est de constater qu'il y a d'authentiques hommes de droite au Front national comme il y a d'authentiques hommes de droite aux Républicains. Il reste à la droite à trouver un chef et à ce chef à appliquer un programme compatible avec les lignes de force traditionnelles de la droite en France. C'est beaucoup plus facile à dire qu'à faire.
Êtes-vous d'accord avec ces marxistes qui prétendent qu'Emmanuel Macron, l'homme des bourgeois, est le président le plus à droite qui soit ?
Macron, comble de la droite : elle est bien bonne ! La vérité c'est que notre président n'est pas un politique. Il est le fruit de ce qu'il y a de plus mauvais dans le système élitaire français. Ce n'est même pas un technocrate l'ENA ne forme pas des technocrates parce que les énarques ne sont spécialistes en rien. Disons qu'il est intellectuellement un sous-produit de la deuxième gauche, celle de Rocard et de Delors, ce qui, effectivement, n'a rien de droite. Il n'a ni la culture de l'État, ni une vision géopolitique du rôle de la France dans le monde, ni la moindre compréhension de l'histoire de France. Les traits intéressants que l'on a pu déceler çà et là chez lui sont le fruit d'une communication incluant des conseillers idéologiques de droite. Avouez que la comédie n'a pas duré très longtemps !
Jérôme Besnard, La droite imaginaire, éd. du Cerf, 18 €
monde&vie 27 décembre 2018 N°964
20 août 1955 : massacre d’El Halia. Un voisin à ses futures victimes : « Demain, il y aura une grande fête avec beaucoup de viande »
Il y a à peine soixante ans…
Le FLN – organisation séparatiste et terroriste soutenue entre autres par la gauche française et toujours au pouvoir en Algérie – avait décidé, devant l’essoufflement de sa propagande, de passer à une stratégie sanguinaire pour faire « monter la pression » en Algérie française.
Ainsi, dans le petit village minier d’El Halia, 71 Européens furent massacrés de la façon la plus ignoble que l’on puisse imaginer.
Outre les égorgements des hommes (après ablation du sexe et vision du viol de leurs femmes et de leurs filles) et l’éventration des femmes – méthode habituelle -, on note pour la première fois des personnes dépecées, vraisemblablement tant qu’elles étaient vivantes. Ainsi que des empalements.
Souvenons-nous aussi comme des voisins chaleureux et ceux que l’on croyait des « amis » se sont transformés du jour au lendemain.
Description puis témoignage :
Massacre des travailleurs de la mine de El Halia le 20 août 1955
« El-Halia est attaqué entre 11 h 30 et midi le 25 août 1955.
C’est un petit village proche de Philippeville, sur le flanc du djebel El-Halia, à trois kilomètres environ de la mer. Là vivent 130 Européens et 2000 musulmans. Les hommes travaillent à la mine de pyrite, les musulmans sont payés au même taux que les Européens, ils jouissent des mêmes avantages sociaux. Ils poussent la bonne intelligence jusqu’à assurer leurs camarades Degand, Palou, Gonzalès et Hundsbilcher qu’ils n’ont rien à craindre, que si des rebelles attaquaient El-Halia, « on se défendrait » au coude à coude.
A 11 h 30, le village est attaqué à ses deux extrémités par quatre bandes d’émeutiers, parfaitement encadrés, et qui opèrent avec un synchronisme remarquable. Ce sont, en majorité, des ouvriers ou d’anciens ouvriers de la mine et, la veille encore, certains sympathisaient avec leurs camarades européens… Devant cette foule hurlante, qui brandit des armes de fortune, selon le témoignage de certains rescapés, les Français ont le sentiment qu’ils ne pourront échapper au carnage. Ceux qui les attaquent connaissent chaque maison, chaque famille, depuis des années et, sous chaque toit, le nombre d’habitants. A cette heure-là, ils le savent, les femmes sont chez elles à préparer le repas, les enfants dans leur chambre, car, dehors, c’est la fournaise et les hommes vont rentrer de leur travail. Les Européens qui traînent dans le village sont massacrés au passage. Un premier camion rentrant de la carrière tombe dans une embuscade et son chauffeur est égorgé. Dans un second camion, qui apporte le courrier, trois ouvriers sont arrachés à leur siège et subissent le même sort. Les Français dont les maisons se trouvent aux deux extrémités du village, surpris par les émeutiers, sont pratiquement tous exterminés. Au centre d’EI- Halia, une dizaine d’Européens se retranchent, avec des armes, dans une seule maison et résistent à la horde. En tout, six familles sur cinquante survivront au massacre. Dans le village, quand la foule déferlera, excitée par les « you you » hystériques des femmes et les cris des meneurs appelant à la djihad, la guerre sainte, certains ouvriers musulmans qui ne participaient pas au carnage regarderont d’abord sans mot dire et sans faire un geste. Puis les cris, l’odeur du sang, de la poudre, les plaintes, les appels des insurgés finiront par les pousser au crime à leur tour. Alors, la tuerie se généralise. On fait sauter les portes avec des pains de cheddite volés à la mine. Les rebelles pénètrent dans chaque maison, cherchent leur « gibier » parmi leurs anciens camarades de travail, dévalisent et saccagent, traînent les Français au milieu de la rue et les massacrent dans une ambiance d’épouvantable et sanglante kermesse. Des familles entières sont exterminées: les Atzei, les Brandy, les Hundsbilcher, les Rodriguez. Outre les 30 morts il y aura 13 laissés pour morts et deux hommes, Armand Puscédu et Claude Serra, un adolescent de dix-neuf ans qu’on ne retrouvera jamais. Quand les premiers secours arrivent, El-Halia est une immense flaque de sang.
Le groupe de fellagha est commandé par Zighout Youcef. 123 des personnes qui l’habitent, de toutes religions, de tous sexes, de tout âge et de toutes opinions politiques sont massacrés de la façon la plus ignoble que l’on puisse imaginer. (71 européens, 52 musulmans, 120 disparus). Outre les égorgements des hommes (après ablation du sexe et vision du viol de leurs femmes et de leurs filles) et l’éventration des femmes, méthode habituelle, on note pour la première fois des personnes dépecées, vraisemblablement tant qu’elles étaient vivantes.
Ce massacre résulte des nouvelles consignes du FLN qui a échoué dans sa tentative de mobiliser massivement les Français musulmans d’algérie contre la france, que ce soit par la propagande ou par la terreur. Il a également échoué dans sa tentative de créer une force militaire suffisante pour gagner des combats contre l’armée française, par manque de soutien extérieur susceptible de lui procurer des armes, aussi parce que les paras et autres troupes de choc, ramenées d’Indochine, implantent de nouvelles formes de guerre, avec des unités mobiles, et le début des opérations héliportées. Enfin de plus en plus nombreux sont les musulmans qui portent les armes françaises, d’abord protection des sections administratives spéciales nouvellement implantées, gendarmes des groupes mobiles de sécurité, puis progressivement et de plus en plus, auto défense des villages et troupes combattantes, les harkis.
