L’Université allemande envers et contre tout elle-même
Prendre en charge le rectorat, c’est assumer l’obligation de diriger
l’esprit de cette École supérieure. La décision d’accepter de suivre,
chez les maîtres et les élèves, s’éveille et prend force seulement à
partir du véritable et commun enracinement dans l’essence de
l’Université allemande. Or cette essence ne parvient à la clarté, à la
hauteur et à la puissance que si, avant tout et toujours, ceux qui
dirigent sont eux-mêmes dirigés – dirigés par le caractère inexorable de
la mission spirituelle qui force le destin du peuple allemand à
recevoir l’empreinte typique de son histoire.
Savons-nous ce qu’il en est de cette mission spirituelle ? Que la
réponse soit oui ou bien non, inévitable demeure la question :
sommes-nous, corps des maîtres et corps des élèves de cette École
supérieure, sommes-nous véritablement et en commun enracinés dans
l’essence de l’Université allemande ? Cette essence a-t-elle une vraie
force pour marquer de son empreinte notre Dasein ? Seulement, sans
doute, à condition que cette essence, de fond en comble, nous la
voulions. Mais qui pourrait en douter ? Couramment, on fait prévaloir
comme caractéristique essentielle de l’Université le fait qu’elle «
s’administre elle-même » ; cela doit être maintenu. Toutefois,
avons-nous aussi médité a fond ce que cette revendication d’autonomie
administrative exige de nous ?
Autonomie administrative, cela veut pourtant bien dire : nous fixer à
nous-mêmes la tâche, et déterminer nous-mêmes la démarche susceptible
de la faire devenir réelle, afin, la même, d’être nous-mêmes ce que nous
avons à être. Mais savons-nous donc qui nous sommes nous-mêmes, ce
corps des maîtres et des élèves de la plus haute école du peuple
allemand ? pouvons-nous même au premier chef le savoir sans le plus
constant et le plus tranchant retour méditatif sur nous-mêmes ?
Ni la connaissance de la situation actuelle de l’Université, ni la
familiarité avec son histoire antérieure ne garantissent à elles seules
un savoir suffisant de son essence – à moins qu’auparavant, avec clarté
et tranchant, nous délimitions cette essence pour l’avenir ; qu’en une
telle limitation de soi-même, nous voulions cette essence ; et qu’en un
tel vouloir, nous soyons envers et contre tout nous-mêmes.
S’administrer soi-même ne tient que sur le fond de la méditation qui
se reprend soi-même. Le retour méditatif sur soi-même, à son tour, n’a
lieu que si l’Université allemande a la force de se maintenir elle-même
envers et contre tout. Allons-nous accomplir ce maintien, et comment ?
L’Université allemande se maintenant elle-même envers et contre tout,
ce n’est rien d’autre que la volonté qui veut en commun son essence de
manière conforme à l’origine. L’Université allemande est pour nous
l’École supérieure qui, à partir de la science et grâce à la science,
entreprend d’éduquer et de discipliner les dirigeants qui veillent sur
le destin du peuple allemand. Le vouloir qui veut l’essence de
l’Université allemande veut du même coup la science, en ceci qu’il veut
la mission historiquement spirituelle du peuple allemand comme peuple se
connaissant en son État. Science et destin allemand, il faut qu’ils
accèdent ensemble – dans la volonté de l’essence à la puissance. Et ils y
parviendront, et n’y parviendront que si nous autres – corps des
maîtres et corps des élèves – d’abord exposons la science à sa plus
intime nécessité, et si ensuite nous faisons face au destin allemand en
sa plus extrême urgence.
L’essence de la science, nous n’en faisons assurément pas
l’expérience en sa nécessité la plus intime tant que, discourant sur le «
nouveau concept de la science », nous dénions à une science qui n’est
que par trop celle d’aujourd’hui son autonomie et son absence de
présuppositions. Cette façon de faire uniquement négative et qui ne
remonte guère au-delà des dernières décennies finit par n’être que
l’apparence d’un effort véritable portant sur l’essence de la science.
Voulons-nous saisir l’essence de la science ? Alors il faut affronter
d’abord la question critique : la science doit-elle pour nous continuer
d’être, ou bien devons-nous la laisser courir vers une fin rapide ? Que
science, au premier chef, il doive y avoir, voilà qui n’est jamais
absolument nécessaire. Si la science doit être, et si elle doit être
pour nous et par nous, à quelle condition peut-elle alors véritablement
continuer ?
