mardi 31 mars 2020

La révolte des Gueux du midi

La révolte des Gueux du midi.jpegPrintemps 1907 : les viticulteurs du Midi, en pleine crise, se soulèvent contre le gouvernement Clemenceau Les manifestations sont réprimées dans le sang Mais la troupe finit par rallier les révoltés, par solidarité régionale.
Retour sur une crise économique et identitaire.
« Il y a 3 mois à peine j'étais seul. Seul à n'attendre notre salut que d'un soulèvement général de la conscience méridionale... Aujourd'hui, tout le Midi est rassemblé pour faire entendre son cri de détresse ; 800 000 hommes sont là c'est l'armée du travail la plus formidable qui se soit jamais vue. (...) Plus que jamais restons unis sans distinction de parti, sans distinction de classe, pas de jalousie, pas de haine, pas de politique, tous au drapeau de la défense viticole (…) Vive à jamais le Midi ! Vive le vin naturel ! » Ce 9 juin 1907 à Montpellier, Marcellin Albert, le « roi des gueux du Midi malheureux » a été porté en triomphe sur l'estrade, pour défendre la cause des vignerons du Languedoc qui, depuis le printemps, voient rouge.
Pour la petite propriété individuelle contre les trusts
Passé la crise du phylloxéra des dernières années du XIXe siècle, le vignoble français doit faire face à des difficultés qui ne sont pas sans rappeler celles d'aujourd'hui concurrence des vins étrangers - espagnols et italiens - ; essor des vins « trafiqués » dans les départements d'Algérie, puis en métropole, par chaptalisation (ajout de sucre), mouillage (ajout d'eau, donc d'alcool) ajouts de colorants ou d'acide ; multiplication des fraudes pour écouler à n'importe quel prix un vin en surproduction. Sans oublier l'indifférence, voire la complicité, de certains politiciens face aux grands négociants vinicoles usant de ces méthodes malhonnêtes.
En tout, 80 millions d'hectolitres de vin français ou étranger circulent à l'intérieur des frontières. Les viticulteurs doivent jeter le fruit de leur dernière vendange à l'égout au moment d'engranger la nouvelle. Les vins du Midi, peu côtés, sont les principales victimes de la crise. Certains vignobles perdent jusqu'à 90 % de leur valeur. Et le pire reste à venir en 1907 le gouvernement a accepté de diminuer de 60 % les taxes sur le sucre ! C'est la goutte de picrate qui fait déborder le fût. Au cri de « foudres pleins, ventres vides », les viticulteurs, soutenus par les socialistes et les royalistes, se soulèvent face au mépris tranquille de la République radicale, incarné par le ministre de l'Intérieur et président du Conseil, Georges Clemenceau. Les révoltés, préfigurant les mouvements de troisième voie de l'entre-deux guerres, savent qu'ouvriers agricoles, commerçants, vignerons communistes ou royalistes - en résumé, le Midi rouge et le Midi blanc -, sont tous dans le même pressoir. L'union des classes s'impose.
Rapidement, Marcellin Albert, un cafetier d'Argeliers, prend la tête de la révolte en fondant un comité de défense viticole. Depuis 1900, il parcourt la région, préchant pour la petite propriété individuelle contre les trusts, pour les produits naturels contre le vin « arrangé ».
« Du pain ou du plomb ». Clemenceau tranche : ce sera du plomb
À partir d'avril, reconnaissable à son clairon, il organise des manifestations tous les dimanches. Il est rejoint par le maire socialiste de Narbonne, Ernest Ferroul, régionaliste anarchisant qui ne craint pas de se couper de sa hiérarchie, hésitante face à un mouvement « interclasse ». Des trains spéciaux sont affrétés pour les manifestants ; les églises - sous l'impulsion de l'évêque maurrassien de Montpellier, Mgr de Cabrières - ouvrent la nuit pour loger les femmes et les enfants. Marcellin Albert fonde un bulletin hebdomadaire, Le Tocsin, distribué « aux proprios décavés ou ruinés, ouvriers sans travail, commerçants aux abois qui crèvent de faim ». Le 5 mai, 80 000 personnes défilent dans les rues de Narbonne, puis de Béziers, de Perpignan, de Carcassonne, de Nîmes. Le 9 juin, à Montpellier, les « Gueux du Midi malheureux » sont 600 000 à soutenir leur chef. Ils applaudissent sa proposition de grève de l'impôt et la démission des municipalités : « il faut que dans 3 jours, il n'y ait plus un conseil municipal dans les quatre départements fédérés [l'Aude, le Gard l'Hérault, les Pyrénées orientales] » / 618 élus du Midi démissionnent en quelques jours, dont Jean Jaurès. Albert triomphe. Le Midi s'enflamme. La République tremble. Puis se défend.
Les révoltés, à bout, réclament « du pain ou du plomb ». Clemenceau tranche ce sera du plomb. Le 20 juin, à Narbonne, le 139e régiment d'infanterie de ligne tire sans sommation sur la foule des manifestants stupéfaits, puis le 19e Dragons charge les fuyards. Bilan cinq morts - dont une femme, Cécile Bourrel -, des dizaines de blessés, parmi lesquels des enfants.
Les Gueux du Midi devront donc boire le calice jusqu'à la lie ? Pas question ! Les vignerons ripostent avec leurs armes des tonneaux sont lancés dans les jambes des chevaux, les bouteilles tombent sur les têtes des soldats. Les rues se couvrent de barricades. Apprenant la nouvelle, des mairies hissent le drapeau noir, des préfectures sont incendiées.
Le soir même, 589 troupiers du 17e de ligne, stationné à Agde, foncent sur Béziers à marche forcée. Leur arrivée est ovationnée par les manifestants, car les biffins rejoignent la révolte ! Recrutement régional oblige, ces militaires sont en effet souvent liés aux vignerons. Mais les mutins risquent le peloton d'exécution. Malgré les marmites de vin en pleine rue, les filles qui dansent avec les « pioupious » et le soutien enthousiaste de la population, la situation peut virer au drame sanglant. Et la révolte pourrait devenir révolution.
Clemenceau comprend le danger et promet qu'il n'y aura pas de sanction si les soldats regagnent immédiatement leur casernement. Puis le 17e est prestement envoyé en Tunisie.
Politiquement, la majorité radicale-socialiste s'empresse de torcher une loi instaurant la surtaxe du sucre et un meilleur contrôle des vins et alcools. Ferroul est arrêté. Clemenceau, politicard madré, parachève le travail en discréditant le pauvre Marcellin Albert, sorti de la clandestinité pour le rencontrer et trouver une solution. Après la confrontation, il donne un billet de cent francs au roi des Gueux, pour reprendre le train. Albert apprécie le geste, tout comme les journalistes présents. Mais le piège s'est refermé le rad-soc Clemenceau sait que le Midi rouge considérera son chef comme un gamelard et un vendu. À son retour, le cafetier d'Argeliers doit affronter l'hostilité de ses amis. Il meurt seul et miséreux en 1921.
Plus d'un siècle après, le souvenir de 1907 est intact dans les mémoires. Et le gouvernement le sait, qui a reculé face à la grogne des viticulteurs, après avoir autorisé la Commission européenne à remettre en question notre cadre réglementaire pour couper le vin rosé, patrimoine traditionnel français, élevé à 70 %… dans le Midi.

Patrick Cousteau Le Choc du Mois Août 2009

700 ans de victoires françaises contre l’Angleterre (2)

Bataille de Fontenoy
La bataille de Fontenoy
Suite de l’entretien d’hier avec Daniel de Montplaisir sur son ouvrage “Quand le Lys terrassait la Rose”:
4) Aujourd’hui, après un siècle de conflit avec l’Allemagne, dans lequel nous étions alliés de l’Angleterre, nous pensons davantage à l’Allemagne qu’à l’Angleterre comme “ennemi héréditaire” – alors que, voici 150 ans, Michelet pouvait écrire: “La combat des combats, c’est celui de l’Angleterre et de la France, le reste n’est qu’épisode.” Comment comprendre cette radicale divergence de perception?
 Michelet a écrit cela au moment où la rivalité franco-anglaise et le souvenir de Waterloo demeuraient dans tous les esprits comme un traumatisme national. Et l’Allemagne n’existait pas encore en tant que nation. C’était aussi oublier que la France avait connu deux autres « ennemies héréditaires » : l’Espagne puis, par glissement, la maison d’Autriche. Aujourd’hui nous n’avons plus d’ennemi héréditaire sous forme nationale et explicite mais attention aux menaces plus diffuses, comme la montée de l’islamisme radical. Que la France renonce enfin à sa naïveté.
5) On dit souvent que l’Angleterre, puissance maritime, n’a jamais eu qu’un principe directeur en politique étrangère: empêcher l’émergence d’une puissance dominante sur le continent. Pensez-vous que cela soit toujours d’actualité?
 Cette politique se poursuit aujourd’hui sous une autre forme : l’Angleterre est devenue à ce titre le relais des États-Unis et le fiasco de l’Union européenne doit beaucoup à leurs actions conjuguées.
6) Alors que l’Angleterre a longtemps été notre rivale, il y a eu, notamment au XVIIIe siècle, une anglomanie très répandue dans les milieux “éclairés”. Comment comprenez-vous cet apparent paradoxe?
 La France a presque toujours nourri en elle ce que Charles de Gaulle appelait «  le parti de l’étranger » et cultivé un certain autodénigrement. Il y eut le parti espagnol, que soutenait Anne d’Autriche… la fascination pour l’Amérique, avec l’appui, sous la IVe république, puis au début de la Ve, de partis politiques puissants… le modèle allemand, suédois, japonais… Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle l’admiration des élites pour le modèle institutionnel britannique, qui par le système parlementaire, avait donné l’essentiel du pouvoir à l’aristocratie. Puis l’émigration et, en 1814, le retour des exilés de Londres, la tête pleine d’une anglomanie qui contribua beaucoup à l’essor du romantisme.
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Les Nouveaux talents – Théo : Colombie, CIA, Escobar, le trafic se poursuit !