Le FLN a alors décidé de faire régner la terreur, il renforce ses politiques d’attentat aveugles dans les villes, son extermination systématique des européens, ses actions de sabotage de récolte, de routes, de réseau ferré, de lignes téléphoniques qui le conduiront à la victoire. Il vise aussi les nationalistes modérés type Ferhat Abbas, dont le neveu, qui gérait sa pharmacie est égorgé pour l’exemple. Abbas comprendra parfaitement qu’il n’est plus possible de tenter une troisième force et rejoindra le Caire.
El Halia aura une autre conséquence, le gouverneur général Soustelle, qui était venu en Algérie avec la volonté de trouver une solution politique, voyant le massacre, déçu de ses contacts, décide « qu’on ne discute pas avec des gens comme ça ». Lors de l’enterrement des victimes, les personnes présentes, menées par le maire, piétineront les gerbes et couronnes offertes par les autorités préfectorales et militaires et feront une conduite de Grenoble au sous préfet.
Soustelle écrira : « Les cadavres jonchaient encore les rues. Des terroristes arrêtés, hébétés, demeuraient accroupis sous la garde des soldats….Alignés sur les lits, dans des appartements dévastés, les morts, égorgés et mutilés (dont une fillette de quatre jours) offraient le spectacle de leurs plaies affreuses. Le sang avait giclé partout, maculant ces humbles intérieurs, les photos pendues aux murs, les meubles provinciaux, toutes les pauvres richesses de ces colons sans fortune. A l’hôpital de Constantine des femmes, des garçonnets, des fillettes de quelques années gémissaient dans leur fièvre et leur cauchemars, des doigts sectionnés, la gorge à moitié tranchée. Et la gaieté claire du soleil d’août planant avec indifférence sur toutes ces horreurs les rendait encore plus cruelles «
Le 20 août 1955, « une date terrible, une date inoubliable » dira Yves Courrière dans son Histoire de la guerre d’Algérie » (ed. Taillandier). Ce jour-là, Zighout Youssef, le chef de la willaya 2, lance la population civile de certains douars du Nord-Constantinois contre les Européens. A El-Halia, petit centre minier près de Philippeville, cent trente-deux personnes sont assassinées dans des conditions barbares.
Marie-Jeanne Pusceddu témoigne:
Le 20 août 1955 j’étais à El-Halia
Je m’appelle Marie-Jeanne Pusceddu, je suis pied-noir, née à Philippeville en 1938 de parents français, d’origine italienne. Mes parents étaient des ouvriers; toute ma famille, frères, oncles, cousins, travaillait à la mine d’El-Halia, près de Philippeville. Ce petit village d’El-Halia n’était qu’un village de mineurs, d’artisans qui travaillaient dur dans la mine de fer. Il y avait également des ouvriers arabes avec qui nous partagions, au moment de nos fêtes respectives, nos pâtisseries et notre amitié. Ils avaient leurs coutumes, différentes des nôtres, nous nous respections. Nous étions heureux. Les « événements d’Algérie » ont commencé en 1954. Mais pour nous, la vie était la même, nous ne nous méfions pas de nos amis arabes.
Je me suis mariée le 13 août 1955, nous avons fait une belle fête et tous nos amis étaient là, notamment C., le chauffeur de taxi arabe que nous connaissions bien. Avec mon mari, nous sommes partis en voyage de noces. Le 19 août 1955, avec mon mari André Brandy (ingénieur des mines employé au Bureau de la recherche minière d’Algérie ), nous avons pris le taxi de C. pour rentrer à El-Halia. Pendant le trajet, C. nous dit: « Demain, il y aura une grande fête avec beaucoup de viande ».
Je lui répondis: « Quelle fête ? Il n’y a pas de fête ».
Je pensais qu’il plaisantait. Le lendemain, 20 août, tous les hommes étaient au travail à la mine sauf mon mari. Il était juste midi, nous étions à table, quand soudain, des cris stridents, les youyous des mauresques et des coups de feu nous ont surpris. Au même moment, ma belle-sœur Rose, sa petite dernière Bernadette (trois mois) dans les bras arrive, affolée, suivie de ses enfants, Geneviève 8 ans, Jean-Paul 5 ans, Nicole 14 ans, Anne-Marie 4 ans. Son aîné Roger, âgé de 17 ans, était à la mine avec son père. Avec ma mère, mon frère Roland de 8 ans, Suzanne ma soeur de 10 ans, Olga mon autre soeur de 14 ans et mon mari, nous avons compris qu’il se passait quelque chose de grave. Les cris étaient épouvantables. Ils criaient: « Nous voulons les hommes ». Je dis à mon mari : « Vite, va te cacher dans la buanderie! ».
Nous nous sommes enfermés dans la maison, mais les fellaghas ont fait irruption en cassant la porte à coup de hache. A notre grande stupeur, c’était C., le chauffeur de taxi, « l’ami » qui avait assisté à mon mariage. Je le revois encore comme si c’était hier. Il nous a poursuivis de la chambre à la salle à manger, puis dans la cuisine; nous étions pris au piège. C., avec son fusil de chasse, nous menaçait. Il a immédiatement tiré sur ma pauvre mère, en pleine poitrine, elle essayait de protéger mon petit frère Roland. Elle est morte sur le coup avec Roland dans ses bras, lui aussi gravement atteint. Ma belle-sœur Rose a été tuée dans le dos. Elle gardait son bébé contre le mur, ma jeune soeur Olga s’est jetée, dans une crise d’hystérie, sur le fusil, il a tiré à bout portant, la blessant salement. Il nous narguait avec son fusil. Bravement et affolée, je lui dis: « Vas-y! Tire! Il ne reste plus que moi ». Il a tiré, j’ai reçu la balle à hauteur de la hanche, je n’ai même pas réalisé et il est parti. J’ai pris les enfants, les ai cachés sous le lit avec moi, mais je souffrais trop et je voulais savoir si mon mari était toujours vivant. Je suis allée dans la buanderie et me suis cachée avec lui derrière la volière. Les fellaghas, les fils de C., sont revenus. lls se dirigeaient vers nous en entendant un bruit, mais l’un d’eux a dit en arabe: « C’est rien, c’est les oiseaux ». Et nous sommes restés, apeurés, désemparés, sans bouger jusqu’à cinq heures de l’après-midi.
Les cris, les youyous stridents, la fumée, le feu, quel cauchemar ! …Un avion de tourisme est passé au-dessus du Village et a donné l’alerte. L’armée est arrivée à dix-sept heures. Et là, nous sommes rentrés dans la maison pour constater l’horreur. Mon petit frère Roland respirait encore; il est reste cinq jours dans le coma et nous l’avons sauvé. Malheureusement, ma soeur Olga a été violée et assassinée, ma soeur Suzanne, blessée à la tête, elle en porte encore la marque. Puis l’armée nous a regroupés. Ma famille Azeï, tous massacrés au couteau, la soeur de ma mère, son mari, ses deux filles dont l’une était paralysée, l’une des filles qui était en vacances avec son bébé a été, elle aussi, assassinée à coups de couteau (c’est la fiancée de son frère, qui s’était cachée, qui a tout vu et nous l’a raconté). Le bébé avait été éclaté contre le mur. Puis, mon cousin a été tué à coups de fourchette au restaurant de la mine, le frère de ma mère, Pierrot Scarfoto a été, lui aussi massacré, en voulant sauver ses enfants, à coups de couteau, les parties enfoncées dans la bouche, ainsi que mon neveu Roger, âgé de 17 ans. Mon père, sourd de naissance, blessé à coup de couteau, s’était réfugié dans une galerie abandonnée. Il n’a pas entendu l’armée, on ne l’a retrouvé que quinze jours plus tard, mort à la suite de ses blessures. Il a dû souffrir le martyre. Mon jeune frère Julien a été également massacré.
