Voici une première approche de l'origine des cathares.
Pendant la période qu'on appelle soit fin de l' Antiquité, soit haut Moyen Age, les sectes les plus diverses sont apparues dans l'ensemble du monde chrétien et sur les régions limitrophes.La théorie dualiste, qui perdurait, s'est souvent manifestée à travers ces sectes, à côté de dogmes hérités de toutes les traditions possibles. Les invasions dites barbares et les brassages de populations
favorisaient ce genre de systèmes syncrétiques: au milieu d'un monde en pleine instabilité et en pleine mutation, il était bien difficile de se référer à des valeurs sûres, à des valeurs universellement reconnues. Et pourtant, on cherchait désespérément ces valeurs, on tentait de découvrir la réponse aux questions angoissées que se posait le monde.
L'Église chrétienne apparaît évidemment comme la plus capable d'assurer cette universalité des valeurs. Mais l'Église se cherche, elle aussi. Le dogme qu'elle professe reste encore bien fragile, et, de plus, il est le rèsultat d'une série de compromis réalisés. entre les grands théologiens de l'époque, qui ont chacun leur propre façon de voir les choses et d'apprécier le message évangélique. Ce n'est pas facile de s'y retrouver. C'est seulement fâce à ceux que l'on nomme des hérétiques que l'Église trouve une certaine cohésion, d'abord pour lutter contre un danger matériel (l'Église commence par être une institution temporelle et l'intérêt entre en jeu), ensuite pour clarifier une doctrine qu'on sent confuse et sans assise inébranlable.
Mais les adversaires de l'Église sont nombreux, principalement à l'intérieur même de cette Église qu'ils accusent souvent de corruption spirituelle et morale. Les adversaires de l'Église institutionnelle se prétendent, comme il se doit, des réformateurs et des détenteurs de la vérité. Et c'est pour prouver qu'ils détiennent la vérité qu'ils expriment leurs conceptions en les appuyant sur tout ce qu'ils peuvent trouver dans les textes sacrés, dans les systemes philosophiques, dans les traités de morale. Ainsi apparaît un certain Priscillien, mort en 385. C'était un pieux Espagnol qui prêchait une vie monastique ascétique â l'image de l'érérmétisme venu d'Orient et qui commençait à se répandre. Priscillien a sa propre interprétation, et il fait sa propre synthèse en incorporant au dogme chrétien qui est le sien des préoccupations qui semblent appartenir au paganisme, à l'ancien druidisme en particulier. Mais, contrairement aux Celtes, il croit à la présence dans le monde de deux prinçipes opposés, le bien et le mal, et sa doctrine, qui a recueilli des partisans pendant un certain temps, se révèle finalement comme dualiste.
Aux environs de 660, un Arménien du nom de Constantin fonde, dans ce pays soumis à différents conflits de cultures et de religions, une nouvelle secte qui se distingue par l'admiration particulière qu 'elle manifeste pour l'apôtre Paul. Ce seront les pauliciens qui, pendant près d'un siècle, constitueront un groupe de guerriers farouches contre lesquels Byzance devra lutter en même temps que contre les Arabes. Vers la fin du VIIIme. siècle, leurs missionnaires, fort actifs, atteignirent la Bulgarie, et jusqu'au XIIe siècle, cette secte demeura très influente dans les Balkans.
La doctrine des Pauliciens est mal connue parce qu'ils évitaient de la divulguer aux non-initiés et allaient même jusqu'à se conformer extérieurement aux cultes et aux règlements de l'Église chrétienne pour donner le change et éviter des persécutions. Mais cette doctrine, on le sait, repose sur la croyance en deux principes antagonistes. Pour les Paulliciens c'est le Démiurge, c'est-à-dire le Prince des Ténèbres, qui a créé le monde et les êtres vivants. Ils rejetaient absolument l' Ancien Testament et considéraient l'Eucharistie comme un geste vide de sens. Pour eux, la Croix, qu' elle soit l'instrument du supplice infligé à Jésus, ou un symbole solaire, n'offrait aucune valeur particulière. Malgré tout, ils ont cherché à se rapprocher du Christianisme, ne serait-ce que pour le « noyauter », et aussi pour découvrir dans les Écritures des arguments en faveur de leurs thèses. C'était une façon commode de faire du prosélytisme sans trop se marginaliser, et surtout constituer une force d'autant plus agissante qu'elle se tenait dans l'ombre. De cette manière, les Pauliciens étaient suffisamment nombreux au début du VIII siècle pour influer sur la politique des royaumes où ils se trouvaient. Sur le cours de l'Euphrate supérieur, ils avaient même fondé une colonie qui se maintint longtemps par la force des armes, à l'intérieur d'un pays déjà musulman. Vaincus en 878 par les Byzantins, bon nombre d'entre eux se retrouvèrent soldats dans les armées impériales, et d'autres furent déportés dans les Balkans. C'est là que lesPauliciens allaient trouver un terrain favorable à l'expansion de la·doctrine dualiste.
