On savait qu'il y avait eu des camps avant Vichy. On n'ignore plus rien des camps sous Vichy. Ce que l’on sait moins, c'est que certains camps ont continué à fonctionner après la Libération, et pas uniquement pour interner des collabos. Un fait qui soulève des points d'interrogation et pose de nombreux points de suspension.
Dans son ouvrage, consacré aux lieux d'internement français de la zone sud, et intitulé Les camps de la honte, l'historienne Anne Grynberg, au chapitre se rapportant à la fin de ces camps, arrive à la conclusion suivante « Au mois de septembre 1943, les internés âgés ou gravement malades se trouvant encore à Noé et à Récébédou sont transférés vers les hospices de la région les deux camps vichyssois ne sont plus considérés comme des "camps-hôpitaux" Le dernier convoi de déportation quitte la gare de Longages deux semaines avant la Libération. Comme Gurs, Noé est alors utilisé pour interner des collaborateurs français. »
À la lumière de nouveaux éléments, il semble cependant que la réalité s'avère plus complexe et l'histoire plus capricieuse...
Tout commence, ou tout rebondit, en 1991. Depuis des années et des années, Kurt Werner Schaechter, résidant français d'origine autrichienne, s'interroge sur ce que sont devenus ses parents, disparus en laissant comme dernière adresse le camp de Noé, en Haute-Garonne, où ils furent « hébergés » durant la dernière guerre.
Créé le 7 février 1941, sur décision du ministère de l'Intérieur, Noé est officiellement « un camp-hôpital destiné aux ménages âgés de plus de soixante ans et aux infirmes ». Dans les faits, il s'apparente à un camp de séjour surveillé.
Dans les esprits, il s'assimile à un camp de concentration.
Après moult demandes et démarches, Kurt Werner Schaechter, obtient donc, et enfin, l'autorisation de consulter les archives départementales de Haute-Garonne. Et un document pouvant en cacher un autre, il tombe sur des pièces surprenantes. Se prenant au jeu et se jouant des règlements, il épluche, recopie et photocopie des milliers de documents. Il se bat aujourd'hui pour que son travail « clandestin » soit connu et reconnu : « De 1939 à 1946, soit avant Vichy, sous Vichy, et des années après Vichy encore, les autorités administratives civiles et policières en place, ont abusivement interné. Des milliers de documents administratifs nauséabonds, émanant d'administrations paperassières, ministérielles, préfectorales, policières, montrent que celles-ci tenaient une comptabilité méticuleuse de la honte et de la mort, des années encore après la Libération. »
Parmi les pièces « saisies » par Kurt Schaechter, figure un rapport du chef de camp de Noé, commentant l'état d'esprit du mois de juillet 1944. Y est notamment relatée la journée du 30 juillet, date du dernier convoi de déportation évoqué par Anne Grynberg : « Les bruits de départ pour l'Allemagne de tous les hébergés continuent à circuler et amènent un affolement et une nervosité que je m'emploie à calmer de mon mieux; mais forcément, l'état moral s'en ressent.
« Depuis une dizaine de jours, les bruits qui circulent dans le village annoncent la dissolution du camp pour le 1er août; il y avait un peu de vrai dans ces nouvelles, puisque effectivement le dimanche 30 juillet à 9H50 la police allemande venait chercher tous les hébergés du camp.
« Mais lorsque l'officier qui commandait le détachement de police, s'est rendu compte du genre d'hébergés que contenait le camp, il n'en a pris que 244 (dont 13 se sont évadés) et il m'en a laissé 356 dont 108 mères de famille avec enfants de moins de 16 ans, 105 mutilés provenant de la guerre d'Espagne, et le restant des malades.
Par suite des nouvelles qui figurent sur les journaux, et de celles colportées de bouche à bouche, relatives à la situation des armées en présence, l'état d'esprit des hébergés est très bon car les espoirs sont quasi au maximum. »
Des espoirs qui seront souvent déçus. La Libération n'entraînera pas la libération systématique des hébergés. Et au moins jusqu'au printemps 1946, Noé va continuer à fonctionner, et pas seulement pour interner des collaborateurs français. Les registres du camp sont là pour l'attester. Le nom des pensionnaires ne rime pas forcément avec celui de Lucien Lacombe.