Ils se veulent indépendants et libérés du politiquement correct. Ils font un tabac sur les plateformes vidéos. Ils représentent un ton nouveau. Avec sa rubrique « Les nouveaux talents », TV Libertés donne « carte blanche » aux nouvelles générations et tout particulièrement au jeune « youtubeur » Théo.
Après la fin de la « French Connection », le gros du trafic de drogues s’exporte en Colombie. Là-bas, c’est de la cocaïne qui est fabriquée et devinez par qui ?
Par nos chimistes français issus de l’ancien trafic défait. Rapidement, ils s’allient à Pablo Escobar et parviennent à recréer un marché mondial autour d’une petite ville : Medellín.
Souvent pointés du doigt comme des malfaiteurs indépendants, se jouant des lois et des États, capables de corrompre des gouvernements entiers, les cartels, à l’image de celui de Medellín, sont parfois les outils d’organisations encore plus puissantes. A qui profite le crime ?
C’est ce que nous allons tenter de découvrir dans cette courte vidéo écrite et réalisée par Théo .

Sagesses Médiévales

Les Nouveaux Talents : France, CIA et héroïne, un curieux mélange

Il existe bel et bien des liens entre la CIA, la France et le trafic d’héroïne. Aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est de ces relations inavouables qu’est né l’un des premiers cartels de drogues international : »La French Connection ». Ne nous y trompons pas, cette appellation, réduisant le trafic à notre chère France, permet habilement d’en minimiser l’ampleur. Si il y a bien un domaine où la mondialisation fut heureuse, c’est bien dans les trafics illégaux, et particulièrement celui des stupéfiants. La France n’en est que la partie émergée.
Ainsi, en étudiant l’histoire du trafic de stupéfiants, nous mettons en lumière certains enjeux occultés, et rappelons quelques liens parfois oubliés. Cette vidéo sera la première d’une série de 3 épisodes ayant pour ambition la synthèse d’un marché, parfaitement illicite, et pourtant bien intégré à notre PIB.

lundi 30 mars 2020

Les Idées à l’endroit n°27 – « Ernst Jünger : le Soldat du Front, le Rebelle, l’Anarque »

Né en 1895, mort en 1998 à quelques semaines de son 103ème anniversaire, Ernst Jünger a traversé le XXe siècle comme un météore. Aussi célèbre en France qu’en Allemagne, son œuvre d’écrivain et d’essayiste lui a permis d’illustrer des « idéaltypes » aussi différents que celui du Soldat du Front (« Orages d’acier »), du Travailleur, du Rebelle (avec le thème du « recours aux forêts ») et de l’Anarque (« Eumeswil »). Pour en parler, Alain de Benoist reçoit deux spécialistes de sa vie et de son œuvre : Isabelle Grazioli-Rozet, maître de conférences à l’Université de Lyon, et le germaniste François Poncet, traducteur de plusieurs ouvrages de Jünger.

700 ans de victoires françaises contre l’Angleterre (1)

700 ans de victoires françaises contre l’Angleterre (1)
Entretien avec Daniel de Montplaisir, historien et auteur de “Quand le Lys terrassait la Rose”:
1) L’Angleterre et la France semblent être alliées depuis toujours dans notre imaginaire collectif. Pourquoi raviver le souvenir des vieilles querelles ?
Il s’agit seulement de faire œuvre d’historien. L’Angleterre et la France sont des alliées (presque) fidèles depuis plus de deux cents ans. Le passé est bien mort, il n’y a donc pas de risque à le rappeler. En revanche, il était nécessaire de démentir l’idée reçue, et solidement établie, d’une Angleterre toujours victorieuse alors qu’au cours de sept siècles et demi d’affrontements militaires entre les deux puissances, la France a remporté la majorité des batailles.
2) Vous relatez une trentaine de guerres dans lesquelles Angleterre et France se trouvèrent face à face. Mais beaucoup d’entre elles sont davantage des querelles féodales (où deux seigneurs qui se trouvaient être les rois de nos deux nations en gestation se disputaient des fiefs) que des guerres nationales. Quand bascule-t-on vers une guerre réellement nationale ?
 Vous avez raison. Le concept de nation fut long à émerger et ne s’imposa que très progressivement. Sans trop simplifier les choses on peut dire que l’on passe des guerres dynastiques aux guerres nationales avec la fin de la guerre de cent ans. On observe alors l’émergence de la notion de patriotisme et l’attachement au royaume plus encore qu’à la personne du roi. C’est vrai sur le plan politique mais aussi militaire : première bataille gagnée par l’artillerie et donc par l’industrie, bourgeoise, citadine et financière, Castillon (17 juillet 1453) signale la fin de l’ère féodale.
3) Quel est le bilan militaire et politique de cette trentaine de conflits répartis sur plus de sept siècles?
En caricaturant à peine, on peut affirmer que, comparés aux Anglais, les Français font de meilleurs soldats, des marins tout à fait honorables, mais de piètres diplomates. Il est frappant de constater que l’Angleterre a presque toujours fait preuve de continuité, voire d’obstination, dans la poursuite de ses objectifs tandis que la politique française variait au gré des changements de monarques, de gouvernements, des intrigues de cour, des lubies des philosophes. Au pragmatisme, voire de la rouerie, de la première, répond, sous couvert d’honneur et de panache, la naïveté de la seconde.
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Brève histoire des révoltes populaires

