Le 1er novembre 1915, le pape Benoît XV constate que se déroule le « spectacle assurément le plus affreux et le plus désolant qui se soit jamais vu de mémoire d'homme » « Munies d'engins épouvantables, dus aux derniers progrès de l'art militaire, des nations visent pour ainsi dire à s entredétruire avec des raffinements de barbarie. » C'est en effet un tournant.
Le 21 février 1916 à 7h30, un déluge de feu s'abat sur les vingt-deux forts qui entourent la ville de Verdun. Le chef d'état-major allemand pour le front de l'Ouest, Erich von Falkenhayn, a donné ordre aux dix divisions de son artillerie de procéder au bombardement intensif des positions françaises. « Il faut saigner l'armée française », a-t-il annoncé dans un mémoire adressé à l'empereur Guillaume II deux mois plus tôt, en décembre 1915, où il estimait également que les pertes allemandes ne dépasseraient jamais les deux cinquièmes des pertes françaises. On sait ce qu'il advint de ces prédictions...
L’enfer de Verdun commence donc; la plus longue bataille de la Grande Guerre durera jusqu'au 18 décembre, avec le retour de l'armée française sur ses positions initiales. Mais de part et d'autres, le bilan est à peine imaginable 378 687 morts, blessés ou disparus du côté français, 335 000 du côté allemand… Un décompte d'autant plus macabre qu'il ne s'agissait pas, pour son initiateur, d'opérer une percée victorieuse ou de gagner un territoire, mais bien d’y organiser la mort de masse pour saper la volonté française. Le poète Paul Valéry résuma cette boucherie en une phrase dans La Crise de l’esprit(1) un de ses textes les plus émouvants : « Maintenant, sur une immense terrasse d'Elsinore, qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux granits d'Alsace - l’Hamlet européen regarde des millions de spectres. »
Déjà, dans Clausewitz, le concept « d'usage illimité de la force »
Livre d'études et de chevet des officiers généraux des deux bords durant les cinquante ans qui ont précédé la Grande Guerre, le maître ouvrage de Carl von Clausewitz (1780-1831), De la guerre(2) a servi à soutenir cette logique de « montées aux extrêmes » chez les galonnés des deux côtés du Rhin. Reste que le concept « d'usage illimité de la force » cher à l'ancien officier n'est pas né par hasard. C'est le Comité de salut public, en 1793, qui a inventé « la guerre nationale », avant que le jeune général Bonaparte ne peaufine « la guerre sans règle » pendant la campagne d'Italie, en 1796.
Il faut dire que les Français étaient bien préparés psychologiquement depuis 1782, date de parution des Considérations sur le gouvernement de la Pologne, dans lesquelles Jean-Jacques Rousseau préconise que « tout citoyen doit être soldat par devoir, nul ne doit l'être par métier »(3) En réaction à l'humiliante défaite prussienne de Iéna, en 1806, Clausewitz inaugure le concept de « guerre absolue » qui fera florès dans les états-majors militaires « C'est parce que l'Europe entière est revenue à cette ère des thèses nationales et, par suite, de nations armées, que nous sommes obligés aujourd'hui de reprendre le concept absolu de la guerre, tel qu'il résulte de l'histoire. » C'est donc en ce sens qu'il faut comprendre les fortes paroles de l'historien militaire anglais B. H. Liddell Hart (1895-1970(4) qui dépeignait, non sans raison, Clausewitz comme « le Mahdi de la masse » (dans l'islam, le dernier messie avant l'Apocalypse, et, textuellement, celui qui « montre le chemin au peuple ») et les généraux Foch et son homologue Falkenhayn « ivres du vin rouge sang cultivé par Clausewitz ».
« Peut-on aller jusqu'à dire qu'un discours très précis sur la guerre a mis en place les éléments en Europe de la tragédie de la Première Guerre mondiale ? », s'est interrogé récemment John Lynn, le président de la Commission américaine d'histoire militaire dans un ouvrage passionnant(5) La question ne laisse pas d'agiter les historiens... qui vont désormais plus loin. Car plus qu'un discours, c'est une folie technologique qui s'est emparée de l'Europe. C’est en tout cas la thèse nouvelle et stimulante que nous propose le directeur de la revue Dedefensa, Philippe Grasset, dans un bel ouvrage intitulé Les Ames de Verdun et qui vient tout juste de paraître(6).
De Verdun à Bagdad, un lien direct la même folie mécaniciste
En compagnie de deux photographes, Bernard Plossu et Michel Castermans, celui qui est aussi l'animateur du site dedefensa.org fait de la bataille de Verdun le point de départ « d'un ouragan de mitraille et de feu, enfant de la technologie la plus avancée et donc de notre modernité [qui] échappe au contrôle de l'homme et se retourne contre lui ». Une folie de « la modernité mécaniciste », mais aussi un symbole de résistance. « Verdun nous dit que l'homme a résisté à la fureur de la machine moderniste déchaînée. » Une fois ses enfants dévorés, la modernité s'est choisie un nouveau champion. l'Amérique. Et nous en sommes toujours là aujourd'hui.