Treize membres de ma famille ont ainsi été martyrisés, massacrés par le F.L.N.
Je suis restée à l’hôpital près de trois mois, j’avais fait une hémorragie interne avec infection, car les balles fabriquées étaient bourrées de poils, de bris de lames de rasoir. Nous avions échappé à la mort, mais pas à la souffrance. Mon mari fut muté à Bougie, mais le Chantier ayant subi une attaque, il a dû fermer; puis à Ampère, près de Sétif, et finalement au Sahara. Mais les femmes n’étaient pas admises. J’ai été recueillie avec mes deux frères à Lacaune-les-Bains, chez les soeurs de Saint-Vincent-de-Paul, j’y étais déjà venue plus jeune.
Le fellagha meurtrier de ma famille a été arrêté, j’ai dû venir témoigner pendant trois ans en Algérie, car j’étais le seul témoin. Mon témoignage fut mis en doute, du moins la façon dont les miens ont été massacrés. Ils ont déterré ma mère pour voir si je disais la vérité, je n’en pouvais plus. On a retiré plusieurs balles et la seule chose de positive dans tout ce cauchemar, c’est le collier qu’elle portait et que l’on m’a remis ; collier dont je ne me séparerai jamais.
Marie-Jeanne Pusceddu
Source : L’Algérianiste N° 94 juin 2001
Revue culturelle
BP 213
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Tél/fax : 04 68 65 05 66
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mercredi 19 août 2020
Loustaunau-Lacau la Résistance en dissidence
Fait inédit, une promotion de l’ESM Saint-Cyr doit être « débaptisée » Le motif ? Son parrain, résistant et déporté, mort en 1955, était un officier de droite nationaliste.
« Quels sont vos nom, prénom, âge, adresse et qualité ? » « Loustaunau-Lacau, Georges. Né le 17 avril 1894. Déporté politique. Habitant à Oloron-Sainte-Marie ».
30 juillet 1945, huitième jour du procès Pétain. Cette franche voix pyrénéenne résonnant devant la Haute Cour, est celle d'un témoin discrétionnaire. Les magistrats veulent en savoir plus sur les liens existant entre le résistant nationaliste Loustaunau-Lacau et le Maréchal. Ce saint-cyrien béarnais, héros de deux guerres, est connu pour ses opinions anti allemandes - cela va de soi - mais aussi anticommunistes. C'est plus délicat, surtout dans la France de 1945. Loustaunau-Lacau est un homme de droite nationale. Sa déposition, prêtée sous serment, transpire de ses opinions. Les magistrats rendent la justice; ils sont vêtus de pourpre et d'hermine. Loustaunau, lui, s’affiche en complet sombre, s'aidant d'une canne. Fondateur du réseau Alliance, il revient de Mauthausen, camp autrichien de sinistre réputation où la Gestapo l'a envoyé en octobre 43. Il y est resté jusqu'à la fin, survivant même aux terribles marches de la mort imposées, onze jours durant, par les geôliers nationaux-socialistes.
De France et de Navarre
C'est donc un revenant qui se présente, à l'été 45, dans le saint des saints de la Justice française. Sa thèse ? Le Maréchal aurait, selon lui, eu parfaitement connaissance de ses activités clandestines sous Vichy, et notamment du réseau Navarre (bientôt baptisé Alliance), alors même que Loustaunau officiait depuis septembre 1940 comme délégué général de la Légion française des combattants, organisation maréchaliste. « Je le dis tout de suite, parce que c'est la vérité, que le Maréchal, quoiqu'il ait fait par la suite n'ignorait rien de ce réseau », déclare le natif de Pau. On n'est pas très loin du glaive et du bouclier évoqués avec bien plus d'emphase par Me Isorni, avocat de Pétain, quinze jours plus tard : « Depuis quand notre peuple a-t-il opposé Geneviève, protectrice de la ville, à Jeanne, qui libéra le sol ? Depuis quand, dans notre mémoire, s'entrégorgent-elles, à jamais irréconciliables ? ». Déjà, en 1938, la découverte de ses activités clandestines - il veut dénicher les cellules clandestines dans l'Armée - a valu à Loustaunau-Lacau d'être sanctionné par ses supérieurs et par Daladier. On le suspecte d'être cagoulard. Après-guerre, en 1947 c'est à nouveau son activisme anticommuniste qui le fait comparaître devant les juges. On l'accuse d'avoir participé au « Plan Bleu », projet de complot visant à prendre le pouvoir en France, face au péril rouge. Chou blanc : l'inusable Loustaunau est libéré et s'adonne désormais à la politique, devenant en 1951 député des Basses-Pyrénées sous la bannière conservatrice des « Français indépendants ». Commandeur de la Légion d'honneur, ce vieux briscard des droites s'éteint en 1955 sur la terre ancestrale qui lui avait inspiré son nom d'emprunt et celui de son réseau : Navarre. Le même jour, il est fait général. Ses obsèques ont lieu aux Invalides, panthéon des braves.
Une affaire politique
Ce nom aurait pu sombrer dans l'oubli douillet des gloires poussiéreuses, si la 203e promotion de Saint-Cyr (2016-2019) n’avait décidé d'en faire son parrain. Choix dûment accepté par la hiérarchie et par les services du Ministère. La presse ne s'en émeut guère, jusqu'à l'annonce subite, par le porte-parole de l'Armée de Terre, du « débaptême » de la promo. Motifs invoqués un tel patronage ne se révélait finalement pas « acceptable », en raison des activités du général entre les deux guerres. On lui reproche essentiellement d'avoir dirigé deux publications d'extrême-droite, anticommuniste et antisémite. Que Loustaunau-Lacau ait été, en sus d'un officier, un activiste de droite nationale, nul ne le conteste. Qu'il ait été proche du Maréchal et animateur de la Légion des combattants, non plus. Mais cela doit-il effacer les mérites de l'homme ? Répétons Croix de guerre 14-18 avec palmes, sept citations et trois blessures pendant la Grande guerre - « comme tout le monde », confessa-t-il avec humilité résistant et déporté politique député commandeur de la Légion d'honneur. Et il ne ferait pas un bon parrain pour une promo de cyrards ?
Un « débaptême » est inédit dans l'histoire de la Spéciale. De Gaulle lui-même avait refusé qu'on débaptise la promo Pétain (1940-1942). Le communiqué de l'Armée de Terre (17 novembre) évoque notamment le souci de choisir une personnalité plus consensuelle, l’affaire Loustaunau-Lacau a quitté les cénacles de la seule Grande Muette, pour acquérir une dimension publique et politique. Histoire, mémoire et politique se mêlent en effet intimement sur ce dossier.