Seulement si nous nous plaçons à nouveau sous la puissance du
commencement de notre Dasein historique par l’esprit. Ce commencement
est la rupture par laquelle s’ouvre la philosophie grecque. Là se dresse
l’être humain de l’Occident : à partir de l’unité d’un peuple, en vertu
de sa langue, pour la première fois tourne vers l’étant en entier, il
le met en question et le saisit en tant que l’étant qu’il est. Toute
science est philosophie, qu’elle soit capable de le savoir et de le
vouloir, ou non. Toute science reste imbriquée dans ce commencement de
la philosophie. C’est de lui qu’elle puise la force de son essence, à
supposer au premier chef qu’elle reste encore à la hauteur de ce
commencement.
Nous voulons ici regagner pour notre Dasein deux propriétés qui
caractérisent l’essence originalement grecque de la science. Chez les
Grecs circulait un vieux récit, selon lequel c’est Prométhée qui aurait
été le premier philosophe. C’est à ce Prométhée-là qu’Eschyle fait dire
une parole qui énonce l’essence du savoir :
« Savoir, pourtant, est de beau coup moins fort que nécessité. »
(Prom., 514, ed. Wit.)
(Prom., 514, ed. Wit.)
Cela veut dire : chaque savoir des choses demeure d’abord livré sans
défense à l’excessive puissance du destin et reste sans parole devant
elle.
C’est justement pourquoi il faut que le savoir déploie sa plus haute
provocation – face à laquelle seulement se dresse l’entière puissance du
retrait de l’étant – afin de rester réellement sans parole. C’est ainsi
justement que l’étant s’ouvre en son inapprofondissable inaltérabilité,
et donne au savoir sa vérité. Ce verdict sur la féconde impuissance du
savoir est une parole des Grecs, chez qui l’on voudrait à trop bon
marché trouver l’exemple prototypique d’un savoir purement axé sur
lui-même et, par là, oublieux de soi – ce que l’on nous interprète comme
l’attitude « théorique ». Mais qu’est-ce que la theoria pour
les Grecs ? On répond : la pure considération, qui demeure liée
uniquement à ce qui est en question, dans sa plénitude et son exigence.
Ce comportement considérateur devrait même, si l’on se réfère aux Grecs,
n’avoir lieu qu’a dessein de lui-même. Mais cette référence n’est pas
juste. Car d’abord la « théorie » n’a pas lieu à dessein d’elle-même,
mais uniquement dans la passion de rester proche de l’étant comme tel et
sous son astreinte. En outre, les Grecs luttaient justement afin de
comprendre et d’accomplir ce questionnement considérateur comme une
modalité, voire comme la modalité la plus haute de l’energeia,
de l’« être-à-l’oeuvre » humain. ils ne songeaient nullement à aligner
la praxis sur la théorie, mais à l’inverse visaient à entendre la
théorie elle-même comme la mise en œuvre la plus haute d’une praxis de
bon aloi. Pour les Grecs, la science n’est pas un « bien culturel » ;
elle est au contraire le lieu médian qui détermine au plus intime tout
le Dasein du peuple et de l’État. La science, pour eux, n’est pas non
plus un simple moyen de rendre conscient ce qui est inconscient ; elle
est la puissance qui tient acéré et enserre de partout le Dasein tout
entier.
Science : en questionnant, tenir debout au milieu de l’étant en
entier constamment en train de s’abriter dans le retrait. Cette
persévérance à l’œuvre y sait du même coup qu’elle est impuissante
devant le destin.
Voilà ce qu’est initialement la science. Mais le commencement ne se
trouve-t-il pas deux mille cinq cents ans derrière nous ? Le progrès
humain n’a-t-il pas fait changer aussi la science ? Certes !