Brève histoire des révoltes populaires.jpegLes révoltes populaires ont une longue et riche histoire Longtemps négligées par les historiens, elles sont aujourd’hui mieux connues. Des derniers feux du monde féodal à l’État-providence de la montée en puissance de la machine administrative à la révolution industrielle, retour sur une histoire mouvementée.
La révolte populaire a pris à travers les âges tant de visages différents, couvert tant de fronts, qu'il est impossible d'en dresser un inventaire exhaustif. En parcourir les éphémérides, c'est reprendre la chronique agitée de l'histoire de France. Mille pages ne suffiraient pas à en accueillir la longue plainte. Pendant longtemps, les historiens, à l'exception notable de Michelet, ont préféré ne pas l'entendre. François Furet parlait même au début des années 60 du « silence populaire du temps long ». En réalité, ce silence traduisait seulement l'état de la recherche historique. Elle a depuis comblé son retard. Rien que pour la période couvrant les années 1661-1789, l’historien Jean Nicolas a fait état, dans sa monumentale Rébellion française(1) de 8 500 « émotions » populaires, pour reprendre le terme d'Ancien Régime, démentant le « tout était calme en tous lieux. » de Louis XIV dans ses Mémoires pour l'instruction du Dauphin.
À quoi cela tient-il ? Dans La France conteste, de 1600 à nos jours, Charles Tilly soutient que ce qui a initié cette vague de révoltes, c'est la formation de l'État capétien, puis le développement du capitalisme. C'est qu'il a fallu financer ce monstre en train de grossir démesurément - l'administration royale. D'où le recours à cette forme légale de pillage qu'est l'impôt. En 1600, un Français moyen, créature alors hypothétique, travaillait 50 heures par an pour l'État. 150 vers 1640. 300 au début du XXe siècle. 700 en 1980. De sujet du roi à assujetti à l'impôt, quatre cents ans d'histoire de France.
Mais les Français ne se révoltent plus contre l'impôt. C'était pourtant la première cause de mécontentement sous l'Ancien Régime. Les émeutes de subsistance ne venant qu'au deuxième rang, et encore à partir seulement du XVIIIe siècle. Au troisième, la défense des droits d'usage, comme la seconde coupe de foin ou les servitudes liées au droit de chasse ou à l'exploitation des communaux. Enfin, les rivalités intervillageoises ou de compagnonnage. Peu de révoltes contre le « château »(2).
De ce massif, émergent les « fureurs paysannes », interminable chronique guerrière qui mobilisera parfois de véritables armées de réserve. De la grande révolte de 1358, restée dans l'histoire sous le nom de « Jacquerie », jusqu'à la révolte du Papier timbré (hausse des taxes sur le papier timbré, indispensable à là signature des actes authentiques) en 1675. Quatre siècles au long desquels Pitauds, Gauthiers, Croquants et Nu-pieds vont faire la chasse aux agents du fisc. Il serait faux de croire que ces insurrections s'exerçaient contre la personne du roi. On en appelait au contraire à son arbitrage. Ce sont les malheureux fonctionnaires de la couronne, émissaires d'une voracité sans nom, qui polarisaient la colère publique. Le mythe du gabeleur et des « chevaucheurs du sel » - le percepteur - illustre ce transfert. C'était une sorte d'ogre qu'on accusait de vouloir lever un « impôt sur la vie », taxant naissances, mariages et décès. Court tout au long de ces « émotions » d'Ancien Régime l'idée d'un âge d'or révolu, souvent associé aux grandes chroniques royales et au temps de Saint Louis. L'innocence du roi trompé en constitue l'un des thèmes récurrents. Il arrivait d'ailleurs qu'on entende au cœur de l'émeute des « Vive le Roy sans gabelle ! ». Quelques naïfs formulant le vœu d'aller porter la taille directement au Louvre.
L'impôt, une forme légale de pillage...
Après un XVe siècle plutôt calme (Peste noire et Guerre de cent ans sont passées par là), on assiste, à partir du milieu du XVIe, au réveil brutal des paysans de l'Ouest et du Sud-Ouest. C'est la « longue marche » des Croquants. De 1593 à 1595, les paysans du Limousin et du Périgord se soulèvent. Ils inaugurent un nouveau cycle de violence sur fond de grève fiscale. Quercy en 1624, Rouergue en 1627, Guyenne en 1635, Périgord de nouveau en 1637, Normandie en 1639. En quelques années, Richelieu a triplé l'impôt. Cette période d'agitation va culminer avec la Fronde. Louis XIV la soldera brutalement. La Fronde marque un point de non-retour. Elle va détacher les élites nobiliaires des « petits » - les « mécaniques », -, restreindre un peu plus les libertés municipales et placer au premier plan l'administration royale, avec son intendant et bientôt ses fermiers généraux. Plus rien n'entravera la marche de l'État. Le temps des émeutes antifiscales est révolu (même si le poujadisme viendra les réactiver pour un temps).
Voici venu celui des émeutes frumentaires (du froment, le blé tendre). L’émeute redevient un phénomène urbain. Sur la période 1661-1789, 40 % des troubles se sont du reste déroulés en ville (pour 15 % seulement de la population), la plupart liés à la peur de la faim et à la cherté du pain. Ils font souvent suite à des événements météo extrêmes. C'est le cas assurément pour les décennies 1690 et 1700, les plus froides jamais enregistrées en France, avec de redoutables famines, qui causeront 1,3 million de morts en 1693.
Le printemps 1775 est le théâtre de la Guerre des farines, émeute frumentaire par excellence et prélude d'une révolution dont les contours commencent à s'esquisser. Cette « guerre » est consécutive à deux mauvaises récoltes, lors des étés 1773-1774, et aux mesures prises par Turgot de libéralisation du commerce des grains. Les troubles se poursuivront tout au long des années 1780, avec une poussée record entre janvier et avril 1789 (310 cas recensés). La monarchie, qui a traversé de nombreuses crises, n'y survivra pas.
Aux uns la Marseillaise, aux autres l'Internationale
La prise de la Bastille marque le point de départ d'une nouvelle course à l'insurrection qui va gagner la France entière. C'est le début de la Grande Peur, qui s'achèvera par l'occupation des châteaux la Nuit du 4 août (même dans les campagnes du Grand Ouest et les futures terres de la chouannerie). Mais on finira par se lasser de la surenchère révolutionnaire et du vide représentatif qu'elle a engendré en démantelant les corps intermédiaires, bâillonnant du même coup l'ordre social. Cette rupture institutionnelle, scellée en août 1789, va ouvrir une spirale de violence où s'engouffrera la Terreur. La Révolution avait pourtant fantasmé la fin des conflits - c'est tout le sens de la Fête de la Fédération le 14 juillet 1790 -, mais révolution bourgeoise, elle travaille à l'avènement de la classe sociale qui en est l'acteur principal.
L'Ancien Régime avait connu des conflits du travail, mais de faible amplitude. Le XIXe siècle leur donnera une tout autre résonance. La révolte sort de ses habits communaux étroits, devient question sociale et enjeu national. Le peuple va défier une monarchie plus bourgeoise que jamais. Celle de Louis-Philippe en constitue le plus parfait exemple, et les Canuts lyonnais, deux fois révoltés et deux fois châtiés, en 1831 et 1834, les victimes exemplaires. C'est le temps des révolutions avortées (du moins pour le peuple). 1830, 1848, 1870-71.
Malgré cela, les grèves se multiplient. Le chômage et la montée des prix exaspèrent le petit peuple qui, en 1885, s'en prend à « Ferry-famine », puis en 1888 à « Floquet-famine », du nom du président du Conseil qui a cassé les arrêtés de Saint-Denis et Saint-Ouen taxant le prix du pain. On se croirait revenu au temps des crises frumentaires. Mais ce sont les dernières émeutes de subsistance. Le thème de « la vie chère » va désormais supplanter celui de la disette. C'est dans ce contexte que naît le boulangisme (et sur fond de scandale de Panama), où d'anciens Communards vont côtoyer des royalistes et des nationalistes. Cette France d'avant 14 va encore connaître quelques grèves spectaculaires, comme celle qui saisit l'ensemble des régions minières après la catastrophe de Courrières en 1906 (plus de 1000 morts). La conquête du repos hebdomadaire en sortira. C'est aux mineurs qu'on la doit.
Le mode d'action collectif privilégié au XIXe était la barricade et sa mythologie, le XXe invente la grève sur le tas, avec occupation d'usine. La révolte change d'époque. Une fois obtenu le droit de s'assembler, plus n'est besoin de convoquer des banquets républicains comme en 1848. Désormais, on sort dans la rue. En masse. Ce type de mobilisation connaît son apogée avec le grand mouvement des viticulteurs du Midi en 1907 On défile. Le 14 juillet pour la nation, le 1er mai pour les ouvriers. Aux uns la Marseillaise, aux autres l'Internationale. Des antagonismes politiques viennent parfois se greffer à la colère de la rue, surtout dans les années trente, qui conjuguent révoltes populistes de droite et de gauche, avec pour point d'orgue l'année 36 et la plus grande vague de grèves de notre histoire. De loin la plus efficace. Les fameux « acquis sociaux » viennent pour la plupart delà.
Chemin faisant, la révolte s'institutionnalise, des syndicats l'encadrent. Les conflits font désormais l'objet d'une cogestion entre partenaires sociaux, sous la houlette d'un État-providence qui s'apparente de plus en plus à une police d'assurance contre les mauvais jours. Est-on pour autant entré dans une « société sans antagonisme majeur », comme le suggère un spécialiste, Pierre Rosanvallon ? Oui, si l'on s'en tient à l'intensité des conflits sociaux. Non, si l'on considère l'émergence d'un nouveau registre de la contestation. Débrayage, refus des heures supplémentaires, recours fréquent aux prud'hommes, séquestrations. Le déclin des conflits du travail n'est vraisemblablement pas pour demain. La longue déflation salariale, masquée par le surendettement des ménages, amplifiée par la crise financière et résumée par les enjeux autour de la question du pouvoir d'achat, devrait déboucher à terme sur un légitime réveil des classes populaires (et moyennes). Malheur à celui qui ne saura pas les entendre.
François Bousquet Le Choc du Mois Août 2009
1) Rébellion française, Mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789, Gallimard, Folio Histoire, novembre 2008,1076 pages.

2) La place manque ici pour évoquer les troubles politico-religieux, où l'élément populaire intervient, ne serait-ce que comme force d'appoint Guerre des Armagnacs et des Bourguignons, Ligue, Fronde, etc.