En première ligne, on trouve Jean-Dominique Merchet, journaliste chez L'Opinion et spécialiste, pour le compte de ce média libéral et européiste, des questions de défense. Depuis que l'affaire a éclaté, Merchet a consacré deux articles à l'affaire. Cet ancien journaliste de Libération, auteur en 2017 d'un ouvrage intitulé Macron Bonaparte (sic !) s'y félicite du choix de l'Armée de Terre : pas de « figure d'extrême-droite » à Saint-Cyr ! Dans le même article (18 novembre), alors même que la polémique sur l'hommage nationale à Pétain bat son plein, Merchet pointe le « repli identitaire de certains cercles dirigeants de l'armée française », qui « n'en reste pas moins inquiétant » !
Merchet évoque en outre une note émise par le service historique de l'armée allemande, selon laquelle Loustaunau aurait, en septembre 1940, proposé par courrier ses services au Reich, dans une perspective anticommuniste. Non content d'être anticommuniste et antisémite, voilà le Pyrénéen devenu agent pronazi ! Le communiqué militaire français aborde aussi ce courrier, mais en expédiant rapidement et prudemment l'affaire : « l'appréciation du contexte et de la portée de cet écrit reste à mener ». Et pour cause ! Loustaunau fonde trois mois plus tard le réseau Navarre/Alliance, comme le précise le même communiqué français. Ce qui est certain, c'est qu'à cette époque, le Béarnais joue justement de ses contacts à Vichy pour tisser sa toile. Son engagement maréchaliste est une couverture efficace. Le réseau Navarre/Alliance, qu'il mène avec Marie-Madeleine Fourcade, est en liens étroits avec l'Intelligence Service, le renseignement britannique. C'est en Afrique que le vichysto-résistant entend poursuivre ses activités anti allemandes mais Weygand le fait arrêter. Évadé, puis repris dans sa ville natale de Pau, il est jugé à Clermont-Ferrand puis interné à Vichy. On le livre à la Gestapo. C'est non loin de l'Hôtel du Parc (résidence du Maréchal) que Loustaunau subit cinquante-quatre interrogatoires, sous l'autorité du capitaine SS Geissler, bourreau de nombreux patriotes français. Condamné à mort - en voilà, un vrai nazi ! -, il subit alors les affres de la déportation. On connaît la suite.
Les catacombes de la droite résistante
Il est malheureux que le nom de Loustaunau-Lacau revienne sur le devant de la scène en vertu d'une polémique avilissante. Cela ne concerne pas que les saint-cyriens, dont on imagine par ailleurs l'émoi : l'affaire intervient précisément à un moment où les élèves-officiers de la 203e promotion sont dispersés à travers le monde, dans le cadre de leur formation. C'est la nation elle-même qui est touchée par le scandale. Car l'authentique scandale, c'est l'oubli total dans lequel est tombée la résistance de droite, nationaliste et anticonformiste. Parfois gaulliste, parfois giraudiste, disposant de réseaux propres ou agissant de concert avec d'autres structures transversales, la droite combattante n'a à rougir devant personne. Alliance (438 morts) constitue, avec la Confrérie Notre-Dame du maurrassien breton Gilbert Renault (alias colonel Rémy), l'un des principaux réseaux de résistance française. En 2016, un beau documentaire de la chaîne Histoire, alors dirigée par Patrick Buisson, avait été consacré à cette geste méconnue (voir Monde&Vie n°926, juillet 2016) « Au premier rendez-vous de la résistance ». Éric Deroo, réalisateur du documentaire, expliquait alors dans nos colonnes « ce ne sont pas les motivations politiques qui font les engagements en 1940, mais une réaction patriotique. C'est ainsi que des hommes de droite entrent en résistance. Ajoutez à cela que, pour certains, dans les milieux d'extrême-droite, la clandestinité est familière […] À droite, la lutte est nationaliste, tandis que beaucoup de communistes, lorsqu'ils entreront en résistance, le feront par idéologie internationaliste ». Un thème qui est devenu le cheval de bataille de l'historien Simon Epstein, auteur en 2008 d'un tonitruant ouvrage, Un paradoxe français : Antiracistes dans la Collaboration, Antisémites dans la Résistance (Albin Michel). Selon Epstein, « le poids de l’extrême-droite est considérable dans la résistance non communiste. Replacé dans la Résistance des débuts, quand il n'y avait personne ou presque, leur apport est crucial ».
Il est singulier qu'à l'heure du macronisme, on ne comprenne plus qu'on ait pu être « en même temps » nationaliste - avec tout ce que cela comporte dans le contexte des années 30 et 40 - et résistant. Mais c'est peut-être, justement, cette défiance du pouvoir envers toute forme de nationalisme qui explique le scandale. L'oubli doit donc demeurer, dans un silence de catacombes.
Dans ce vide, résonne de manière plus poignante encore le refrain du chant de la promotion Loustaunau-Lacau : « Pour votre vie qui fut Résistance, nous marcherons dans vos pas. Vous avez tout donné pour la France, et la France vous le rendra. »
François La Choüe monde&vie 6 décembre 2018 n°963
Le Puy du Fou face à la haine de l’histoire de la France
Par Pierre Boisguilbert, journaliste spécialiste des médias et chroniqueur de politique étrangère ♦ Le succès du Puy du Fou est insupportable à l’idéologie médiatique. Il est la preuve charnelle et culturelle de la résistance de la France traditionnelle face à la France qu’on veut lui imposer. Le public, bien plus large que les cathos — c’est ce qui fâche — adhère au meilleur spectacle du monde, textes de Bainville et scénario de Jeanne d Arc. L’horreur culturelle absolue. Trop chrétien, trop blanc, trop français. A déboulonner d’urgence !
Des que l’on a appris que pour le 15 Août, fête religieuse ce qui aggrave tout, une dérogation à 9000 personnes au lieu de 5000 avait été délivrée par le préfet, tous les donneurs de leçons des chaines de propagande en continu se sont mobilisés. Mais apparemment il y a un Dieu pour Philippe de Villiers. Car le lendemain matin, le 16 août, alors que toutes les télés étaient mobilisées pour crucifier les irresponsables de la réaction, le choc des images a tout changé. Car alors que se déroulait le spectacle vendéen devant un public ordonné et discipliné, l’Olympique de Lyon l’emportait sur Manchester City en football et rejoignait le PSG en demi-finale de la Ligue des champions. Le contraste est alors frappant entre la foule canalisée de spectateurs de culture française et les meutes fanatisées supporters du foot de la diversité.
À Lyon, rien n’est respecté. Dehors bien sûr, avec des rassemblements sans masques ni aucune distanciation et finissant comme toujours avec des heurts avec les forces de l’ordre. Mais le pire, c’est dedans, dans les bars où aucune consigne élémentaire n’est respectée (on attend les fermetures administratives), où on brave toutes les limitations imposées, où l’on s’entasse, s’enlace et s’embrasse dans une proximité indiscutable.
Cette image des deux France devrait faire réfléchir. On peut évidemment aller au Puy du Fou admirer Monsieur de La Pérouse (« A-t-on des nouvelles de M. de La Pérouse ? » s’inquiétait Louis XVI montant à l’échafaud) et soutenir Lyon, on peut aussi être un supporter enthousiaste et apprécier les courses de chars et les gladiateurs. Mais c’est moins sûr pour la jeune populace déchainée que l’on a vue dimanche soir.