L’interprétation ultérieure du monde par la théologie chrétienne, aussi
bien qu’après, la pensée mathématiquement technique des Temps modernes,
ont éloigné la science de son commencement, pour ce qui est du temps
comme du contenu. Mais par là, le commencement lui-même n’est en rien
dépassé, et encore moins aboli. Car, à supposer que la science
originalement grecque soit quelque chose de grand, alors c’est le
commencement de cette grandeur qui demeure en elle ce qu’il y a de plus
grand. L’essence de la science ne pourrait même pas être vidée et usée,
comme c’est le cas aujourd’hui, malgré tous les résultats et toutes les «
organisations internationales », si la grandeur du commencement ne
tenait pas encore. Le commencement est encore. II ne se trouve pas
derrière nous comme ce qui a été il y a bien longtemps ; tout au
contraire, il se tient devant nous. En tant que ce qu’il y a de plus
grand, le commencement est passé d’avance au-dessus de tout ce qui
allait venir, et ainsi déjà au-dessus de nous-mêmes, pour aller loin
au-devant. Le commencement est allé faire irruption dans notre avenir :
il s’y tient comme la lointaine injonction à nous adressée d’en
rejoindre à nouveau la grandeur.
C’est seulement si nous nous rallions résolument à cette lointaine
injonction, afin de regagner la grandeur du commencement, c’est
seulement alors que la science va nous devenir la nécessité la plus
intime du Dasein. Autrement, elle demeure une occurrence où nous nous
trouvons par hasard, ou bien le confort paisible d’une occupation sans
péril, celle de contribuer au simple progrès des connaissances.
Mais si nous nous rallions à la lointaine injonction du commencement,
la science ne peut que devenir ce qui a lieu au plus profond du Dasein
qui est, par l’esprit, celui de notre peuple. Et surtout si notre Dasein
le plus propre se trouve même devant un grand changement, si est vrai
ce qu’a dit, cherchant passionnément le Dieu, le dernier philosophe
allemand, Frédéric Nietzsche, a savoir : « Dieu est mort », s’il nous
faut prendre au sérieux cet abandonnement de l’homme d’aujourd’hui au
milieu de l’étant, qu’en est-il alors de la science ?
Alors, ce qui était initialement la tenue des Grecs – l’endurance
admirative devant l’étant – se change en celle d’être, pleinement à
découvert, expose à ce qui est en retrait et incertain, c’est-à-dire a
ce qui est problématique, i.e. digne d’être mis en question.
Questionner, alors, n’est plus seulement la phase dépassable qui précède
la réponse, laquelle ne serait autre que le savoir. Questionner au
contraire devient en soi même la figure où culmine le savoir. Le
questionnement déploie alors sa force la plus grande, celle d’ouvrir et
découvrir l’essentiel de toute chose. Questionner force alors à
simplifier à l’extrême le regard portant sur l’incontournable.
Questionner ainsi fait se briser l’isolement et la sclérose des
sciences en disciplines séparées, les ramène de leur dispersion sans
limite et sans but en champs et secteurs dissociés, et expose de nouveau
la science immédiatement à la fécondité et aux bienfaits de toutes les
puissances configuratrices-de-monde du Dasein humain et historique –
telles que sont là : nature, histoire, langue ; peuple, mœurs, État ;
poésie, pensée, foi ; maladie, folie, mort ; droit, économie, technique.
Si nous voulons l’essence de la science en ce sens, à savoir :
questionnant, faire face à découvert au milieu de l’incertitude de
l’étant en entier, alors vouloir ainsi va donner à notre peuple son
monde, celui du péril le plus intime et le plus extrême, c’est-à-dire
son monde spirituel au vrai sens du terme. Car « esprit », ce n’est ni
la subtilité vide ni le jeu sans engagement du bon sens ni l’exercice
interminable de l’entendement se livrant à ses analyses, et encore moins
la raison universelle. L’esprit, c’est au contraire : dans un accord au
ton de l’origine, savoir s’être résolu pour l’essence de l’être. Et le
monde spirituel d’un peuple n’est pas l’étage surajouté d’une culture,
pas plus que l’arsenal des connaissances et des valeurs employables.
C’est au contraire la puissance de la mise à l’épreuve la plus profonde
des forces qui lient un peuple à sa terre et à son sang, comme puissance
du plus intime éveil et du plus extrême ébranlement de son Dasein. Seul
un monde spirituel est garant pour le peuple de sa grandeur. Car il
force à décider constamment entre vouloir la grandeur et laisser faire
le dévalement ; il force à ce que cette constante décision devienne la
cadence qu’il s’agit d’imprimer à la marche que notre peuple a entamée
vers son histoire future.