samedi 28 mars 2020

“Orthodoxie et hérésie durant l’Antiquité tardive”, par Claude Bourrinet

Polymnia Athanassiadi, La lutte pour l’orthodoxie dans le platonisme tardif. De Numénius à Damascius, Les Belles Lettres, Paris, 2006, 276 p., 25 €
La période qui s’étend du IIIe siècle de l’ère chrétienne au VIe, ce qu’il est convenu d’appeler, depuis les débuts de l’Âge moderne, le passage de l’Antiquité gréco-romaine au Moyen Âge (ou Âges gothiques), fait l’objet, depuis quelques années, d’un intérêt de plus en plus marqué de la part de spécialistes, mais aussi d’amateurs animés par la curiosité des choses rares, ou poussés par des besoins plus impérieux. De nombreux ouvrages ont contribué à jeter des lueurs instructives sur un moment de notre histoire qui avait été négligée, voire méprisée par les historiens. Ainsi avons-nous pu bénéficier, à la suite des travaux d’un Henri-Irénée Marrou, qui avait en son temps réhabilité cette époque prétendument « décadente », des analyses érudites et perspicaces de Pierre Hadot, de Lucien Jerphagnon, de Ramsay MacMullen, de Christopher Gérard et d’autres, tandis que les ouvrages indispensable, sur la résistance païenne, de Pierre de Labriolle et d’Alain de Benoist étaient réédités. Polymnia Athanassiadi, professeur d’histoire ancienne à l’Université d’Athènes, a publié, en 2006, aux éditions Les Belles Lettres, une recherche très instructive, La Lutte pour l’orthodoxie dans le platonisme tardif, que je vais essayer de commenter.
Avant tout, il est indispensable de s’interroger sur l’occultation, ou plutôt l’aveuglement (parce que l’acte de voiler supposerait une volonté assumée de cacher, ce qui n’est pas le cas), qu’ont manifesté les savants envers cette période qui s’étend sur plusieurs siècles. L’érudition classique, puis romantique (laquelle a accentué l’erreur de perspective) préféraient se pencher sur celle, plus valorisante, du Ve siècle athénien, ou de l’âge d’or de l’Empire, d’Auguste aux Antonins. Pourquoi donc ce dédain, voire ce quasi déni ? On s’aperçoit alors que, bien qu’aboutissant à des présupposés laïques, la science historique a été débitrice de la vision chrétienne de l’Histoire. On a soit dénigré ce qu’on appela le « BasEmpire », en montrant qu’il annonçait l’obscurantisme, ou bien on l’a survalorisé, en dirigeant l’attention sur l’Église en train de se déployer, et sur le christianisme, censé être supérieur moralement. On a ainsi souligné dans le déclin, puis l’effondrement de la civilisation romaine, l’avènement de la barbarie, aggravée, aux yeux d’un Voltaire, par un despotisme asiatique, que Byzance incarna pour le malheur d’une civilisation figée dans de louches et imbéciles expressions de la torpeur spirituelle, dans le même temps qu’on saluait les progrès d’une vision supposée supérieure de l’homme et du monde.
Plus pernicieuse fut la réécriture d’un processus qui ne laissa guère de chances aux vaincus, lesquels faillirent bien disparaître totalement de la mémoire. À cela, il y eut plusieurs causes. D’abord, la destruction programmée, volontaire ou non, des écrits païens par les chrétiens. Certains ont pu être victimes d’une condamnation formelle, comme des ouvrages de Porphyre, de Julien l’Empereur, de Numénius, d’autres ont disparu parce qu’ils étaient rares et difficiles d’accès, comme ceux de Jamblique, ou bien n’avaient pas la chance d’appartenir au corpus technique et rhétorique utile à la propédeutique et à la méthodologie allégorique utilisées par l’exégèse chrétienne. C’est ainsi que les Ennéades de Plotin ont survécu, contrairement à d’autres monuments, considérables, comme l’œuvre d’Origène, pourtant chrétien, mais plongé dans les ténèbres de l’hérésie, qu’on ne connaît que de seconde main, dans les productions à des fins polémiques d’un Eusèbe.
La philosophie, à partir du IIe siècle, subit une transformation profonde, et se « platonise » en absorbant les écoles concurrentes comme l’aristotélisme et le stoïcisme, ou en les rejetant, comme l’académisme ou l’épicurisme, en s’appuyant aussi sur un corpus mystique, plus ou moins refondé, comme l’hermétisme, le pythagorisme ou les oracles chaldaïques. De Platon, on ne retient que le théologien. Le terme « néoplatonisme » est peu satisfaisant, car il est un néologisme qui ne rend pas compte de la conscience qu’avaient les penseurs d’être les maillons d’une « chaîne d’or », et qui avaient hautement conscience d’être des disciples de Platon, des platoniciens, des platonici, élite considérée comme une « race sacrée ». Ils clamaient haut et fort qu’il n’y avait rien de nouveau dans ce qu’ils avançaient. Cela n’empêchait pas des conflits violents (en gros, les partisans d’une approche « intellectualisante » du divin, de l’autre ceux qui mettent l’accent sur le rituel et le culte, bien que les deux camps ne fussent pas exclusifs l’un de l’autre). Le piège herméneutique dont fut victime l’appréhension de ces débats qui éclosent au seuil du Moyen Âge, et dont les enjeux furent considérables, tient à ce que le corpus utilisé (en un premier temps, les écrits de Platon) et les méthodes exégétiques, préparent et innervent les pratiques méthodologiques chrétiennes. Le « néoplatonisme » constituerait alors le barreau inférieur d’une échelle qui monterait jusqu’à la théologie chrétienne, sommet du parcours, et achèvement d’une démarche métaphysique dont Platon et ses exégètes seraient le balbutiement ou la substance qui n’aurait pas encore emprunté sa forme véritable.
Or, non seulement la pensée « païenne » s’inséra difficilement dans un schéma dont la cohérence n’apparaît qu’à l’aide d’un récit rétrospectif peu fidèle à la réalité, mais elle dut batailler longuement et violemment contre les gnostiques, puis contre les chrétiens, quand ces derniers devinrent aussi dangereux que les premiers, quitte à ne s’avouer vaincue que sous la menace du bras séculier.
Cette résistance, cette lutte, Polymnia Athanassiadi nous la décrit très bien, avec l’exigence d’une érudite maîtrisant avec talent la technique philologique et les finesses philosophiques d’un âge qui en avait la passion. Mais ce qui donne encore plus d’intérêt à cette recherche, c’est la situation (pour parler comme les existentialistes) adoptée pour en rendre compte. Car le point de vue platonicien est suivi des commencements à la fin, de Numénius à Damascius, ce qui bascule complètement la compréhension de cette époque, et octroie une légitimité à des penseurs qui avaient été dédaignés par la philosophie universitaire. Ce n’est d’ailleurs pas une moindre gageure que d’avoir reconsidéré l’importance de la théurgie, notamment celle qu’a conçue et réalisée Jamblique, dont on perçoit la noblesse de la tâche, lui qui a souvent fort mauvaise presse parmi les historiens de la pensée.
Pendant ces temps très troublés, où l’Empire accuse les assauts des Barbares, s’engage dans un combat sans merci avec l’ennemi héréditaire parthe, où le centre du pouvoir est maintes fois disloqué, amenant des guerres civiles permanentes, où la religiosité orientale mine l’adhésion aux dieux ancestraux, l’hellénisme (qui est la pensée de ce que Paul Veyne nomme l’Empire gréco-romain) est sur la défensive. Il lui faut trouver une formule, une clé, pour sauver l’essentiel, la terre et le ciel de toujours. Nous savons maintenant que c’était un combat vain (en apparence), en tout cas voué à l’échec, dès lors que l’État allait, par un véritable putsch religieux, imposer le culte galiléen. Durant trois ou quatre siècles, la bataille se déroulerait, et le paganisme perdrait insensiblement du terrain. Puis on se réveillerait avec un autre ciel, une autre terre. Comme le montre bien Polymnia Athanassiadi, cette « révolution » se manifeste spectaculairement dans la relation qu’on cultive avec les morts : de la souillure, on passe à l’adulation, au culte, voire à l’idolâtrie des cadavres.
À travers cette transformation des cœurs, et de la représentation des corps, c’est une nouvelle conception de la vérité qui vient au jour. Mais, comme cela advient souvent dans l’étreinte à laquelle se livrent les pires ennemis, un rapport spéculaire s’établit, où se mêlent attraction et répugnance. Récusant la notion de Zeigeist, trop vague, Polymnia Athanassiadi préfère celui d’« osmose » pour expliquer ce phénomène universel qui poussa les philosophes à définir, dans le champ de leurs corpus, une « orthodoxie », tendance complètement inconnue de leurs prédécesseurs. Il s’agit là probablement de la marque la plus impressionnante d’un âge qui, par ailleurs, achèvera la logique de concentration extrême des pouvoirs politique et religieux qui était contenu dans le projet impérial. C’est dire l’importance d’un tel retournement des critères de jugement intellectuel et religieux pour le destin de l’Europe.
Il serait présomptueux de restituer ici toutes les composantes d’un processus historique qui a mis des siècles pour réaliser toutes ses virtualités. On s’en tiendra à quelques axes majeurs, représentatifs de la vision antique de la quête de vérité, et généralement dynamisés par des antithèses récurrentes.
L’hellénisme, qui a irrigué culturellement l’Empire romain et lui a octroyé une armature idéologique, sans perdre pour autant sa spécificité, notamment linguistique (la plupart des ouvrages philosophiques ou mystiques sont en grec) est, à partir du IIe siècle, sur une position défensive. Il est obligé de faire face à plusieurs dangers, internes et externes. D’abord, un scepticisme dissolvant s’empare des élites, tandis que, paradoxalement, une angoisse diffuse se répand au moment même où l’Empire semble devoir prospérer dans la quiétude et la paix. D’autre part, les écoles philosophiques se sont pour ainsi dire scolarisées, et apparaissent souvent comme des recettes, plutôt que comme des solutions existentielles. Enfin, de puissants courants religieux, à forte teneur mystique, parviennent d’Orient, sémitique, mais pas seulement, et font le siège des âmes et des cœurs. Le christianisme est l’un d’eux, passablement hellénisé, mais dont le noyau est profondément judaïque.
Plusieurs innovations, matérielles et comportementales, vont se conjuguer pour soutenir l’assaut contre le vieux monde. Le remplacement du volume de papyrus par le Codex, le livre que nous connaissons, compact, maniable, d’une économie extraordinaire, outil propice à la pérégrination, à la clandestinité, sera déterminant dans l’émergence de cette autre figure insolite qu’est le missionnaire, le militant. Les païens, par conformisme traditionaliste, étaient attachés à l’antique mode de transmission de l’écriture, et l’idée de convertir autrui n’appartenait pas à la Weltanschauung gréco-romaine. Nul doute qu’on ait là l’un des facteurs les plus assurés de leur défaite finale.
Le livre possède aussi une qualité intrinsèque, c’est que la disposition de ses pages reliées et consultables à loisir sur le recto et le verso, ainsi que la continuité de lecture que sa facture induit, le rendent apte à produire un programme didactique divisé en parties cohérentes, en une taxinomie. Il est par excellence porteur de dogme. Le canon, la règle, l’orthodoxie sont impliqués dans sa présentation ramassée d’un bloc, laissant libre cours à la condamnation de l’hérésie, terme qui, de positif qu’il était (c’était d’abord un choix de pensée et de vie) devient péjoratif, dans la mesure même où il désigne l’écart, l’exclu. Très vite, il sera l’objet précieux, qu’on parera précieusement, et qu’on vénérera. Les religions du Livre vont succéder à celles de la parole, le commentaire et l’exégèse du texte figé à la recherche libre et à l’accueil « sauvage » du divin.
Pour les Anciens, la parole, « créature ailée », selon Homère, symbolise la vie, la plasticité de la conscience, la possibilité de recevoir une pluralité de messages divins. Rien de moins étrange pour un Grec que la théophanie. Le vecteur oraculaire est au centre de la culture hellénique. C’est pourquoi les Oracles chaldaïques, création du fascinant Julien le théurge, originaire de la cité sacrée d’Apamée, seront reçus avec tant de faveur. En revanche la théophanie chrétienne est un événement unique : le Logos s’est historiquement révélé aux hommes. Cependant, sa venue s’est faite par étapes, chez les Juifs et les Grecs d’abord, puis sous le règne d’Auguste. L’incarnation du Verbe est conçue comme un progrès, et s’inscrit dans un temps linéaire. Tandis que le Logos, dans la vision païenne, intervient par intermittence. En outre, il révèle une vérité qui n’est cernée ni par le temps, ni par l’espace. La Sophia appartient à tous les peuples, d’Occident et d’Orient, et non à un « peuple élu ». C’est ainsi que l’origine de Jamblique, de Porphyre, de Damascius, de Plotin, les trois premiers Syriens, le dernier Alexandrin, n’a pas été jugé comme inconvenante. Il existait, sous l’Empire, une koïnè théologique et mystique.
Que le monothéisme sémitique ait agi sur ce recentrement du divin sur lui-même, à sa plus simple unicité, cela est plus que probable, surtout dans cette Asie qui accueillait tous les brassages de populations et de doctrines, pour les déverser dans l’Empire. Néanmoins, il est faux de prétendre que le néoplatonisme fût une variante juive du platonisme. Il est au contraire l’aboutissement suprême de l’hellénisme mystique. Comme les Indiens, que Plotin ambitionnait de rejoindre en accompagnant en 238 l’expédition malheureuse de Gordien II contre le roi perse Chahpour, l’Un peut se concilier avec la pluralité. Jamblique place les dieux tout à côté de Dieu. Plus tard, au Ve siècle, Damascius, reprenant la théurgie de Jamblique et l’intellectualité de Plotin (IIIe siècle), concevra une voie populaire, rituelle et cultuelle, nécessairement plurielle, et une voie intellective, conçue pour une élite, quêtant l’union avec l’Un. Le pèlerinage, comme sur le mode chrétien, sera aussi pratiqué par les païens, dans certaines villes « saintes », pour chercher auprès des dieux le salut.
Les temps imposaient donc un changement dans la religiosité, sous peine de disparaître rapidement. Cette adaptation fut le fait de Numénius qui, en valorisant Platon le théologien, Platon le bacchant, comme dira Damascius, et en éliminant du corpus sacré les sceptiques et les épicuriens, parviendra à déterminer la première orthodoxie païenne, bien avant la chrétienne, qui fut le fruit des travaux de Marcion le gnostique, et des chrétien plus ou moins bien-pensants, Origène, Valentin, Justin martyr, d’Irénée et de Tertullien. La notion centrale de cette tâche novatrice est l’homodoxie, c’est-à-dire la cohérence verticale, dans le temps, de la doctrine, unité garantie par le mythe de la « chaîne d’or », de la transmission continue de la sagesse pérenne. Le premier maillon est la figure mythique de Pythagore, mais aussi Hermès Trismégiste et Orphée. Nous avons-là une nouvelle religiosité qui relie engagement et pensée. Jamblique sera celui qui tentera de jeter les fondations d’une Église, que Julien essaiera d’organiser à l’échelle de l’Empire, en concurrence avec l’Église chrétienne.
Quand les persécutions anti-païennes prendront vraiment consistance, aux IVe, Ve et VIe siècles, de la destruction du temple de Sérapis, à Alexandrie, en 391, jusqu’à l’édit impérial de 529 qui interdit l’École platonicienne d’Athènes, le combat se fit plus âpre et austère. Sa dernière figure fut probablement la plus attachante. La vie de Damascius fut une sorte de roman philosophique. À soixante-dix ans, il décide, avec sept de ses condisciples, de fuir la persécution et de se rendre en Perse, sous le coup du mirage oriental. Là, il fut déçu, et revint dans l’Empire finir ses jours, à la suite d’un accord entre l’Empereur et le Roi des Rois.
De Damascius, il ne reste qu’une partie d’une œuvre magnifique, écrite dans un style déchiré et profondément poétique. Il a redonné des lettres de noblesse au platonisme, mais ses élans mystiques étaient contrecarrés par les apories de l’expression, déchirée comme le jeune Dionysos par les Titans, dans l’impossibilité qu’il était de dire le divin, seulement entrevu. La voie apophatique qui fut la sienne annonçait le soufisme et une lignée de mystiques postérieure, souvent en rupture avec l’Église officielle.
Nous ne faisons que tracer brièvement les grands traits d’une épopée intellectuelle que Polymnia Athanassiadi conte avec vie et talent. Il est probable que la défaite des païens provient surtout de facteurs sociaux et politiques. La puissance de leur pensée surpassait celle de chrétiens qui cherchaient en boitant une voie rationnelle à une religion qui fondamentalement la niait, folie pour les uns, sagesses pour les autres. L’État ne pouvait rester indifférent à la propagation d’une secte qui, à la longue, devait devenir une puissance redoutable. L’aristocratisme platonicien a isolé des penseurs irrémédiablement perdus dans une société du ressentiment qui se massifiait, au moins dans les cœurs et les esprits, et la tentative de susciter une hiérarchie sacrée a échoué pitoyablement lors du bref règne de Julien.
Or, maintenant que l’Église disparaît en Europe, il est grand temps de redécouvrir un pan de notre histoire, un fragment de nos racines susceptible de nous faire recouvrer une part de notre identité. Car ce qui frappe dans l’ouvrage de Polymnia Athanassiadi, c’est la chaleur qui s’en dégage, la passion. Cela nous rappelle la leçon du regretté Pierre Hadot, récemment décédé, qui n’avait de cesse de répéter que, pour les Ancien, c’est-à-dire finalement pour nous, le choix philosophique était un engagement existentiel.
Claude Bourrinet