On fera les comptes dans deux semaines. Et il faudra comparer les impacts respectifs sur l’épidémie de la représentation au Puy du Fou et de la soirée lyonnaise. Mais il est évident que la prudence de tous était en Vendée et l’irresponsabilité de certains à Lyon, n’en déplaise aux médias. Ceux-ci ont d’abord fait semblant de ne pas le remarquer. Puis ils ont dû le reconnaitre devant le choc des images et les commentaires des spécialistes permanents des plateaux télés.
Leur offensive contre les amoureux de l’histoire à la mode d’antan a été stoppée net. Car le deux poids et deux mesures, il n’est pas dans la dérogation pour le Puy du Fou. Il est tout le temps, chaque jour dans le traitement médiatique d’une information choisie, manipulée et instrumentalisée.
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Pierre Boisguilbert 17/08/2020
https://www.polemia.com/puy-du-fou-face-haine-histoire-france/
mardi 18 août 2020
« Les habits élimés du post-colonialisme » par Jean-Gérard Lapacherie
Le post-colonialisme est ce moment qui « vient après le colonialisme », de la même manière que le postcommunisme est ce qui suit la disparition du communisme comme mode d’organisation de pays. Pourtant, la seule « postériorité » n’épuise pas le sens. Le postmoderne ne désigne pas seulement ce qui vient après le moderne, lequel n’a pas disparu, puisque de nombreux artistes, architectes, écrivains, critiques, hommes politiques, etc. s’en réclament toujours. Ce n’est pas non plus de l’antimoderne ; c’est plutôt un abandon de la téléologie qui sous-tend le grand « récit » de l’art moderne. A Montpellier, l’architecte du quartier Antigone a emprunté des éléments décoratifs à l’architecture classique et néoclassique, laquelle est tenue depuis près d’un siècle pour close ou « ringarde » et inadaptée au monde « moderne ». De la même manière, le post-colonialisme est aussi une négation de l’aire de civilisation ou culturelle d’où le colonialisme a ou aurait émergé, à savoir ce que l’on nomme l’Occident. Au XVIIIe siècle, on aurait dit du mot post-colonialisme qu’il est propre au vocabulaire de l’école. Or le post-colonialisme, ce sont aussi des romans ou des récits, de l’art, de la peinture, de la musique, de la poésie, des écrivains et des écrivaines, Ananda Devi, Nurudin Farah, Edouard Glissant, Chantal Spitz, pour ne citer que ceux-là, en un mot : des « écritures » (1).
Pour analyser ce qu’est le post-colonialisme, on ne peut s’en tenir aux déclarations de ceux qui diffusent ces théories, idées, thèses ou en étudient les « écritures », un abîme pouvant séparer les intentions affichées des réalités théoriques ou créatrices. Dans le cas du post-colonialisme, le dévoilement critique est facilité par l’existence dans les années 1960-1970 d’une première mouture, assez proche de l’avatar qui fait l’objet de cet article. En effet, rien de ce que le post-colonialisme met en branle, pensée critique, idées et idéologie, textes et commentaires, œuvres, poèmes, romans, tableaux, etc. n’est inédit. Il avait une réalité, il y a un demi-siècle environ, chez des intellectuels et écrivains dits afro-asiatiques, dont la tribune a été pendant une dizaine d’années, de la fin des années 1960 à 1975, la revue Lotus, qui a publié chaque trimestre une livraison dans trois langues, anglais, arabe, français, chaque texte ou article ayant été traduit au moins deux fois, de l’arabe en anglais et en français ou vice-versa (2). Non seulement cette revue vient après le colonialisme, mais elle en est la négation militante, non pas la négation de la réalité historique du colonialisme, ce qui ruinerait sa raison d’être, toute post qu’elle est, mais une négation des valeurs dont le colonialisme est affublé. Ainsi, les objectifs sont « libérer la culture afro-asiatique des entraves du colonialisme et du néo-colonialisme », « contribuer à éclairer le chemin de la lutte menée par les peuples afro-asiatiques pour la liberté, le progrès et la paix », « combattre les diverses formes des activités culturelles impérialistes, réactionnaires et racistes qui compromettent les valeurs humaines de la culture » (3). Le champ des actuelles postcolonial studies recouvre à peu près celui de l’ancien afro-asiatisme, Afrique, Australie, Bangladesh, Canada, Caraïbes, Inde, Malaisie, Malte, Nouvelle-Zélande, Pakistan, Singapour, îles du Sud Pacifique, Sri Lanka, pays ou continents dont « les formes de vie culturelle » ont été « perturbées, infléchies, modifiées » par « la domination du Centre, quand (celui-ci) ne les pas éradiquées », si bien que « les littératures, nées de ces transformations (pour certaines d’ailleurs bien avant la décolonisation proprement dite), constituent un idéal laboratoire d’observation de ce devenir postcolonial dans la mesure où elles mettent généralement en cause l’impérialisme même qui les a suscitées » (4). Le Centre, à la fois dominant et dominateur, correspond aux anciennes puissances coloniales et la périphérie, évidemment dominée, correspond, à une ou deux exceptions près, aux pays afro-asiatiques de la revue Lotus.
L’ancien afro-asiatisme annonce le moderne post-colonialisme. Le n° 23, publié en janvier 1975, de Lotus comprend une « note de l’éditeur », un éditorial signé Youssef el Sebai, rédacteur en chef, des études portant sur « la littérature africaine sous l’apartheid » (La Guma), sur « l’immortalité de Ch’u Yuan » (Fedorenko, URSS), sur « l’humanisme de Nehru » (Mulk Raj Anand, Inde), sur « les traits de l’Algérie dans la poésie révolutionnaire » (Docteur Saleh Kharfi, Algérie), sur « la verrerie d’Orient », des analyses « des problèmes de l’expression et de la communication poétique dans la société arabe » (Adonis, poète libanais), cinq nouvelles, dont les auteurs sont du Nigéria, d’Afrique du Sud, de Turquie, de Palestine, d’Egypte, huit poèmes écrits par des citoyens d’Angola, d’Inde, des Philippines, de Syrie, d’Egypte, une pièce de théâtre en un acte d’un auteur de Gambie, des commentaires d’un Japonais sur les études publiées dans Lotus (n° 11 à 14) et d’un Indien sur les poèmes publiés dans les mêmes livraisons de Lotus (5). En 1973, Lotus publie, sous le titre Nouvelles Afro-asiatiques, une anthologie en deux tomes, de 345 et 500 pages, de nouvelles inédites, publiée au Caire en anglais, arabe et français. Les objectifs répètent ceux de la revue (6) : « promouvoir les forces créatrices littéraires et critiques en Asie et en Afrique et publier les créations littéraires dans ce domaine sur la plus vaste échelle possible ; et participer au mouvement de libération des peuples afro-asiatiques sur les plans culturel, politique, social et de la civilisation » (7), « affirmer, et à juste titre, que la littérature afro-asiatique est devenue une réalité tangible, ayant une entité et des caractères spécifiques au milieu des forces, des courants et tendances de l’étape contemporaine dans l’histoire de la littérature mondiale » (8). Les œuvres sont conformes au projet initial, exposé lors de la Conférence de Tachkent en 1958 : « Le caractère essentiel de la littérature afro-asiatique – dans sa diversité et sa multiplicité – est sa qualité de littérature militante. C’est une littérature conditionnée par la lutte des peuples de nos deux grands Continents, l’Afrique et l’Asie. Cette littérature est influencée par la lutte, d’une part, et influe sur la lutte, de l’autre. Elle porte dans ses plis les traces profondes d’un patrimoine afro-asiatique riche et généreux » (9). Les germes du post-colonialisme sont dans l’afro-asiatisme. Celui-là reprend, dans un vocabulaire tantôt semblable, tantôt différent, les principales propositions théoriques de celui-ci.