Si nous voulons cette essence de la science, alors il faut que le
corps des maîtres de l’Université se porte effectivement aux
avant-postes du péril qu’est la constante incertitude du monde. Si là il
tient ferme, autrement dit : si lui croît de là – dans l’essentielle
proximité de l’astreinte de toute chose le questionnement commun et le
dire accordé au ton d’une communauté, alors il aura la force de diriger.
Car ce qu’il y a de décisif dans le fait de diriger, ce n’est pas
d’aller simplement en tête, mais bien la force de pouvoir aller seul,
non par entêtement et désir de dominer, mais en vertu d’une destination
(la plus profonde) et d’un devoir (le plus ample). Une telle force lie à
l’essentiel, fait la sélection des meilleurs et éveille la véritable
disposition à suivre chez ceux qui ont repris courage. Mais cette
disposition à suivre, nous n’avons pas même à l’éveiller. Le corps des
étudiants allemands est en marche. Qui cherche-t-il ? II cherche les
dirigeants par lesquels il veut voir sa propre destination élevée à la
vérité fondée en savoir et installée au sein de la clarté de parole et
d’œuvre qui l’interprètent et la font devenir agissante.
De cette résolution, en laquelle font corps les étudiants allemands –
celle de faire face au destin allemand en son urgence la plus extrême
-, vient une volonté qui veut l’essence de l’Université. Cette volonté
est une vraie volonté, pour peu que le corps étudiant allemand, par le
nouveau droit des étudiants, se place lui-même sous la loi de son
essence et ainsi d’abord circonscrive cette essence. Se donner à
soi-même la loi, telle est la liberté la plus haute. La « liberté
universitaire » (qu’on a tant chantée) est chassée de l’Université
allemande ; car cette liberté-là était de mauvais aloi, étant uniquement
négative. Elle signifiait avant tout : insouciance, arbitraire des
intentions et inclinations, absence de liens dans les faits et gestes.
Le concept de la liberté, pour l’étudiant allemand, est à présent ramené
à sa vérité. De celle-ci se déploient désormais lien et service du
corps étudiant allemand. Le premier lien est celui qui lie à la
communauté du peuple. II oblige, en portant sa part et en prenant part, à
participer aux peines, aux aspirations et aux savoir-faire de toutes
les catégories sociales et de toutes les parties du peuple. Ce lien est
désormais concrétisé et ancré dans le Dasein étudiant par le service du
travail.
Le deuxième lien est celui qui lie à l’honneur et au destin de la
nation, au milieu des autres peuples. II demande – assurée en savoir et
savoir-faire, et tendue par la discipline – la disponibilité à payer de
sa personne jusqu’au bout. Ce lien embrasse et traverse à l’avenir le
Dasein étudiant tout entier comme service de défense.
Le troisième lien du corps étudiant est celui qui lie à la mission
spirituelle du peuple allemand. Ce peuple œuvre à son destin cependant
qu’il installe son histoire au beau milieu de la manifesteté qu’est
désormais l’excessive puissance de toutes les puissances
configuratrices-de-monde du Dasein humain, et que du même coup il se
regagne sans cesse de haute lutte son monde spirituel. C’est en étant
exposé de la sorte à la plus extrême problématicité de son propre
Dasein, que ce peuple a la volonté d’être un peuple spirituel. II
réclame de lui-même et pour lui-même, en ceux qui le dirigent et
veillent sur lui, la clarté la plus tranchante du savoir le plus haut,
le plus ample et le plus riche. Une jeunesse étudiante qui tôt se risque
au cœur de l’âge viril, et tend l’arc de son vouloir sur le destin
futur de la nation, une telle jeunesse se force, du plus profond
d’elle-même, à servir ce savoir. Pour elle, le service du savoir, il ne
sera plus permis qu’il lui soit la formation anodine et rapide menant à
une profession « distinguée ». C’est bien parce que l’homme d’État et le
maître d’école, le médecin et le juge, le prêtre et l’architecte
dirigent le Dasein du peuple et de son État, le gardent en ses rapports
fondamentaux aux puissances configuratrices-de-monde et ne le laissent
pas s’émousser, que le service du savoir à la responsabilité des
professions et de l’éducation qui y mène. Le savoir n’est pas au service
des professions, mais à l’inverse : les professions appellent à se
réaliser le savoir suprême et essentiel que le peuple à de son Dasein
tout entier, et elles le mettent en œuvre. Or ce savoir ne nous est pas
la tranquille prise de connaissance d’entités et de valeurs en soi, mais
bien la mise en péril la plus aiguë du Dasein au milieu de l’excessive
puissance de l’étant. C’est donc au premier chef la problématicité de
l’être qui extorque au peuple son travail et sa lutte, le forçant à
prendre la forme de son État, dont font partie les professions.