La république e(s)t le drame paysan

jeudi 26 mars 2020

La Petite Histoire – La grande pandémie : 50 millions de morts

De mars 1918 à mai 1919, une pandémie sans précédent déferle sur l’Amérique du Nord, l’Europe, puis le monde. Familièrement appelé « grippe espagnole », le virus touche alors près d’un milliard de personne et en tue, au minimum, 50 millions. En pleine Grande Guerre, l’Europe fragilisée est rapidement plongée dans l’effroi, et des mesures radicales sont mises en place… bien trop tard. Peut-on comparer cette situation avec l’épidémie actuelle de coronavirus (Covid-19) ? Beaucoup de similitudes existent entre ces deux fléaux qu’un siècle sépare pourtant. Retour sur la plus grande pandémie du XXe siècle, et sur les leçons qu’elle nous lègue.


mercredi 25 mars 2020

France-Allemagne Verdun : une tragédie qui doit nous réconcilier

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Verdun une tragédie qui doit nous reconcilier.jpegLe  1er novembre  1915, le pape Benoît XV constate que se déroule le « spectacle assurément le plus affreux et le plus désolant qui se soit jamais vu de mémoire d'homme » « Munies d'engins épouvantables, dus aux derniers progrès de l'art militaire, des nations visent pour ainsi dire à s entredétruire avec des raffinements de barbarie. » C'est en effet un tournant.
Le 21 février 1916 à 7h30, un déluge de feu s'abat sur les vingt-deux forts qui entourent la ville de Verdun. Le chef d'état-major allemand pour le front de l'Ouest, Erich von Falkenhayn, a donné ordre aux dix divisions de son artillerie de procéder au bombardement intensif des positions françaises. « Il faut saigner l'armée française », a-t-il annoncé dans un mémoire adressé à l'empereur Guillaume II deux mois plus tôt, en décembre 1915, où il estimait également que les pertes allemandes ne dépasseraient jamais les deux cinquièmes des pertes françaises. On sait ce qu'il advint de ces prédictions...
L’enfer de Verdun commence donc; la plus longue bataille de la Grande Guerre durera jusqu'au 18 décembre, avec le retour de l'armée française sur ses positions initiales. Mais de part et d'autres, le bilan est à peine imaginable 378 687 morts, blessés ou disparus du côté français, 335 000 du côté allemand… Un décompte d'autant plus macabre qu'il ne s'agissait pas, pour son initiateur, d'opérer une percée victorieuse ou de gagner un territoire, mais bien d’y organiser la mort de masse pour saper la volonté française. Le poète Paul Valéry résuma cette boucherie en une phrase dans La Crise de l’esprit(1) un de ses textes les plus émouvants : « Maintenant, sur une immense terrasse d'Elsinore, qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux granits d'Alsace - l’Hamlet européen regarde des millions de spectres. »
Déjà, dans Clausewitz, le concept « d'usage illimité de la force »
Livre d'études et de chevet des officiers généraux des deux bords durant les cinquante ans qui ont précédé la Grande Guerre, le maître ouvrage de Carl von Clausewitz (1780-1831), De la guerre(2) a servi à soutenir cette logique de « montées aux extrêmes » chez les galonnés des deux côtés du Rhin. Reste que le concept « d'usage illimité de la force » cher à l'ancien officier n'est pas né par hasard. C'est le Comité de salut public, en 1793, qui a inventé « la guerre nationale », avant que le jeune général Bonaparte ne peaufine « la guerre sans règle » pendant la campagne d'Italie, en 1796.
Il faut dire que les Français étaient bien préparés psychologiquement depuis 1782, date de parution des Considérations sur le gouvernement de la Pologne, dans lesquelles Jean-Jacques Rousseau préconise que « tout citoyen doit être soldat par devoir, nul ne doit l'être par métier »(3) En réaction à l'humiliante défaite prussienne de Iéna, en 1806, Clausewitz inaugure le concept de « guerre absolue » qui fera florès dans les états-majors militaires « C'est parce que l'Europe entière est revenue à cette ère des thèses nationales et, par suite, de nations armées, que nous sommes obligés aujourd'hui de reprendre le concept absolu de la guerre, tel qu'il résulte de l'histoire. » C'est donc en ce sens qu'il faut comprendre les fortes paroles de l'historien militaire anglais B. H. Liddell Hart (1895-1970(4) qui dépeignait, non sans raison, Clausewitz comme « le Mahdi de la masse » (dans l'islam, le dernier messie avant l'Apocalypse, et, textuellement, celui qui « montre le chemin au peuple ») et les généraux Foch et son homologue Falkenhayn « ivres du vin rouge sang cultivé par Clausewitz ».
« Peut-on aller jusqu'à dire qu'un discours très précis sur la guerre a mis en place les éléments en Europe de la tragédie de la Première Guerre mondiale ? », s'est interrogé récemment John Lynn, le président de la Commission américaine d'histoire militaire dans un ouvrage passionnant(5) La question ne laisse pas d'agiter les historiens... qui vont désormais plus loin. Car plus qu'un discours, c'est une folie technologique qui s'est emparée de l'Europe. C’est en tout cas la thèse nouvelle et stimulante que nous propose le directeur de la revue Dedefensa, Philippe Grasset, dans un bel ouvrage intitulé Les Ames de Verdun et qui vient tout juste de paraître(6).
De Verdun à Bagdad, un lien direct la même folie mécaniciste
En compagnie de deux photographes, Bernard Plossu et Michel Castermans, celui qui est aussi l'animateur du site dedefensa.org fait de la bataille de Verdun le point de départ « d'un ouragan de mitraille et de feu, enfant de la technologie la plus avancée et donc de notre modernité [qui] échappe au contrôle de l'homme et se retourne contre lui ». Une folie de « la modernité mécaniciste », mais aussi un symbole de résistance. « Verdun nous dit que l'homme a résisté à la fureur de la machine moderniste déchaînée. » Une fois ses enfants dévorés, la modernité s'est choisie un nouveau champion. l'Amérique. Et nous en sommes toujours là aujourd'hui.
Il faut entendre l'universitaire anglo-américain Colin S. Gray(7) résumer la pensée stratégique actuelle de l'armée américaine comme profondément ancrée dans une culture de destruction et d'annihilation de l'adversaire, mais surtout dépendante de sa propre supériorité technologique. De Verdun à Bagdad, la transition est hardie, mais l'ivresse de la puissance technologique reste la même. Surtout lorsque l'on écoute un général américain déclarer en plein siège de Sarajevo en 1993 à son homologue belge le général Francis Briquemont, commandant militaire de la Force de protection de l'ONU en exYougoslavie : « Nous, en Amérique, on ne résout pas les problèmes, on les écrase. » Belle analyse stratégique qui a fait ses preuves en Irak et en Afghanistan...
Sous-titré La Victoire de l'homme sur la ferraille, le livre de Philippe Grasset laisse entrevoir dans sa conclusion le chemin que pourrait prendre une réconciliation européenne. Pour Grasset en effet, il faut « déconstruire Verdun, reconstruire Verdun, en l'insérant dans la tragédie d'aujourd'hui comme il a fait partie de la tragédie d'hier, comme pour conclure enfin, bien entendu, que c'est la même... »
Pour lui, cette tragédie a un nom la folie mécaniciste et mimétique. S'il nomme et définit le mal, l'auteur n'en donne pas les remèdes pour le combattre. Pour cela, il faut se tourner vers le philosophe René Girard(8), qui explique que l'antidote à cette Europe dévastée par la peur et la force, c'est le pardon qu'elle doit s'accorder à elle-même en jetant bas les rancunes mémorielles (Pologne/Ukraine, Pologne/Russie, Allemagne/République tchèque, etc.), qui agitent à intervalles réguliers des populations chauffées à blanc.
C'est finalement Alain Finkielkraut qui a raison de définir l'origine du mal comme « un criminocentrisme exacerbé [qui] conduit l'Europe à n'habiter que son présent. Ne pouvant plus se définir historiquement, elle se définit uniquement par [...] le droit, c'est-à-dire par des normes juridiques potentiellement universelles »(9) Plus pénétrant que jamais, René Girard, pour qui l'Apocalypse a commencé à Verdun, rappelle que « ce qu'il y a de très beau dans la rencontre de De Gaulle et Adenauer à Colombey-les-Deux-Eglises, en 1958, c'est qu'ils voient tous deux que l'Europe doit être pardonnée, en quelque sorte là où elle a péché ». Et le philosophe de souligner le point nodal de la réconciliation franco-allemande. la cathédrale de Reims, où, ce 8 juillet 1962, jour de la réconciliation franco-allemande, l'Eglise organise un office solennel, à l'endroit même où Jeanne d'Arc fît couronner Charles VII et qui fut bombardée en 1914. Il n'y a certainement pas de repentance, mais juste du recueillement, c'est-à-dire un hommage à tous les morts.
Joseph Ratzinger n'a pas, par hasard, tiré de l'oubli Benoit XV
Même démarche en 1996, lorsque le pape Jean Paul II choisit de venir à Reims célébrer les 1500 ans du baptême de Clovis ? Certes, c'est en ce lieu qu'il fut baptisé. Mais René Girard ne peut s'empêcher de s'interroger : « Qu'il ait choisi la ville où les deux pays avaient choisi de se réconcilier est un événement qui n'a pas encore été vraiment pensé. Comme si c'était aux bords de la vieille Lotharingie qu'avait eu lieu le péché originel de l'Europe, le mal spécifique qu'il fallait traiter : un point d'ancrage et de ratage en même temps. » Et que dire de l'élection du cardinal Joseph Ratzinger, premier pape allemand, dont le premier geste fut de tirer de l'oubli son prédécesseur Benoît XV élu en 1914, et qui lutta de toutes ses forces contre l'autodestruction de l'Europe ?
Malheureux Giacomo della Chiesa, « pape boche » pour Georges Clemenceau et pape « français » pour Erich Ludendorff, qui avait vu juste en dénonçant le « mal funeste » de la Révolution française comme « la véritable cause de la terrible guerre présente »(10)…
Lucien Valdès Le Choc du Mois novembre 2008
1) In Variété I, Gallimard, coll. Folio.
2) Disponible aux éditions Perrin (2006).
3) Le texte figure dans le tome III de ses Œuvres complètes publiées par Gallimard dans la Pléiade.
4) Il est l'auteur de Stratégie (Perrin, 2007), livre devenu un classique de la « psychologie du combat ».
5) De la guerre. Une histoire du combat des origines à nos jours, par John Lynn, Tallandier, 2006.
6) Les Ames de Verdun, la victoire de l'homme sur la ferraille, par Philippe Grasset, éditions Mois, 288 pages. www.editions-mols.eu
7) Cité dans Les Guerres bâtardes. Comment l'Occident perd les batailles du XXIe siècle, par Arnaud de La Grange et Jean-Marc Balencie, Perrin, 2008.
8) in Achever Clausewitz, éditions Carnet Nord, 2008.
9) in L'Europe et ses Passés douloureux, sous la direction de Georges Mink et Laure Neumayer, éditions de la Découverte, 2 007.