C'est au XIIe siècle que·les Cathares font vraiment leur apparition dans l'Europe occidentale en tant que représentants d'une secte spécifique et non plus en tant que Bogomiles. S'ils n 'ont pas continué à être revêtus du nom de Bogomiles, c'est qu'ils ne l'étaient plus. Ils s'étaient en quelque sorte fondus dans autre chose, et si l'héritage bogomile est important, il ne constitue pas l'ensemble des croyances et des pratiques des Cathares.
De toute façon, le catharisme ne se présente pas comme un système cohérent et organisé, englobant toutes les sphères de la vie religieuse dans un. cadre traditionnel. Ce n'est pas .non plus le point de rencontre de sectes étérogènes que seuls les hasards de l'histoire ont rassemblées, Ce serait plutôt un vague enchaînement d'expériences vécues et d'aspirations qui, peu à peu,se condensent en un dogme et une morale pratique. L'unité du catharisme réside en effet dans la mise en commun d'expériences qui, au départ,n'étaient que des tentatives pour donner. un sens profond à la vie dans un monde incohérent et marqué par le Mal.
En France vers 1025 ( Comparution des premiers Cathares), où du moins des hérétiques qui ne sont pas encore appelés cathares, mais qui eux aussi rejettent le baptême catholique, l'eucharistie, la pénitence, le mariage, les vertus des saints, quand ils prônent la plus rigoureuse continence, la charité, la non-violence absolue et l'obligation de vivre du travail de ses mains et quand ils justifient le tout par leur fidélité à l'enseignement de l'Évangile et des apôtres. Que l'évêque ait réussi à les retourner en faveur de l'orthodoxie, et qu'il les ait amenés à signer chacun d 'une croix une profession de foi catholique, ne doit pas faire illusion: les convertis d' Arras n'étaient certainement que la partie visible de l'iceberg. L'évêque lui-même, au demeurant, se plaignait amèrement dans sa lettre du laxisme de son collègue, abusé, assurait-il, par le pieux comportement apparent de trop de gens qui ne propageaient en réalité que de condamnables erreurs.
L'ampleur du mouvement et son irrépressible expansion, le concile qui se réunit à Reims en 1049 sous la présidence du pape Léon IX, en témoigne sans ambages : «L'hérésie pullule en Gaule (...) », et l'on prononce l'excommunication des « nouveaux hérétiques qui surgissent de toute part» et celle de quiconque les protège ou reçoit d'eux des services. On ajoute que tout hérétique qu'une dénonciation amènerait devant le tribunal épiscopal sera excommunié et brûlé. Le cri d'alarme, une nouvelle fois, avait été lancé de Châlons. Peu de temps avant le concile, en effet, l 'évêque de cette ville avait par écrit demandé conseil à Wason, prince-évêque de Liège, au sujet de paysans de son diocèse qui, « suivant le dogme pervers des manichéens », se réunissaient en cachette et « prétendaient mensongèrement donner le Saint-Esprit par une sacrilège imposition des mains ». Pour avoir été traités de «manichéens», il fallait bien que ces gens fussent dualistes, et par ailleurs il est aisé de comprendre que cette infusion du Saint-Esprit par imposition des mains n'était pas autre chose que le consolamentum cathare. L'évêque de Châlons ajoutait d'ailleurs qu' ils exécraient le mariage, s'abstenaient de toute nourriture carnée et refusaient de tuer quelque animal que ce fût. Wason répondit que l 'Église se devait de préférer la patience et la persuasion à la violence, la miséricorde à la vindicte.
Excluant toute coercition, et au premier chef la peine de mort, il recommanda de frapper les hérétiques avérés de peines uniquement spirituelles _ l'excommunication en l'occurrence. L'évêque de Châlons paraît avoir voulu s'en tenir à ces conseils, mais ce fut la foule elle-même qui jeta au feu plusieurs hérétiques.
D'autres prélats n'entendirent pas ou ne voulurent pas entendre l'appel de Wason. Peu après le concile de Reims, un « manichéen » fut envoyé au bûcher par l'évêque d'Arras. À la Noël 1052, à Goslar en Saxe, l'empereur Henri III lui-même ordonna quelques pendaisons.