Afro-asiatisme et post-colonialisme présentent de nombreuses ressemblances, en dépit des trois ou quatre décennies qui les séparent. Il est trop tôt pour porter un jugement équilibré sur les écritures postcoloniales. En revanche, pour ce qui est de la littérature afro-asiatique, le temps a fait son œuvre. Les œuvres publiées dans la revue Lotus ou dans les deux tomes de l’anthologie relèvent de la littérature alignée ou de la pensée grise, celle des organes dépendants d’une superpuissance ou des institutions placées sous la coupe d’une idéologie. Dans le n° 20 d’avril 1974, la revue Lotus rend à l’écrivain égyptien Taha Hussein un hommage, justifié non pas par ses engagements politiques ou idéologiques, Taha Hussein étant un écrivain de l’ancien régime d’Egypte, auquel a mis fin le coup d’Etat de juillet 1952, mais par la carrière exceptionnelle de cet enfant aveugle condamné par son handicap à réciter le Coran et qui échappe à ce destin en quittant Al Azhar pour s’inscrire à l’Université Fouad du Caire, qui venait d’être créée sur le modèle des universités d’Europe et où il apprend les langues anciennes, le positivisme critique, l’histoire, la langue et la littérature française. L’hommage est intitulé « Dr Taha Hussein (10) d’Egypte et la lutte pour la libération », la « lutte pour la libération » qui justifie ce titre étant la guerre d’octobre 1973, grâce à laquelle l’Egypte a recouvré sa souveraineté sur le Sinaï. Le voici : « Dans cette atmosphère d’orage, alors que nous tournons nos cœurs, nos esprits, nos âmes vers nos bienveillants héros sur le Front, qui écrivent avec leur sang un chapitre nouveau et honorable de notre glorieuse histoire arabe…, mourut notre maître, le Dr Taha Hussein, au matin du dimanche 28 octobre 1973 » (11). Dans ce cadre, (Taha Hussein) « était – que Dieu (comprendre Allah) ait son âme – l’une des sommités de la pensée humaine. Une personnalité supérieure dans le domaine de la littérature et de l’art. Et l’un des miracles du génie humain » (12). Les superlatifs transforment cet hommage ridicule en un enterrement de première classe.
Une des nouvelles du tome II de l’anthologie, intitulée Leilet el Qadr, a pour auteur Nicolas Tikhonov (1896-1973), « un des fondateurs de la littérature soviétique, ancien soldat de deux grandes guerres et de la guerre civile, il a obtenu la plus haute décoration de son pays : Héros du Travail Socialiste et deux prix lui ont été décernés : le Prix International Lénine pour la Paix et un prix Lénine pour son livre Six colonnes » (13). Dans les années 1930, à Beyrouth, un professeur, membre d’une délégation soviétique, donne une conférence en arabe : « Le public apprenait avec plaisir que l’étude l’arabe était très répandue en URSS et que des spécialistes y avaient même réuni des documents ignorés des chercheurs arabes (…) La plupart des choses qu’exposait le professeur étaient nouvelles pour son auditoire… La majorité des spécialistes (…) admirent qu’ils n’avaient aucune idée du travail considérable accompli dans le domaine des études arabes par les orientalistes soviétiques (…) Le grand savant parlait à ses auditeurs arabes dans leur propre langue et leur disait des choses concernant leur propre histoire, leur monde spirituel, et qu’ils ignoraient jusque là (…) Ils furent heureux d’apprendre que les poètes en URSS étaient libres d’évoquer l’amour, la beauté ou n’importe quoi, dans le style de leur choix, ou de décrire en vers les paysages les plus fantastiques, les plus compliqués ou les plus classiques »… Alors, Tikhonov, qui faisait partie de cette délégation, récite en russe un poème qu’il a intitulé « Leilet el Qadr » (14). Le professeur traduit ce poème en arabe et chacun des auditeurs est persuadé qu’il a été écrit par un Arabe. Tikhonov s’explique en ces termes : « Je voulais simplement dire que les Arabes devaient prendre les armes et lutter pour leur libération. Toutes les nations doivent fraterniser et se montrer égales dans la grandeur de leurs réalisations ». Cette « littérature » est de la pure propagande. L’orientalisme russe s’est développé sous l’empire (colonial) tsariste. L’URSS qui continue l’empire tsariste a constitué un immense glacis à ses frontières méridionales, dans ces « républiques » où, justement, ont eu lieu les Conférences des écrivains afro-asiatiques, Tachkent et Alma-Ata, sans que cet impérialisme-là suscite la moindre réprobation de la part des écrivains afro-asiatiques, alors que, pour Sultan Galiev, un intellectuel tatar, l’URSS, à peine fondée, ne connaît pas de lutte des classes, mais une lutte des nations : « la différence fondamentale et irréductible est entre un Occident, où les opprimés constituent une classe, le prolétariat, et un Orient où les opprimés sont des nations, tout entières prolétaires, puisque subissant l’oppression » (15).
L’afro-asiatisme est sans doute anti- et même postcolonial, mais il n’a aucune autonomie, que ce soit dans la pensée ou dans les actions, car il est d’abord une fiction ou un leurre. Pendant près de dix ans, jusqu’au milieu des années 1970, Lotus a publié dans 23 numéros (au moins) des œuvres courtes (poèmes, nouvelles, études, pièces de théâtre en un acte, contes) illustrées de dessins ou de photos, dont quelques-unes en couleurs, et signées de plusieurs centaines d’écrivains et intellectuels originaires d’Afrique et d’Asie, mais tout afro-asiatique qu’elle ait été, elle n’a été fabriquée ni en Asie, ni en Afrique, mais à Berlin, au cœur même de l’Europe honnie, en Allemagne, mais « de l’Est », feue la RDA, par DEWAG Verlag « avec l’autorisation du Comité de solidarité de la RDA » et « au nom de l’Association des écrivains afro-asiatiques ». C’était le lieu idoine pour fabriquer à intervalles réguliers quatre numéros par an (en fait douze, si l’on tient compte des trois éditions dans les langues des écrivains afro-asiatiques) d’assez bonne qualité pour ce qui est de l’impression (typographie lisible et sans coquilles, couverture en couleurs développant un thème culturel : pagode, dragon, verre de lampe de mosquée couvert d’inscriptions islamiques, coupe en verre poli, sac de cuir orné) et à un prix relativement bas (abonnement annuel : 8 $, y compris les frais de port), et d’en assurer la diffusion dans le monde. Ces avantages ont été payés « idéologiquement » par un alignement de la revue sur la politique étrangère de l’URSS. Le Bureau permanent est le « corps exécutif des conférences de l’Association des écrivains afro-asiatiques », qui s’inscrivent dans la ligne tracée à Bandung (Indonésie), où, en 1955, s’est tenue une Conférence réunissant 29 pays afro-asiatiques, dont l’Egypte, l’Inde et l’Indonésie, et dans celle de l’OSPAA ou Organisation de Solidarité des Peuples Afro-Asiatiques, créée en 1957 au Caire, à l’initiative de Nasser, après l’expédition de Suez. Cette association d’écrivains est l’organe idéologique d’un ensemble géopolitique.