10) in Ad Beatissimi Apostolorum. Lettre encyclique de Sa Sainteté le pape Benoît XV, donnée à Rome le 1er novembre 1914.

lundi 23 mars 2020

« Le Siècle des Ténèbres » : le XVIIIe siècle occulte avec Alain Pascal

Passé-Présent n°269 : L’assassinat du duc de Berry

Février 1820 : l’assassinat du duc de Berry
Philippe Conrad revient sur les conséquences politiques de l’assassinat de Charles, Duc de Berry, 2ème fils de Charles X et héritier du trône de France, par un fanatique isolé. Le meurtrier, Jean-Pierre Louvel (1783-1820), justifiera son acte par haine des Bourbons, mais son geste n’aura pas l’effet escompté, à savoir l’extinction de la lignée, car la Duchesse de Berry, enceinte au moment du drame, donnera le jour à « l’enfant du miracle », le futur Comte de Chambord, même si avec ce dernier disparaîtra la branche aînée des Bourbons.
A la lumière de Renoir
Michèle Dassas met son talent de romancière au service d’un très sérieux travail historique pour retracer la vie de Jeanne Baudot (1877-1957) élève, muse et modèle de Pierre-Auguste Renoir. Passionnée de peinture dès l’adolescence, fascinée ensuite par l’art du Maître, Jeanne Baudot affinera auprès de lui ses dons et établira sa propre notoriété dans les Salons parisiens à partir de 1905. Unique disciple de Renoir, elle deviendra la marraine de son fils Jean avec lequel elle restera liée tout au long de la vie du cinéaste.
« A la lumière de Renoir », roman de Michèle Dassas, préfacé par Jean-Marie Rouart de l’Académie française, 304 p. – Ramsay – 2020.

dimanche 22 mars 2020

Apprendre à survivre avec G. K. Chesterton

Apprendre à survivre avec G. K. Chesterton.jpegL'Univers de G, K. Chesterton. Petit dictionnaire raisonné, par Philippe Maxence, Via Romana, 310 pages.
Paul Claudel l'avait traduit, Charles Maurras et Henri Massis l'avaient étudié, puis, lentement mais sûrement, G. K. Chesterton (1874-1936) est tombé dans l'oubli de ce côté-ci de la Manche jusqu'à ce que, ces dernières années, des éditeurs ne s'avisent qu'il manquait à leur catalogue les écrits de celui qui est considéré, à juste titre, comme l'un des plus grands écrivains anglais. Furent ainsi réédités Les Enquêtes du père Brown en un fort volume de la collection Omnibus et, cet automne, l’Oeil d'Apollon (éd. du Panama), recueil de cinq contes publié naguère par l'immense écrivain argentin José Luis Borges, qui tenait Chesterton pour « l’un des premiers écrivains de notre temps et ceci non seulement pour son heureux génie de l'invention, pour son imagination visuelle et pour la félicité enfantine ou divine que laisse entrevoir chaque page de son œuvre, mais aussi pour ses vertus rhétoriques, pour sa pure virtuosité technique ».
Le journaliste et essayiste Philippe Maxence, rédacteur en chef de L'Homme nouveau et critique littéraire à Monde & Vie, n'a pas attendu ce « revival » pour se passionner pour Chesterton, sur l'œuvre duquel il a déjà écrit un ouvrage introductif (Pour le réenchantement du monde, Ad Solem, 2004) et sur lequel il tient un blog aussi réactif qu’érudit. L’Univers de G, K. Chesterton est, comme l'indique son sous-titre, un « dictionnaire raisonné », à savoir un volume de citations dont le choix ne doit rien au hasard et tout à la profonde connaissance que Maxence a acquise de la pensée de celui qu'il décrit comme « apôtre du bon sens, jongleur du paradoxe, serviteur du Christ, fou de la vierge Marie, défenseur des petites nations, amoureux de la vie et ami de l'enfance ».
De A à Z, ou plutôt de A comme Abstraction à W comme Wilde (Oscar), Maxence fait ressortir l'évolution spirituelle d'un Chesterton qui, devenu agnostique après être né anglican, se fera catholique intransigeant, au point d'écrire dans La Vie catholique : « Après une longue période d'étude et de réflexion, j'en suis venu à la conclusion que les maux dont souffre l'Angleterre - le capitalisme, l'impérialisme brutal, l'industrialisme, la richesse malhonnête, le naufrage de la famille - résultent du fait que l'Angleterre n'est pas catholique. » Dommage que ne figure pas en regard le texte qu'un certain Albino Luciani publia en juin 1971 dans un journal italien sous le titre « Le messager de saint Antoine », lettre adressée par-delà les ans à son « Vieux Chesterton » par celui qui allait passer à la postérité sous le nom de Jean Paul Ier.
« Il est vain de vouloir distinguer chez Chesterton l'écrivain et le chrétien », explique Philippe Maxence, comme il est impossible de comprendre le courant « distributiste », dont il se fit le théoricien et le propagateur, avec son contemporain Hilaire Belloc, sans le placer dans la continuité en quelque sorte organisationnelle de la doctrine sociale de l’Église, et sa critique du monde moderne, qui « dépasse en bouffonnerie les caricatures les plus satiriques », est plus qu'actuelle, prophétique : « Le capitalisme fait la guerre à la famille, analysait Chesterton, pour la même raison qu'il combat les syndicats. Le capitalisme veut le collectivisme pour lui, l'individualisme pour ses ennemis. Il veut que ses victimes soient des individus ou, en d'autres termes, des atomes, […] S'il existe un lien, un sentiment de fraternité, une discipline familiale, grâce à quoi les pauvres puissent s'entraider, ces émancipateurs luttent pour relâcher ce lien, ou détruire cette discipline, […] Ces individualistes s'efforcent de mettre les individus en liberté ou plutôt cherchent à l'écraser afin qu'il n'en reste plus que des atomes. »
Sous des allures de dictionnaire, c'est en fait un manuel de savoir-comprendre, voire de savoir-survivre ou même de savoir-combattre que nous fournit Philippe Maxence.