C'est sans doute la mise en œuvre de la réforme grégorienne, largement préparée d'ailleurs avant même l'élection de Grégoire VII au siège pontifical en 1073, qui explique le sensible effacement de l'hérésie pendant la seconde moitié du siècle. Restaurant à la fois son pouvoir face aux empiétements des puissances laïques et son autorité morale en sanctionnant sévèrement les clercs simoniaques et concubinaires, l'Église réussit à donner d'elle-même une image nouvelle, désamorçant ainsi en partie la propagande anticléricale qui sous-tendait depuis longtemps les idéologies déviantes. Il est symptomatique que l'un des rares exemples de répression postérieur aux pendaisons de Goslar ait visé un homme qui interrogé par l'évêque de Cambrai en 1076 ou 1077, refusa de confirmer sa confession de la foi catholique en recevant la communion, sous prétexte qu'il n'y avait pas un seul prêtre qui ne fût indigne de la lui donner. Ce fut la foule, et non l'évêque, qui le jugea hérétique, s' empara de lui et le brûla, geste que condamna fermement le pape en faisant jeter l'interdit sur la ville ... Par la suite , quand Grégoire VII intervint directement auprès du comte et de la·comtesse de Flandre, ce fut pour sévir moins contre des hérétiques caractérisés que contre des prêtres fornicateurs ou des évêques simoniaques, comme celui de Thérouanne.
Et puis, dès le début du XIIsiècle, le mouvement repart de·plus belle. C'est un certain Tanchelm qui soulève les foules à Anvers, à Bruges, à Louvain, en s'en prenant à la hiérarchie catholique et en prêchant contre la messe, l'eucharistie ... et le paiement de la dîme. Arrêté par l'archevêque de Cologne, s'évada et finit assassiné en 1115. Trois ans plus tôt, l'évêque de Trèves avait fait comparaître quatre hérétiques d'Ivoy dans les Ardennes. Deux s'enfuirent et les deux autres abjurèrent. À Soissons, ce fut la foule qui en arracha deux des prisons de l'évêque et les brûla. Des trois qui furent arrêtés à Liège en 1135, deux abjurèrent le troisième fut brûlé, tandis que la même année l'empereur Lothaire faisait dresser des bûchers à Trèves et à Utrecht. En 1144, Évervin, prévôt des prémontrés de StenfeId en Rhénanie, écrit à saint Bemard de Clairvaux pour l'informer qu'on a découvert et brûlé des hérétiques dans la région de Cologne. Ce qu'il en dit montre bien qu'on a affaire à des cathares, hiérarchiquement organisés cette fois, et qui revendiquent l'ancienneté de leur doctrine, puisque, affirment-ils, elle remonte aux apôtres. Dans le même temps, les chanoines de Liège s'adressent directement au pape Lucius II; ce sont des cathares encore qui, à partir de Mont-Aimé en Champagne, se sont répandus dans tout le pays; certains ont été arrêtés et le clergé eut bien du mal à les soustraire à la vindicte populaire qui voulait les brûler expéditivement. Vers 1162, l'archevêque de Reims Henri, frère·du roi Louis VII, découvre des «manichéens, qu'on appelle vulgairement puplicains». Lui-même et le roi en réfèrent au pape, qui conseille à tous deux la prudence et demande une enquête sérieuse, car, dit-il, «il vaut mieux absoudre des coupables que condamner des innocents». Mais comme au temps de Wason; les appels à la modération sont inégalement reçus. En 1163, une dizaine d'hérétiques qui venaient de Flandre sont appréhendés à Cologne, et comme ils refusent d'abjurer, le tribunal ecclésiastique les livre aux magistrats de la ville, qui les font brûler. Il y avait parmi eux un « archicathare », en qui il faut voir de toute évidence un membre de la hiérarchie de son Église, un diacre, peut-être un évêque. Une quarantaine de sectaires sont chassés de Mayence. Un autre « archicathare » périt sur le feu à Bonn avec quelques compagnons. L'année suivante, c 'est à Trèves et à Utrecht qu'on supplicie des gens en qui l' on veut voir de lointains disciples de Tanchelm. En 1167, sept «publicains ». sont brûlés au Val d'Écouan près de Vézelay.
Une assez grande confusion ressort de tous ces faits. Prudence du pape, hésitations de certains prélats, mesures expéditives prises par d'autres, ou bien l'Église n'a pas une doctrine cohérente en matière de répression ou, si elle en a une, son application se heurte à mille contingences liées à la personnalité des juges aussi bien qu' aux circonstances du moment et au climat psychologique propre à tel ou tel lieu.
D'où vient le catharisme?