Assez vite, les intérêts du bloc géopolitique auquel l’afro-asiatisme s’est agrégé priment sur l’afro-asiatisme lui-même, comme le montre la volonté d’inclure dans le mouvement des écrivains et idéologues qui ne sont ni d’Afrique, ni d’Asie. En 1973, ont participé aux travaux de la Ve conférence, à Alma Ata , capitale de la République Socialiste Soviétique du Kazakhstan (URSS), plus de 500 écrivains et intellectuels, dont certains étaient « originaires » de « l’Europe Socialiste, de l’Europe occidentale, d’Amérique latine et des Etats-Unis d’Amérique ». Cette volonté d’élargir l’afro-asiatisme s’exprime dans le n° 20 de Lotus (avril-juin 1974) où est publiée une « nouvelle de l’Australie », de trois pages environ, signée d’un conteur dénommé Vallon, au sujet duquel il est précisé dans une courte notice que « ses ouvrages reflètent son amour de la nature et se caractérisent par leur originalité et leur nouveauté de style » (16). C’est un effet de la concurrence féroce qui a opposé, dans les années 1970, les Soviétiques et les Chinois. Dans le n° 23, l’étude d’un orientaliste soviétique, Nicolai Fedorenko, « membre correspondant de l’Académie des Sciences de l’URSS », traite de « l’immortalité de Ch’u Yuan » (17), poète ayant vécu au troisième siècle avant l’ère chrétienne et qui a été une des cibles de la Révolution culturelle. Par ce biais, les Soviétiques cherchent à discréditer l’ennemi chinois auprès des intellectuels du « tiers monde », qui, eux, cherchent dans leurs traditions des raisons de lutter contre le colonialisme.
La lutte contre l’Occident n’a pas empêché l’afro-asiatisme de se contempler, pour s’y définir, dans le miroir de l’Occident, le « Bureau permanent » n’hésitant pas à reprendre à son compte les fantasmes de la supériorité intrinsèque de telle ou telle culture sur telle ou telle autre : « ces peuples (…) ont été les premiers à apprendre à l’humanité entière l’abc de la civilisation, peuples qui se sont élancés, avec l’humanité, vers les plus hauts sommets de la culture, puis ont subi pendant de longues périodes l’oppression coloniale et se sont arriérés. Mais enfin ces peuples opprimés ont entrepris une révolution profonde qui les a entraînés vers l’ère de l’essor et de la liberté. Elle (la révolution sans doute) a remis entre leurs mains leurs propres destinées et a puisé dans leur riche patrimoine culturel sa foi profonde en les valeurs humaines, et les principes de la liberté, de la justice, de la fraternité et de la paix » (18). Cette supériorité fantasmée est justement celle dont l’Occident est accusé de se prévaloir, comme si, pour exister, les écrivains afro-asiatiques avaient besoin de se déguiser avec les oripeaux dont ils revêtent l’épouvantail occidental. De ce point de vue, le post-colonialisme actuel n’est pas tout à fait le clone de l’afro-asiatisme des années 1960-70. L’afro-asiatisme est le fait d’écrivains qui ont subi la domination coloniale et qui, après s’en être libérés, sont demeurés en Afrique et en Asie, parmi leurs peuples respectifs, dont ils se sentent, non sans fierté, l’élite ou l’avant-garde. A l’opposé, le post-colonialisme est le fait de ressortissants de pays qui furent, il y a un demi-siècle ou plus, des colonies de pays européens. Pour la plupart d’entre eux, ils sont trop jeunes pour avoir connu l’humiliation coloniale. De plus, ils ne vivent plus parmi les leurs, mais ils se sont établis aux Etats-Unis ou dans divers pays d’Europe, exerçant dans les universités les plus prestigieuses, où ils font ou ont fait de belles carrières. Ce sont, pour les plus connus, Edward Saïd, Gayatri Chakravorty Spivak, Homi Bhabba.
L’afro-asiatisme est marxiste-léniniste : « La littérature afro-asiatique qui se signale par des caractéristiques particulières dues aux conditions de notre époque, et à celles de l’histoire, d’une civilisation et d’une société dont l’expérience a été vécue par les peuples afro-asiatiques d’une manière presque identique, et dont les luttes ont été communes » (19). Les « conditions de (cette) époque(-là) », l’universalité des luttes, les conditions matérielles, l’ancrage dans une « civilisation » et une « société », tout cela fleure bon les références obligées à la dogmatique marxiste-léniniste, dogmatique qui semble être de surface ou de façade, puisque le matérialisme affiché se dilue très rapidement dans un salmigondis vaguement religieux (la « communion des hommes ») : « Dans sa diversité et sa complexité, la littérature afro-asiatique tend vers la communion des hommes dans son sens le plus profond » (20).