Bruno Larebière Le Choc du Mois novembre 2008

La vie quotidienne au Moyen-Âge à Cluny

Camps français, ce que l’histoire ne nous a toujours pas dit

On savait qu'il y avait eu des camps avant Vichy. On n'ignore plus rien des camps sous Vichy. Ce que l’on sait moins, c'est que certains camps ont continué à fonctionner après la Libération, et pas uniquement pour interner des collabos. Un fait qui soulève des points d'interrogation et pose de nombreux points de suspension.
Dans son ouvrage, consacré aux lieux d'internement français de la zone sud, et intitulé Les camps de la honte, l'historienne Anne Grynberg, au chapitre se rapportant à la fin de ces camps, arrive à la conclusion suivante « Au mois de septembre 1943, les internés âgés ou gravement malades se trouvant encore à Noé et à Récébédou sont transférés vers les hospices de la région les deux camps vichyssois ne sont plus considérés comme des "camps-hôpitaux" Le dernier convoi de déportation quitte la gare de Longages deux semaines avant la Libération. Comme Gurs, Noé est alors utilisé pour interner des collaborateurs français. »
À la lumière de nouveaux éléments, il semble cependant que la réalité s'avère plus complexe et l'histoire plus capricieuse...
Tout commence, ou tout rebondit, en 1991. Depuis des années et des années, Kurt Werner Schaechter, résidant français d'origine autrichienne, s'interroge sur ce que sont devenus ses parents, disparus en laissant comme dernière adresse le camp de Noé, en Haute-Garonne, où ils furent « hébergés » durant la dernière guerre.
Créé le 7 février 1941, sur décision du ministère de l'Intérieur, Noé est officiellement « un camp-hôpital destiné aux ménages âgés de plus de soixante ans et aux infirmes ». Dans les faits, il s'apparente à un camp de séjour surveillé.
Dans les esprits, il s'assimile à un camp de concentration.
Après moult demandes et démarches, Kurt Werner Schaechter, obtient donc, et enfin, l'autorisation de consulter les archives départementales de Haute-Garonne. Et un document pouvant en cacher un autre, il tombe sur des pièces surprenantes. Se prenant au jeu et se jouant des règlements, il épluche, recopie et photocopie des milliers de documents. Il se bat aujourd'hui pour que son travail « clandestin » soit connu et reconnu : « De 1939 à 1946, soit avant Vichy, sous Vichy, et des années après Vichy encore, les autorités administratives civiles et policières en place, ont abusivement interné. Des milliers de documents administratifs nauséabonds, émanant d'administrations paperassières, ministérielles, préfectorales, policières, montrent que celles-ci tenaient une comptabilité méticuleuse de la honte et de la mort, des années encore après la Libération. »
Parmi les pièces « saisies » par Kurt Schaechter, figure un rapport du chef de camp de Noé, commentant l'état d'esprit du mois de juillet 1944. Y est notamment relatée la journée du 30 juillet, date du dernier convoi de déportation évoqué par Anne Grynberg : « Les bruits de départ pour l'Allemagne de tous les hébergés continuent à circuler et amènent un affolement et une nervosité que je m'emploie à calmer de mon mieux; mais forcément, l'état moral s'en ressent.
« Depuis une dizaine de jours, les bruits qui circulent dans le village annoncent la dissolution du camp pour le 1er août; il y avait un peu de vrai dans ces nouvelles, puisque effectivement le dimanche 30 juillet à 9H50 la police allemande venait chercher tous les hébergés du camp.
« Mais lorsque l'officier qui commandait le détachement de police, s'est rendu compte du genre d'hébergés que contenait le camp, il n'en a pris que 244 (dont 13 se sont évadés) et il m'en a laissé 356 dont 108 mères de famille avec enfants de moins de 16 ans, 105 mutilés provenant de la guerre d'Espagne, et le restant des malades.
Par suite des nouvelles qui figurent sur les journaux, et de celles colportées de bouche à bouche, relatives à la situation des armées en présence, l'état d'esprit des hébergés est très bon car les espoirs sont quasi au maximum. »
Des espoirs qui seront souvent déçus. La Libération n'entraînera pas la libération systématique des hébergés. Et au moins jusqu'au printemps 1946, Noé va continuer à fonctionner, et pas seulement pour interner des collaborateurs français. Les registres du camp sont là pour l'attester. Le nom des pensionnaires ne rime pas forcément avec celui de Lucien Lacombe.
Les 9 et 10 mars 1946, ont ainsi été admis au camp de Noé, quatre Polonais, trois Italiens, un Espagnol, deux Tchèques, un suisse et un apatride. L'identité des hébergés quittant le camp en ce même printemps 1946 ne laisse également pas supposer qu'il s'agisse de collaborateurs français ayant purgé leur peine. Ainsi trouve-t-on, à la lettre G, d'un alphabet de vingt-six lettres
G. Raphaël, né le 18.04.1883, nationalité italienne, date de départ. 26.04.1946.
G. née D. Hélène, née le 03.11.1915, nationalité polonaise, date de départ 09.05.1946.
G. Wilhem, né le 29.08.1884, nationalité suédoise, date de départ   14.05.1946.
G. Wilhem, né le 05.04.1909, nationalité polonaise, Israélite, date de départ   17.05.1946.
G. Bogomil, né le 05.10.1925, nationalité yougoslave, chrétien orthodoxe, date de départ 17.05.1946.
Mais quitter le camp ne signifie pas automatiquement recouvrer la liberté. Les mieux lotis sont assignés à résidence surveillée. Certains sont expulsés de France. D'autres sont versés à la Légion étrangère. Et les moins chanceux dirigés vers d'autres... camps, comme Ecrouves ou Pithiviers... Il suffit de consulter les registres.
Le 15 mars 1946, sont ainsi transférés au camp de Pithiviers
B. née C. Margot, nationalité portugaise
B. Wilhelm, nationalité allemande
L. née P Sophie, apatride israélite
M. née K. Adolphine, allemande de souche aryenne
K. Martin, russe, chrétien orthodoxe.
On peut alors légitimement se demander jusqu'à quelle date le camp de Pithiviers a fonctionné, et quelles ont été ses différentes affectations.
Au mois d'août dernier, à Orléans, une exposition était consacrée aux camps d'internement du Loiret. Le visiteur pouvait y apprendre que le camp de Beaune-la-Rolande avait été fermé le 12 août 1943, et celui de Jergeau le 31 décembre 1945. Pour Pithiviers, aucune précision.
Un document des archives du Loiret permet pourtant de savoir que la dissolution du camp avait été décidée « pour le 1er décembre 1949 au plus tard ». Du 15 août 1944 à ce 1er décembre 1949, que s'y est-il alors réellement passé ?
Dans un premier temps, Pithiviers a été affecté à l'internement des collaborateurs et trafiquants. Puis dans un second, sous le nom de « centre de groupement pour rapatriement », le camp a servi de gare de triage pour le refoulement vers leur pays des allemands jugés indésirables.
Le hic, c'est que Pithiviers n'a pas accueilli que des allemands. Il y avait des Polonais, dés Italiens, des Portugais, des apatrides ! Et allez donc refouler un apatride vers son pays !
Et c'est ainsi que de 1946 à 1949, selon le directeur des archives départementales, « le centre pénitentiaire de Pithiviers semble avoir été réservé à des interdits de séjour ».
Un flou entretenu par l'absence de dossiers de cette période, qui auraient été transférés à la prison de la Santé à la dissolution du camp.
Que s'est-il alors réellement passé ?
Pour essayer de comprendre, il faut remonter au lendemain de la Libération. Le gouvernement provisoire du général de Gaulle déclare alors les lois de Vichy comme nulles et non avenues, mais il confirme toutefois les mesures d'urgence prises par le gouvernement Daladier en 1938-1939, qui autorisaient notamment les préfets, simplement par décision administrative, à interner « les mal-pensants ».
Ce qu'après la Libération, Adrien Tixier, ministre de l'Intérieur du gouvernement provisoire, reprend à son compte en précisant que « l'internement n'était pas une peine destinée à justifier au même titre que les peines judiciaires, les faits de collaboration et les menées antinationales, mais qu'il s'agissait d'une mesure de police préventive, limitée dans le temps, à la durée du conflit ».
Le conflit ayant officiellement pris fin le 8 mai 1945, la question est alors de savoir si certains serviteurs de l'Etat n'ont pas poussé le zèle, ou le vice, jusqu'à faire jouer ces mesures de police préventive pendant quelques années encore. Ce n'est malheureusement qu'en exhumant les archives que la vérité pourrait paraître au grand jour. Mais dans l'obscurité de leurs rayonnages, elles dorment encore pour longtemps.
Le 3 janvier 1979, comme grande sœur à tous les décrets existant déjà, le président Valéry Giscard-d'Estaing promulguait une loi portant à cent ans le délai pour consulter les documents relatifs à des enquêtes administratives, et à 60 ans le délai pour les documents qui contiennent des informations mettant en cause la vie privée ou intéressant la sûreté de l'Etat ou la défense nationale.
Ainsi, qui vivra saura, à condition d'être de ce bois dont sont faits les centenaires...
Olivier Fédrigot Le Choc du Mois Juillet-août 1993 N°67
Annexe :
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Document tiré des archives du camp de Noé, concernant un papetier détenu en Juillet 1945. « Motif ignoré »
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Pièces de registre concernant la libération du camp de Noé de ressortissants étrangers, entre décembre 1944 et janvier 1946. La France est déjà libérée, mais on fait toujours certaines différences entre deux Autrichiennes.