Les trois liens – par le peuple, au destin de l’État, dans la mission
spirituelle – sont, pour l’essence allemande, d’égale originalité. Les
trois services qui de là prennent naissance – service du travail,
service de défense et service du savoir – sont également nécessaires et
de rang égal.
Le savoir qui a connaissance du peuple en prenant part à son travail,
le savoir qui a connaissance du destin de l’Etat en se tenant prêt pour
lui, ces deux savoirs forment, dans l’unité avec le savoir qui à
connaissance de la mission spirituelle, l’essence originale et pleine de
la science dont la mise en œuvre est notre tâche – à supposer que nous
nous ralliions à la lointaine injonction du commencement de notre Dasein
historique par l’esprit.
Telle est la science qui est en vue quand l’essence de l’Université
allemande est circonscrite comme École supérieure qui, à partir de la
science et par la science, entreprend d’éduquer et discipliner les
dirigeants qui veillent sur le destin du peuple allemand.
Ce concept original de la science n’oblige pas seulement à adopter
vis-à-vis de ce qu’on traite, une attitude de pure objectivité ; il
oblige avant tout à être essentiel et simple dans le questionnement au
milieu du monde spirituel et historique qui est celui du peuple. De
fait, c’est même seulement de là qu’une attitude de pure objectivité
peut véritablement tirer sa justification – s’y fonder et y trouver son
mode et sa limite.
La science, en ce sens, il faut qu’elle devienne la puissance qui
donne forme aux corps de l’Université allemande. Une double exigence s’y
trouve sous-entendue : corps des maîtres et corps des élèves doivent
d’abord, chacun à sa manière, être saisis par le concept de la science,
et demeurer sous son emprise. Mais du même coup, ce concept de la
science doit intervenir en changeant les grandes formes au sein
desquelles les maîtres et les élèves, chaque fois, travaillent en commun
scientifiquement : dans les facultés et dans les groupements
d’étudiants affiliés selon la matière choisie.
La faculté n’est faculté que si elle va jusqu’à être un pouvoir –
enraciné dans l’essence de la science qui est la sienne -, le pouvoir de
légiférer dans le domaine de l’esprit, en vue de donner forme aux
puissances du Dasein sous l’astreinte desquelles elle ne cesse de se
trouver, pour, sous cette forme, les intégrer au monde spirituel du
peuple, monde lui-même un.
Le groupement d’étudiants n’est un tel groupement que si d’avance il
prend sa place dans le domaine de cette législation spirituelle, et
ainsi démantèle le cloisonnement par matières, en surmontant ce qu’a
d’étriqué et de mauvais aloi une formation superficielle qui ne vise
qu’à déboucher sur une profession.
À l’instant même ou les facultés et les groupements d’étudiants
mettent en train les questions essentielles et simples de leur science,
maîtres et élèves sont aussi déjà empoignés par les mêmes ultimes
nécessités et astreintes qui concernent le Dasein du peuple et de
l’État.
Toutefois, la mise en forme définitive de l’essence originale de la
science demande tant de rigueur, tant de responsabilité et de patiente
maîtrise qu’au regard de ce dessein, continuer consciencieusement à
appliquer les méthodes de travail reçues, pas plus que pousser à leur
réforme, ne peuvent faire le poids.
S’il a fallu aux Grecs trois siècles pour seulement mettre en bonne
voie et sur un terrain solide la simple question : qu’est-ce que la
science ? -, comment nous serait-il permis à nous de croire que la
clarification et le déploiement de ce qu’est l’Université allemande va
pouvoir se faire dans le semestre en cours, ou dans le suivant ?