La pensée postcoloniale ne sourd pas du marxisme, sinon dans les marges, mais de Derrida, sinon de son œuvre, du moins des lectures qui en ont été faites dans les universités d’Outre-Atlantique dans les années 1980. Le post-colonialisme applique aux réalités dites colonialistes, c’est-à-dire, ne nous leurrons pas, occidentales, les méthodes, le raisonnement, les concepts, etc. grâce auxquels Derrida a déconstruit dans un premier temps le phonocentrisme (la voix, l’oral, les sons sont consubstantiels à la langue), supposé propre aux sciences du langage en Occident ; puis, dans un deuxième temps, le logocentrisme (le logos, le discours, le verbe créateur sont à l’origine de tout savoir), supposé propre à la philosophie et à la métaphysique occidentale ; enfin, dans un troisième temps, la littérature, les arts, la pensée, la symbolique, les grandes constructions politiques (le droit, la loi, l’Etat), supposés propres à l’Occident. Le post-colonialisme a remplacé les révérences obligées à l’URSS par des références incessantes à Derrida. Cette fidélité présente, entre autres avantages, celui-ci : jamais Derrida n’a exercé sa fureur de déconstruction sur la grande tradition métaphysique dans laquelle il s’origine. Il aurait pu le faire : c’eût été se détacher de soi, devenir autre, se déterritorialiser, se déraciner, s’extraire de sa lignée, se libérer de ses derniers oripeaux d’homme à préjugés. Il n’a déconstruit que la pensée, le savoir, la science, la connaissance de l’Autre, à savoir, pour lui qui se disait oriental ou même « maghrébin », l’Occident. Pour les militants du post-colonialisme, la déconstruction derridienne, est, objectivement, du pain béni. Elle les dispense de douter, de porter sur eux-mêmes un regard critique ou distancié, de s’interroger sur leurs traditions, de se remettre en question. Il leur suffit de montrer du doigt le coupable pour le clouer au pilori : c’est l’Occident qui, de tous les ensembles politiques sur la terre, serait d’après eux, mais en contradiction avec tous les faits, le seul à avoir colonisé, contre leur gré, en usant de la violence des armes et de la violence symbolique, des peuples innocents, éternelles victimes du Mal. Derrida faisant porter les impasses, les apories, les erreurs, etc. de la pensée, du savoir, de la politique, de l’histoire, etc. sur l’Occident, les tenants du post-colonialisme ont suivi la voie qu’il avait tracée. A l’instar de leur maître à penser, ils font dans la déconstruction, non pas de leur culture ou de leur culture d’origine ou de celle de leurs parents, mais de la culture du pays où ils ont trouvé refuge. Un des introducteurs en France des études postcoloniales, M. Sultan, docteur de l’université de Lille III, expose ainsi son objet d’étude : « étudier le lien (symbolique ou matériel et non fantasmé) qu’entretiennent les ex-colonisés avec leur passé traumatique, vécu comme histoire et/ou mémoire » (21). Le colonialisme qu’ils combattent est mort depuis longtemps et jamais il ne ressuscitera. Quant au colonialisme bien vivant et sans doute dangereux, celui de la Chine, de l’islam, de l’Indonésie, etc. il est exonéré de toute faute. Les tenants du post-colonialisme s’acharnent sur une histoire close. Là, ils ne risquent rien et ils peuvent, en toute bonne conscience, reverser sur les Européens actuels des crimes anciens, dont les Européens actuels sont innocents. Il n’est pas un seul peuple au monde qui, depuis deux millénaires, n’en ait pas colonisé d’autres et il n’est pas une seule zone du monde qui ait échappé au processus de colonisation. Les Etats-Unis d’Amérique sont nés d’une grande lutte contre les colons anglais. Il en va de même de l’Egypte, de l’Algérie, colonisées x fois, ou à l’inverse du Mali qui, avant de devenir une colonie, a été une grande puissance coloniale. L’Indonésie, comme le Mali autrefois, est depuis les années 1960 une puissance coloniale qui s’est emparée de la moitié du territoire des Papous. L’URSS a été jusqu’en 1991 le plus grand empire colonial de toute l’histoire de l’humanité. Le territoire de la Chine actuelle est, pour près de la moitié de la superficie, celui d’un empire de type colonial. Or, ces colonialismes-là, qui sont pourtant bien vivants, ne suscitent aucune protestation de la part des post-colonialistes, comme ils ont laissé de marbre l’afro-asiatisme militant. Il est même des pays colonisés, comme le Tibet, le Turkestan chinois, l’Irian Jaya, qui, en dépit de leur statut de colonies, n’apparaissent pas dans le champ des postcolonial studies. La raison en est claire : pour leur malheur, ces pays n’ont pas été des colonies de l’Occident. S’ils l’avaient été, ils entreraient dans le champ postcolonial.
Jacques Derrida
La rupture après 1973 entre l’Egypte et l’URSS, le basculement antisoviétique de son régime devenu pro-américain, le voyage de Sadate en Israël, la paix entre Israël et l’Egypte, l’assassinat de Youssef El Sebai par un commando palestinien, tout cela a mis fin à l’entreprise de Lotus, du moins dans sa dimension éditoriale et dans l’orientation idéologique qui était la sienne, à savoir prosoviétique. Ce qu’apprend Lotus, c’est que l’URSS a pu faire servir la littérature à l’accroissement de son glacis géopolitique ou à la préservation de ses intérêts immédiats. Rarement au cours de l’histoire, une superpuissance n’a traité avec autant de cynisme, sous des dehors patelins bien sûr, des pays pauvres, d’Afrique, d’Asie et du tiers monde, les enrôlant, sans qu’ils en aient conscience, dans une seule cause : la sienne et la sienne seule. Bien sûr, les conditions historiques ont changé. L’URSS a disparu. Mais le ressentiment qu’elle a attisé pendant des décennies dans le « tiers-monde » est d’autant plus vivace que le carburant marxiste-léniniste qui l’alimentait a disparu. Naguère la haine de l’Occident avait pour objectif de faire revivre des pays qui s’étaient libérés de son emprise ; aujourd’hui, elle est à elle-même son propre carburant.
Notes
(1) Sur la question, cf. Homi Bhabha, The Location of Culture, Routledge, 1994 (en français, Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Payot, 2007) ; Neil Lazarus (ed), The Cambridge Companion of Postcolonial Literary Studies, Cambridge University Press, 2004 ; J-M Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Columbia University Press, 2003 ; Gayatri Spivak, Death of a Discipline, Columbia University Press, 2003. Lire une analyse critique dans J-L Amselle, L’Occident décroché. Enquête sur les post-colonialismes, Stock, 2008.
(2) Lotus, Œuvres afro-asiatiques, Revue du Bureau Permanent des Ecrivains Afro-asiatiques, 104 r Kasr el Aïni, Le Caire ; revue trimestrielle publiée en trois langues par l’Association des Ecrivains Afro-asiatiques, Le Caire.
(3) Cf. Ces objectifs sont rappelés dans les pages 2 et 3 de la couverture de chaque numéro.
(4) Patrick Sultan, « Atelier de théorie littéraire : questionnements postcoloniaux », in Fabula La Recherche en littérature, www.fabula.org.
(5) Lotus, op. cit., n° 23 – 1/75, janvier-mars 1975, Le Caire.
(6) Nouvelles Afro-asiatiques, « série de littérature afro-asiatique » publiée par le Bureau Permanent des Ecrivains Afro-asiatiques, Le Caire, tome I et tome II, août 1973.
(7) Ibid., « note de l’éditeur », tome I, p 5.
(8) Ibid., « note de l’éditeur », tome II, p 5.
(9) Ibid.
(10) Taha Hussein était docteur-ès-lettres de La Sorbonne.
(11) Lotus, op. cit., n° 20, pp 147-48.
(12) Ibid.
(13) Nouvelles Afro-asiatiques, op. cit., tome II, p 497.
(14) « La nuit de la destinée », Coran, sourate 97 : « 1. Nous l’avons certes fait descendre (le Coran) pendant la nuit d’Al-Qadr. 2. Et qui te dira ce qu’est la nuit d’Al-Qadr ? 3. La nuit d’Al-Qadr est meilleure que mille mois. 4. Durant celle-ci descendent les Anges ainsi que l’Esprit, par permission de leur Seigneur pour tout ordre. 5. Elle est paix et salut jusqu’à l’apparition de l’aube ».
(15) Cité par Hélène Carrère d’Encausse, Lénine, Plon, 1998.
(16) Lotus, n° 20, op. cit., p 194.
(17) Lotus, n° 23, op. cit., pp 27 à 33.
(18) Nouvelles afro-asiatiques, tome II, 1973, op. cit., p 5.
(19) Ibid., p 6.
(20) Ibid.
(21) In « Atelier de théorie littéraire », Fabula, op. cit.