L'héritage des sorcières

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La sorcière est une figure emblématique de l'imaginaire populaire. On a l'habitude de la relier au Moyen Age, mais elle vient de beaucoup plus loin. C'est donc à une enquête généalogique qu'a voulu procéder Carlo Ginzburg dans son dernier ouvrage, Le Sabbat des sorcières. Ce livre de haute érudition apporte une contribution fondamentale à l'histoire des mentalités et à l'histoire comparée des religions.
Il se donne en effet pour ambitieux objectif d'identifier une couche profonde, un substrat culturel permettant de comprendre la floraison, à travers un vaste espace géographique et sur la très longue durée, de croyances, de rites, de traditions dont la signification a été occultée par la culture officielle et intellectuelle mise en place, dès le haut Moyen Age, par l'Église, afin de tenter de christianiser des cultures populaires porteuses d'une très longue mémoire.
Cette longue mémoire est illustrée par d'étonnantes constatations que l'on peut faire en effectuant de grands sauts dans le temps, à travers de multiples témoignages.
Ainsi, à la fin du XVIIIe siècle, en Livonie, un vénérable vieillard de quatre-vingts ans avoue, devant une commission d'enquête, qu'il est loup-garou... En tant que tel, il participe trois fois par an aux combats que vont livrer sous terre, contre le diable et les sorciers, les loups-garous de Livonie. Ceci à trois dates particulièrement symboliques la Sainte-Lucie, la Saint-Jean, Pentecôte. Trois célébrations de la lumière (ce que n'a pas vu Ginzburg) puisque la Sainte-Lucie, qui précède le solstice d'hiver (christianisé en Noël) est, étymologiquement, la « sainte lumière », tandis que la Saint-Jean est la christianisation du solstice d'été, et la Pentecôte la christianisation, par le biais du Saint-Esprit, de la « sainte flamme illuminatrice ».
Ce loup-garou ne correspond pas à l'image stéréotypée, très dévalorisante, attachée habituellement à ses semblables par la littérature d'inspiration ecclésiastique. Il a en effet un rôle éminemment positif, puisque l'enjeu des batailles qu'il livre au diable et aux sorciers est la fertilité des champs les sorciers voulant voler les germes du blé, leur larcin provoquerait la disette et la perte des hommes en les combattant victorieusement, les loups-garous assurent à la communauté paysanne une abondante récolte d'orge et de seigle. Ce sont donc des bienfaiteurs c'est ce qu'affirme sereinement le vieux loup-garou devant des juges qui s'efforcent, en vain, de lui faire admettre qu'il a conclu un pacte avec le diable...
L’armée des morts
Autres temps, autres lieux en Frioul, aux XVIe et XVIIe siècles, une cinquantaine de procès d'inquisition révèlent l'existence d'un culte agraire de caractère extatique des hommes et des femmes, se définissant comme benandanti, affirment que, « étant nés coiffés » (c'est-à-dire enveloppés dans leur placenta), ils étaient contraints de se rendre quatre fois par an, la nuit, pour lutter « en esprit », armés de bottes de fenouil, contre des sorciers et des sorcières brandissant des tiges de sorgho, l'enjeu de la bataille était la fertilité des champs.
En 1384, deux femmes comparaissent devant le dominicain Ruggero da Casale, inquisiteur de Lombardie supérieure. Elles avouent qu'elles vont la nuit, à la suite de Diane, montées sur des animaux et, parcourant de grandes distances, elles servent la déesse en obéissant strictement à ses ordres.
En 1457 l’évêque Nicolas de Cues dénonce, dans un sermon, deux vieilles femmes qui ont reconnu servir une « bonne maîtresse » qu'elles appellent or la mère de « richesse et du bonheur ».
Celle-ci, après leur avoir fait promettre obéissance, les emmène pendant les quatre temps en un lieu plein de gens qui dansent et font la noce, tandis que des hommes couverts de poils dévorent des hommes et des enfants. Du haut de son statut d'intellectuel, Nicolas de Cues déclare doctement que tout ceci n'est que sottises, folie, imagination délirante de femmes inspirées par le démon. Et il essaye - en vain - de convaincre les deux vieilles qu'elles ont rêvé.
Le dominicain allemand Johannes Herolt prend, lui, les choses très au sérieux lorsqu'il dénonce dans ses Sermones, rédigés en 1418, ceux qui croient que « Diane, appelée en langue vulgaire Unholde, c'est-à-dire la femme bienheureuse, se déplace la nuit avec son armée en parcourant de grandes distances ». Cette « Diane », appelée aussi Fraw Berthe et Fraw Helt, est donc à la tête d'une « armée furieuse », d'une « chasse sauvage » (ou « chasse Arthur », « Mesnie Hellequin », etc.) - celle-là même que nombre de textes vilipendent, à partir du XIe siècle, tant en France qu'en Italie, Allemagne, Espagne, Angleterre, Scandinavie... Toujours, à la tête de cette troupe des morts, un personnage mythique, issu de la tradition indo-européenne.
Le sabbat des sorcières repose donc sur un noyau folklorique (au sens fort de tradition culturelle populaire) le « voyage » des sorcières, comme celui du loup-garou ou des benandanti, est un voyage vers l'au-delà, une rencontre avec les morts. L'image négative du sabbat correspond à la lente diabolisation d'une couche de croyances souvent difficile à analyser car elle « ne nous est parvenue que d'une manière fragmentaire, grâce à des textes produits par des canonistes, des inquisiteurs et des juges ».
Dès 906, Reginon de Prüm, dans un recueil d'instructions destinées aux évêques et à leurs représentants, établit une liste de croyances et de pratiques « superstitieuses » à extirper des paroisses, où figure en bonne place la cavalcade nocturne « Il ne faut pas taire que certaines femmes scélérates, devenues disciples de Satan, séduites par les fantastiques illusions des démons, soutiennent que, la nuit, elles chevauchent certaines bêtes en compagnie de Diane, déesse des païens, et d'une grande multitude de femmes qu'elles parcourent de grandes distances dans le silence de la nuit profonde qu'elles obéissent aux ordres de la déesse comme si elle était leur maîtresse et qu'elles sont appelées certaines nuits pour la servir. »
Ce texte, qui reprend un capitulaire franc plus ancien, est réutilisé cent ans plus tard par l'évêque Burchard de Worms, puis intégré dans divers textes canonistes successifs, au sein desquels apparaît parfois le vieux nom germanique de Holda pour désigner la maîtresse des sorcières latinisée sous le nom de Diane.
La source : hyperborée
Ainsi, avant d'être férocement réprimé à partir du XVe siècle, le sabbat est bien présent dans les croyances et traditions populaires, et depuis longtemps. Ginzburg identifie la thématique que véhicule le sabbat avec un substrat culturel celtique, qu'illustre par exemple la déesse Artio. Celle-ci est représentée, par une statuette du IIe ou IIIe siècle retrouvée dans les Alpes suisses, sous son double aspect d'ourse et de matrone dispensatrice de prospérité, le giron plein de fruits. Quel que soit le nom qu'elle reçoive, la « bonne mère » procure à ses adeptes des expériences extatiques. Et la transmission de la tradition qu'elle incarne se fait par « une chaîne très longue faite de récits, de confidences, de bavardages, capables de franchir des distances chronologiques et spatiales interminables ».
La chaîne est en effet bien longue, qui relie des faits apparemment très divers et très éloignés dans le temps et dans l'espace. Quand l'évêque Césaire d'Arles décrit ces paysans qui, durant la nuit des calendes, préparent des tables chargées de nourriture pour avoir une année de prospérité c'est, à l'évidence, qu'ils attendent des visiteurs un peu particuliers. Ou plutôt des visiteuses, puisque Burchard de Worms, cinq cents ans plus tard, éprouve le besoin de condamner le même usage, en précisant qu'il y a, sur la table dressée, trois couteaux destinés aux Parques. Lesquelles, bonnes fées, ne sont autres que les Matronae celtiques - les « bonnes maîtresses » comme disent les paysannes interrogées.
Et dans cette période fatidique des douze jours qui s'étend entre Noël et le 6 janvier, les cortèges d'enfants qui chantent et font la quête, les troupes bruyantes de jeunes gens déguisés en animaux ont la même signification que les tables dressées il est bon, dans cette période cruciale où l'année se termine et où la nouvelle commence, d'entrer en contact avec les morts.
En partant en quête des origines du sabbat, Ginzburg rencontre beaucoup d'indices qui, regroupés en faisceau, fournissent une étonnante révélation. S'il y a convergences entre épopées ossètes et romans arthuriens, s'il y a un évident chamanisme présent dans des traditions qu'on retrouve de l'Irlande aux plaines de Thrace, de la Baltique au Bas Danube, du Frioul à l'Iran, c'est qu'il y a une source qui a alimenté une vaste aire culturelle, des steppes de l'Asie centrale à l'Atlantique. Les thèmes iconographiques véhiculés par l'art des steppes, bien connus grâce à l'archéologie, nous permettent de reconstituer une chaîne de transmission culturelle, depuis les chasseurs sibériens, les pasteurs nomades des steppes de l'Asie centrale, les Scythes, les Thraces, les Celtes. Le sabbat des sorcières serait donc un héritage des forêts de la Sibérie septentrionale.
En somme, il y a là confirmation de l'intuition qu'avait eue, à la fin du siècle dernier, Tilak, proposant comme berceau des peuples indo-européens les zones circumpolaires (1). Ultima Thulé, Hyperborée, le Grand Nord... Voilà donc notre grande patrie. Celle qui gîte au plus profond de notre longue mémoire.
Pierre Vial Le Choc du Mois Janvier 1993 N°60
(1) Voir Jean Haudry, Les Indo-Européens, PUF.

Carlo Ginzburg, Le Sabbat des sorcières, Gallimard, 427 pages.