Mais, à partir de ce qui vient d’être esquissé, nous savons déjà une
bonne chose : l’Université allemande ne parviendra à sa forme et à sa
puissance que si les trois services – service du travail, service de
défense et service du savoir – trouvent ensemble originalement leur
unité pour ne faire plus qu’une seule force capable d’imprimer sa marque
typique. Cela veut dire :
Vouloir l’essence, du côté des maîtres, voilà qui doit d’abord
s’éveiller, puis se fortifier en devenant la simplicité et l’ampleur du
savoir connaissant l’essence de la science. Vouloir l’essence, du côté
des élèves, voilà qui doit se forcer à atteindre la plus haute clarté et
discipline du savoir, et contribuer à intégrer dans l’essence de la
science – dans l’exigence qu’elle y soit déterminante – la science qui
doit en être partie intégrante, celle qui concerne le peuple et son
État. Les deux vouloirs, il faut qu’ils se forcent mutuellement à
engager la lutte où ils s’affrontent l’un l’autre. Toutes les capacités
de la volonté et de la pensée, toutes les forces du cœur, toutes les
aptitudes du corps doivent être développées par la lutte, exaltées dans
la lutte et gardées sauves comme lutte.
Nous choisissons la lutte du savoir, la lutte de ceux qui
questionnent, et nous professons avec Carl von Clausewitz : « Je renonce
à l’espoir frivole d’être sauvé par la main du hasard. »
La communauté en lutte des maîtres et des élèves ne fera, pourtant,
de l’Université allemande le lieu de la législation spirituelle, elle ne
mettra en œuvre en elle le lieu médian du rassemblement le plus tendu
pour le service suprême du peuple en son État, que si le corps des
maîtres et le corps des élèves disposent leur Dasein avec plus de
simplicité, plus de tranchant et en limitant leurs besoins encore plus
que tous les autres compatriotes. Diriger implique en tout état de cause
que ne soit jamais refusé à ceux qui suivent le libre usage de leur
force. Or suivre comporte en soi la résistance. Cet antagonisme
essentiel entre diriger et suivre, il n’est permis ni de l’atténuer, ni
surtout de l’éteindre.
La lutte seule tient ouvert cet antagonisme et implante en tout le
corps des maîtres et élèves cette tonalité fondamentale à partir de
laquelle se maintenir envers et contre tout soi-même, en s’établissant
au sein de ses propres limites, transforme la résolution du retour
méditatif sur soi-même en véritable pouvoir de s’administrer soi-même.
Voulons-nous l’essence de l’Université allemande ou ne la
voulons-nous pas ? Libre à nous : allons-nous – et jusqu’où – nous
mettre de fond en comble, et pas seulement incidemment, en peine de
cette méditation de soi et de ce maintien de soi envers et contre tout ?
Ou bien, avec les meilleures intentions, ne ferons-nous que changer de
vieilles institutions pour les remplacer par de nouvelles ? Personne ne
nous empêchera de le faire.
Mais personne non plus ne va nous demander si nous voulons ou non,
alors que la force spirituelle de l’Occident fait défaut et que
l’Occident craque de toutes ses jointures – alors que l’apparence de
culture, en sa décrépitude, implose et attire toutes les forces dans la
confusion, pour les laisser s’asphyxier dans la démence. Que quelque
chose de tel ait lieu, ou n’ait pas lieu, cela dépend uniquement de ceci
: nous voulons-nous encore comme peuple d’histoire et d’esprit, nous
voulons-nous à nouveau – ou bien ne nous voulons-nous plus ? La décision
sur ce point, chacun la partage avec les autres, même là, et surtout là
où il esquive la décision.
Mais nous voulons que notre peuple accomplisse sa mission historique.
Nous nous voulons nous-mêmes. Car la jeunesse, la plus jeune force de
notre peuple – celle qui, par-dessus nous, déjà tend au loin – la
jeunesse a déjà décidé.
La magnificence pourtant et la grandeur de cette rupture et de ce
départ, nous ne la comprenons entièrement que si nous portons en nous le
profond et ample consentement d’où la vieille sagesse grecque a puisé
cette parole :
« Tout ce qui est grand s’expose a la tempête… »
(Platon, Politeia, 497 d9)
(Platon, Politeia, 497 d9)
Martin Heidegger, 27 mai 1933. http://dhdc2917.eu/