Il faut entendre l'universitaire anglo-américain Colin S. Gray(7) résumer la pensée stratégique actuelle de l'armée américaine comme profondément ancrée dans une culture de destruction et d'annihilation de l'adversaire, mais surtout dépendante de sa propre supériorité technologique. De Verdun à Bagdad, la transition est hardie, mais l'ivresse de la puissance technologique reste la même. Surtout lorsque l'on écoute un général américain déclarer en plein siège de Sarajevo en 1993 à son homologue belge le général Francis Briquemont, commandant militaire de la Force de protection de l'ONU en exYougoslavie : « Nous, en Amérique, on ne résout pas les problèmes, on les écrase. » Belle analyse stratégique qui a fait ses preuves en Irak et en Afghanistan...
Sous-titré La Victoire de l'homme sur la ferraille, le livre de Philippe Grasset laisse entrevoir dans sa conclusion le chemin que pourrait prendre une réconciliation européenne. Pour Grasset en effet, il faut « déconstruire Verdun, reconstruire Verdun, en l'insérant dans la tragédie d'aujourd'hui comme il a fait partie de la tragédie d'hier, comme pour conclure enfin, bien entendu, que c'est la même... »
Pour lui, cette tragédie a un nom la folie mécaniciste et mimétique. S'il nomme et définit le mal, l'auteur n'en donne pas les remèdes pour le combattre. Pour cela, il faut se tourner vers le philosophe René Girard(8), qui explique que l'antidote à cette Europe dévastée par la peur et la force, c'est le pardon qu'elle doit s'accorder à elle-même en jetant bas les rancunes mémorielles (Pologne/Ukraine, Pologne/Russie, Allemagne/République tchèque, etc.), qui agitent à intervalles réguliers des populations chauffées à blanc.
C'est finalement Alain Finkielkraut qui a raison de définir l'origine du mal comme « un criminocentrisme exacerbé [qui] conduit l'Europe à n'habiter que son présent. Ne pouvant plus se définir historiquement, elle se définit uniquement par [...] le droit, c'est-à-dire par des normes juridiques potentiellement universelles »(9) Plus pénétrant que jamais, René Girard, pour qui l'Apocalypse a commencé à Verdun, rappelle que « ce qu'il y a de très beau dans la rencontre de De Gaulle et Adenauer à Colombey-les-Deux-Eglises, en 1958, c'est qu'ils voient tous deux que l'Europe doit être pardonnée, en quelque sorte là où elle a péché ». Et le philosophe de souligner le point nodal de la réconciliation franco-allemande. la cathédrale de Reims, où, ce 8 juillet 1962, jour de la réconciliation franco-allemande, l'Eglise organise un office solennel, à l'endroit même où Jeanne d'Arc fît couronner Charles VII et qui fut bombardée en 1914. Il n'y a certainement pas de repentance, mais juste du recueillement, c'est-à-dire un hommage à tous les morts.
Joseph Ratzinger n'a pas, par hasard, tiré de l'oubli Benoit XV
Même démarche en 1996, lorsque le pape Jean Paul II choisit de venir à Reims célébrer les 1500 ans du baptême de Clovis ? Certes, c'est en ce lieu qu'il fut baptisé. Mais René Girard ne peut s'empêcher de s'interroger : « Qu'il ait choisi la ville où les deux pays avaient choisi de se réconcilier est un événement qui n'a pas encore été vraiment pensé. Comme si c'était aux bords de la vieille Lotharingie qu'avait eu lieu le péché originel de l'Europe, le mal spécifique qu'il fallait traiter : un point d'ancrage et de ratage en même temps. » Et que dire de l'élection du cardinal Joseph Ratzinger, premier pape allemand, dont le premier geste fut de tirer de l'oubli son prédécesseur Benoît XV élu en 1914, et qui lutta de toutes ses forces contre l'autodestruction de l'Europe ?
Malheureux Giacomo della Chiesa, « pape boche » pour Georges Clemenceau et pape « français » pour Erich Ludendorff, qui avait vu juste en dénonçant le « mal funeste » de la Révolution française comme « la véritable cause de la terrible guerre présente »(10)…
Lucien Valdès Le Choc du Mois novembre 2008
1) In Variété I, Gallimard, coll. Folio.
2) Disponible aux éditions Perrin (2006).
3) Le texte figure dans le tome III de ses Œuvres complètes publiées par Gallimard dans la Pléiade.
4) Il est l'auteur de Stratégie (Perrin, 2007), livre devenu un classique de la « psychologie du combat ».
5) De la guerre. Une histoire du combat des origines à nos jours, par John Lynn, Tallandier, 2006.
6) Les Ames de Verdun, la victoire de l'homme sur la ferraille, par Philippe Grasset, éditions Mois, 288 pages. www.editions-mols.eu
7) Cité dans Les Guerres bâtardes. Comment l'Occident perd les batailles du XXIe siècle, par Arnaud de La Grange et Jean-Marc Balencie, Perrin, 2008.
8) in Achever Clausewitz, éditions Carnet Nord, 2008.
9) in L'Europe et ses Passés douloureux, sous la direction de Georges Mink et Laure Neumayer, éditions de la Découverte, 2 007.
10) in Ad Beatissimi Apostolorum. Lettre encyclique de Sa Sainteté le pape Benoît XV, donnée à Rome le 1er novembre 1914.
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