Les 9 et 10 mars 1946, ont ainsi été admis au camp de Noé, quatre Polonais, trois Italiens, un Espagnol, deux Tchèques, un suisse et un apatride. L'identité des hébergés quittant le camp en ce même printemps 1946 ne laisse également pas supposer qu'il s'agisse de collaborateurs français ayant purgé leur peine. Ainsi trouve-t-on, à la lettre G, d'un alphabet de vingt-six lettres
G. Raphaël, né le 18.04.1883, nationalité italienne, date de départ. 26.04.1946.
G. née D. Hélène, née le 03.11.1915, nationalité polonaise, date de départ 09.05.1946.
G. Wilhem, né le 29.08.1884, nationalité suédoise, date de départ 14.05.1946.
G. Wilhem, né le 05.04.1909, nationalité polonaise, Israélite, date de départ 17.05.1946.
G. Bogomil, né le 05.10.1925, nationalité yougoslave, chrétien orthodoxe, date de départ 17.05.1946.
Mais quitter le camp ne signifie pas automatiquement recouvrer la liberté. Les mieux lotis sont assignés à résidence surveillée. Certains sont expulsés de France. D'autres sont versés à la Légion étrangère. Et les moins chanceux dirigés vers d'autres... camps, comme Ecrouves ou Pithiviers... Il suffit de consulter les registres.
Le 15 mars 1946, sont ainsi transférés au camp de Pithiviers
B. née C. Margot, nationalité portugaise
B. Wilhelm, nationalité allemande
L. née P Sophie, apatride israélite
M. née K. Adolphine, allemande de souche aryenne
K. Martin, russe, chrétien orthodoxe.
On peut alors légitimement se demander jusqu'à quelle date le camp de Pithiviers a fonctionné, et quelles ont été ses différentes affectations.
Au mois d'août dernier, à Orléans, une exposition était consacrée aux camps d'internement du Loiret. Le visiteur pouvait y apprendre que le camp de Beaune-la-Rolande avait été fermé le 12 août 1943, et celui de Jergeau le 31 décembre 1945. Pour Pithiviers, aucune précision.
Un document des archives du Loiret permet pourtant de savoir que la dissolution du camp avait été décidée « pour le 1er décembre 1949 au plus tard ». Du 15 août 1944 à ce 1er décembre 1949, que s'y est-il alors réellement passé ?
Dans un premier temps, Pithiviers a été affecté à l'internement des collaborateurs et trafiquants. Puis dans un second, sous le nom de « centre de groupement pour rapatriement », le camp a servi de gare de triage pour le refoulement vers leur pays des allemands jugés indésirables.
Le hic, c'est que Pithiviers n'a pas accueilli que des allemands. Il y avait des Polonais, dés Italiens, des Portugais, des apatrides ! Et allez donc refouler un apatride vers son pays !
Et c'est ainsi que de 1946 à 1949, selon le directeur des archives départementales, « le centre pénitentiaire de Pithiviers semble avoir été réservé à des interdits de séjour ».
Un flou entretenu par l'absence de dossiers de cette période, qui auraient été transférés à la prison de la Santé à la dissolution du camp.
Que s'est-il alors réellement passé ?
Pour essayer de comprendre, il faut remonter au lendemain de la Libération. Le gouvernement provisoire du général de Gaulle déclare alors les lois de Vichy comme nulles et non avenues, mais il confirme toutefois les mesures d'urgence prises par le gouvernement Daladier en 1938-1939, qui autorisaient notamment les préfets, simplement par décision administrative, à interner « les mal-pensants ».
Ce qu'après la Libération, Adrien Tixier, ministre de l'Intérieur du gouvernement provisoire, reprend à son compte en précisant que « l'internement n'était pas une peine destinée à justifier au même titre que les peines judiciaires, les faits de collaboration et les menées antinationales, mais qu'il s'agissait d'une mesure de police préventive, limitée dans le temps, à la durée du conflit ».
Le conflit ayant officiellement pris fin le 8 mai 1945, la question est alors de savoir si certains serviteurs de l'Etat n'ont pas poussé le zèle, ou le vice, jusqu'à faire jouer ces mesures de police préventive pendant quelques années encore. Ce n'est malheureusement qu'en exhumant les archives que la vérité pourrait paraître au grand jour. Mais dans l'obscurité de leurs rayonnages, elles dorment encore pour longtemps.
Le 3 janvier 1979, comme grande sœur à tous les décrets existant déjà, le président Valéry Giscard-d'Estaing promulguait une loi portant à cent ans le délai pour consulter les documents relatifs à des enquêtes administratives, et à 60 ans le délai pour les documents qui contiennent des informations mettant en cause la vie privée ou intéressant la sûreté de l'Etat ou la défense nationale.
Ainsi, qui vivra saura, à condition d'être de ce bois dont sont faits les centenaires...
Olivier Fédrigot Le Choc du Mois Juillet-août 1993 N°67
Annexe :
Document tiré des archives du camp de Noé, concernant un papetier détenu en Juillet 1945. « Motif ignoré »
Pièces de registre concernant la libération du camp de Noé de ressortissants étrangers, entre décembre 1944 et janvier 1946. La France est déjà libérée, mais on fait toujours certaines différences entre deux Autrichiennes.
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