Le XVIe et le début du XVIIe siècle marquent en France le
début d’une mutation de la conception du pouvoir, conception dont la
France se fait le laboratoire et qui va gagner toute l’Europe. Le lien
entre politique, morale et religion se brise ; la raison d’État,
transgression par l’État des règles du droit et de la morale pour sauver
l’ordre public, est théorisée et s’impose aux esprits.
Assassinat du duc de Guise par Henri III en 1588 (Hippolyte de la Roche, 1835).
Henri III outrepasse les règles du droit et de la morale au nom de la raison d’Etat.
Jusqu’au XVIe siècle, toute la littérature politique se fait
moralisatrice et reste étroitement liée à la religion. C’est précisément
parce qu’il brise ce lien que Machiavel (1469-1527), avec Le Prince,
fait scandale. L’auteur florentin y étudie les moyens de conservation
du pouvoir par le gouvernement et montre que « le prince » ne peut pas
s’en tenir aux préceptes moraux s’il veut garder son pouvoir. Les moyens
de la politique du bon prince incluent la ruse, la violence, le
mensonge ou la crainte.
L’œuvre de Machiavel n’est traduite en français qu’en 1553 et suscite
de l’intérêt au sein des milieux de Cour. Mais les œuvres politiques
restent très liées à la religion : on s’appuie sur la la Bible pour
délimiter les droits et pouvoir du roi. Quand Claude de Seyssel dans sa Grant monarchie de France
(1519) promeut ses trois types de conseils royaux (assemblée de
notables, conseil ordinaire et conseil secret), il le fait en s’appuyant
sur l’entourage du Christ.
I. Les guerres de religion et le parti des Politiques
Cette conception du pouvoir va se trouver malmenée par les guerres de
religion. En 1517, Martin Luther affiche ses 95 thèses à Wittenberg. En
1534 en France survient l’affaire des Placards (des affiches sont
placardées partout dans le royaume, jusque sur la chambre du roi, avec
des propos injurieux pour les catholiques et la personne du roi) qui
révèle l’existence d’un réseau organisé de protestants. Les persécutions
commencent (livres interdits, bûchers) mais ce n’est que 28 ans plus
tard (1562) que débutent les guerres de religion avec le massacre de
Wassy par François de Guise.
Michel de L’Hospital (anonyme).
Dans les années 1560, la montée des tensions religieuses aboutit à la
formation d’un groupe de catholiques modérés prônant le compromis avec
les protestants. Surnommés les « Politiques », ils ont une certaine idée
de la nation et du roi qui leur font faire passer le maintien de la
paix et l’unité du royaume avant les questions religieuses. On y trouve
le chancelier Michel de L’Hospital, le duc d’Alençon (héritier du trône
mort en 1584), l’avocat général au parlement de Toulouse Pierre de
Belloy, des juristes comme Guy Coquille et un aristocrate protestant,
François de La Noue.
Cette politique est celle menée par la monarchie au début des années
1560. Le chancelier Michel de L’Hospital, conseiller de Catherine de
Médicis, considère que le roi, symbole de la nation, doit se placer
au-dessus des querelles religieuses. Il explique son point de vue aux
parlements assemblés à Saint-Germain en 1562 : si l’unité religieuse du
royaume est toujours préférable, dit-il, l’insolence de « ceux de la nouvelle religion »
ne permet pas de l’imposer sans faire courir le risque d’une grave
guerre civile. D’où une idée très originale dans le contexte de l’époque
: la question fondamentale « n’est pas le maintien de la religion mais le maintien de la république ».
Plusieurs livres et libelles sont rédigés pour défendre ce point de vue, dont l’Exhortation aux princes
d’Etienne Pasquier (1561). Les Politiques échouent, et leur idée est
abandonnée, car la monarchie ne parvient pas à contraindre les
catholiques et les protestants au compromis. Mais l’idée que le salut de
la France doit passer avant toute autre considération reste.
II. Une nouvelle théorie du pouvoir : Jean Bodin et Juste Lipse (fin XVIe)
Les guerres de religion favorisent l’émergence d’une conception
nouvelle du pouvoir, celle d’un pouvoir renforcé et au-dessus des
factions.
● Jean Bodin
En plein cœur des guerres de religion, le théoricien Jean Bodin avait fait paraître les Six livres de la République
(1576) qui rencontra un grand succès (le terme de « république »
désigne alors dans un sens large toute organisation politique de la
société, ne faisant pas référence à une nature du pouvoir). Grand
érudit, humaniste, appartenant au parti des Politiques, il a assisté au
massacre de la Saint-Barthélémy (1572) et participé activement aux états
généraux de Blois (1576) en tant que député du Tiers. Il rejoignit la
Ligue plus par prudence que par conviction avant de la quitter vers la
fin des guerres de religion.
Développant les thèses des Politiques, Bodin explique que toute
société doit être dirigée par un centre unique, lieu de la souveraineté
suprême et absolue. Le « prince souverain » commande et ne doit
pas être commandé, n’ayant de comptes à rendre qu’à Dieu. L’auteur se
livre à une études des « républiques », de l’ancienne Perse à la France
moderne, pour étudier leur naissance, développement et déclin. Il y
explique l’influence des astres, de certains nombres mystiques, du
climat et du contexte géographique (montagnes, déserts, plaines,…) sur
la destinée des peuples et des États. Il constate ainsi que les hommes
du Nord préfèrent par tempérament les monarchies électives (forme de
pouvoir que Bodin n’apprécie guère) tandis que les Suisses sont attachés
à un État populaire. La forme de pouvoir la mieux adaptée à la France
est en revanche la monarchie héréditaire, régime politique que préfère
l’auteur.
Mais ce qui l’intéresse davantage, ce sont les points communs entre
ces différents types de régimes politiques. Il démontre ainsi sa théorie
: tout État destiné à durer doit être fort, sa souveraineté une et
indivisible. Les deux seules limites au pouvoir royal que Bodin pose
sont le respect de la loi salique et l’inaliénabilité du domaine royal.
● Justin Lipse
En 1589, Juste Lipse publie à la Haye ses Politicorum sive civilis doctrinae libri sex (Six livres sur la politique ou la doctrine civile)
qui sont traduits en français l’année suivante et en 1594, et réédités
plus d’une quinzaine de fois. Il y développe une vision très pessimiste
du monde, et considère que l’État doit être suffisamment puissant pour
empêcher les hommes de se livrer à leurs passions destructrices. Dans le
contexte de la reconstruction de l’autorité royale après trois
décennies de guerre civile, de pareilles idées rencontrent un grand
succès tant auprès du gouvernement que des élites.
L’œuvre de Lipse ne fait que renforcer le diagnostic et les solutions
proposées plus d’une décennie auparavant par Jean Bodin. Comment les
élites pouvaient-elles rester sourdes à ce discours après que la France
ait traversé l’un des plus grands drames de son histoire ?
Ces idées ne font évidemment pas l’unanimité. Ainsi, le jurisconsulte François Hotman publie en 1573 sa Franco-Gallia
où il dénonce la tyrannie du roi Charles IX et demande le
rétablissement de la tradition « gauloise » du pays. Il y explique
qu’avant la conquête romaine, les chefs des tribus gauloises étaient
élus et que ce principe avait été maintenu par les Francs qui
choisissaient leur monarque par acclamation. Hotman écrit qu’il est
nécessaire de rétablir cette coutume pour que les rois ne se conduisent
plus « comme tyrans avec une puissance absolue, excessive et infinie ».
Ceux qui prônent de telles idées (opposition à un pouvoir de type
absolu) se réunissent au XVIe siècle dans le courant monarchomaque.
III. Les années 1630 : le triomphe de la raison d’État
L’expression de « raison d’État » s’étend partout en Europe au début du XVIIe siècle. Antoine de Laval dit qu’elle est devenue « fréquente en la bouche de tout le monde » (Desseins de professions nobles et publiques,
1612). La littérature étatiste fleurit avec Chapelain, Boisrobert, Guez
de Balzac, Le Bret ou Jean de Silhon. Ce dernier écrit : « Qu’il [le ministre d’État] tienne
pour certain que la plupart des princes n’ont ni haine, ni amitié que
par bienséance et qu’il ne prennent point de passion que celle que leur
intérêt leur donne. [...] Ces belles passions de ressentiment,
de bienfaits et de reconnaissance ne sont que pour les particuliers et
le vulgaire. Elles ne naissent guère entre les princes : c’est un trafic
et non pas un commerce d’amitié ce qui se pratique parmi eux : les lois
de la marchandise entrent bien mieux dans leurs traités que celles de
la philosophie : l’intérêt est le seul lien qui les serre, et d’autant
que la raison d’État n’apprend pas à bien faire généreusement » (Le Ministre d’Estat, avec la véritable usage de la politique moderne, 1631).
Richelieu (Philippe de
Champaigne, 1637 ou 1642).
Champaigne, 1637 ou 1642).
Les années 1630 voit le triomphe de la raison d’État au sommet du
pouvoir. Deux partis s’opposent alors depuis la fin des années 1620 : le
parti des « bons catholiques » (avec Marie de Médicis, la reine-mère),
ultra-catholique et pro-espagnol, qui rêve d’une croisade unissant
toutes les forces de la Chrétienté contre les Ottomans ; et le parti des
« bons Français » (avec Richelieu), anti-Habsbourg, très étatiste,
centralisateur, héritier du parti des Politiques des années 1560-1570.
Ce dernier parti fait passer l’intérêt de la France avant tout autre
impératif, même s’il faut pour cela s’allier aux protestants ou aux
Ottomans.
Lors de la journée des Dupes (10-11 novembre 1630), Louis XIII est
sommé par Marie de Médicis de choisir entre ces deux partis, entre elle
et Richelieu. Le roi faisant une réponse dilatoire, les « bons
catholiques » pensent avoir gagné. Mais Louis XIII choisit en réalité
les « bons Français » et renouvelle sa confiance à Richelieu, son
principal ministre. La reine-mère est exilée et les bons catholiques
éliminés. Cette journée marque symboliquement le triomphe de la raison
d’État.
Si la France mène à l’intérieur du royaume une politique
ultra-catholique (Louis XIII revient peu à peu sur les concessions de
l’Édit de Nantes et appuie la Réforme tridentine), à l’extérieur, elle
n’hésite pas à passer alliance avec les royaumes protestants (alliance
de 1631 avec Gustave-Adolphe, roi de Suède, contre les Habsbourg).
Bibliographie :
CORNETTE, Joël (sous la dir. de). La Monarchie. Entre Renaissance et Révolution, 1515-1792. Seuil, 2000.
GRENIER, Jean-Yves. Histoire de la pensée économique et politique de la France d’Ancien Régime. Hachette, 2007.
CORNETTE, Joël (sous la dir. de). La Monarchie. Entre Renaissance et Révolution, 1515-1792. Seuil, 2000.
GRENIER, Jean-Yves. Histoire de la pensée économique et politique de la France d’Ancien Régime. Hachette, 2007.
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