Le catharisme n'est pas une religion qui apparue brusquement par suite de la prédication d'un Prophète groupant autour de lui un premier noyau de fidèles qui mettront en pratique les préceptes du maître. Le catharisme n'est pas ce qu'on. appelle une religion « révélée ». C'est le résultat de la longue maturation d'un courant de pensée qui n'est pas spécifique au christianisme. Au reste, si les Cathares ont été considérés comme des hérétiques, c'est-à-dire comme des déviationnistes chrétiens, et traités comme tels par les tenants de l'orthodoxie, il n'est pas certain qu'on puisse y voir objectivement une religion chrétienne. A celle-ci, le catharisme emprunte de nombreux éléments, une certaine tradition, des textes auxquels il fait subir .une relecture, mais on peut difficilement prétendre qu'il s'agisse d'une véritable déviance de la doctrine chrétienne.
Le courant de pensée dont il est l'aboutissement existe dans tous les systèmes religieux depuis la plus·haute antiquité c'est le dualisme, c'est-à-dire la thèse selon laquelle l'univers, et tout ce qui s'y rapporte d'une façon ou d'une autre, sont le résultat d'une confrontation entre deux principes antagonistes. Cette formulation est évidemment une simplification; en réalité, les choses sont beaucoup plus complexes, ne serait ce que par les nuances apportées dans la conception propre des deux principes et dans les appréciations faites au sujet de l'action réciproque de ces deux principes Dans ce domaine, les spéculations sont innombrables, et parfois contradictoires. Et les Cathares eux-mêmes, surtout au XIIIe siècle d'après tous les témoignages, n'ont pas échappé à ces contradictions.
Car le catharisme ne se présente pas comme une religion solidement constituée, avec un dogme reconnu et définitif, considéré comme officiel. Il n'y a d'ailleurs pas de hiérarchie absolue chez les Cathares, comme dans l'Église romaine. Il y a des « églises » cathares et, souvent, autant de spéculations divergentes que d'églises. En premier lieu, il existe une distinction fondamentale entre ceux qui professent un dualisme absolu et ceux qui penchent pour un dualisme relatif, distinction qui ne peut apparaître que si l'on aborde le problème le plus près possible de ses origines.
Il est vraisemblable que ce problème a commencé à être formulé dès que l'humanité, se libérant des trois préoccupations « biologiques » (se nourrir, se protéger et procréer), s'est mise à réfléchir sur sa destinée. Cela entraînait fatalement une spéculation qu'on peut qualifier déjà de métaphysique, puisque la constatation de la mort mettait en évidence un principe nécessairement mauvais, donc l'idée d'une lutte contre ce principe et une interrogation angoissée sur ce qui se passe après. Au premier degré, là mort ne se justifie pas: on n'en est pas encore à considérer la vie et la mort comme, les deux visages d'une même réalité : on constate seulement qu'il y a la vie et la mort, et que ces deux états sont en flagrante opposition, comme la nuit est en opposition avec le jour, le froid avec le chaud, la douleur avec le plaisir.
Toutes les mythologies se font plus ou moins l'écho de ces premières spéculations métaphysiques. Les mythologies, sous quelque forme qu'elles soient, épiques ou plastiques, traduisent en images facilement transmissibles des données abstraites appartenant à une tradition, c'est-à-dire à un ensemble de croyances, de souvenirs, d'observations et de structures sociales. Il est certes bien difficile de démêler, dans les récits mythologiques, qui nous sont parvenus la plupart du temps sous une forme littéraire, donc élaborée, savante, codifiée, et peut-être altérée, ce qui est ancien de ce qui est récent. Quand on parle de mythologie grecque, par exemple, s'agit-il de la mythologie de l'époque hellénistique ou de celle de la période archaïque? Même dans Hésiode, qui est pourtant le premier en date à avoir «mis en scène» les rapports des dieux entre eux et des dieux et des hommes, mais qui est aussi déjà l'héritier d'une longue tradition, le doute est permis quant aux structures mêmes des mythes représentés. A vrai dire, il s'agit d'une interprétation du mythe et non du mythe lui-même.
Est-ce à dire que le mythe est incompréhensible? Assurément, puisqu'il constitue une entité abstraite qui a besoin, pour être transmis, d'une matérialisation sous forme d'événements historiques. C' est ainsi qu'apparaissent, dans tous les récits mythologiques, des conflits, des guerres inexpiables, des crimes, des catastrophes qu'on ne peut pas prendre à la lettre, mais qui sont autant de points de repères d'une démarche intellectuelle.
Dans cette mythologie grecque, du moins dans celle qui nous est connue par Hésiode, on découvre les traces d'un dualisme primitif dans l'opposition qui se fait jour entre Khronos et Zeus. Le fils, Zeus, se révolte contre le père, Khronos, il prend la place du père et châtre celui-ci, la castration étant l'équivalent symbolique de la mort. Mais le conflit existait à l'état latent en Khronos lui-même: le thème du père qui donne la vie ses enfants et qui les dévore lorsqu'ils sont nés est déjà suffisamment ambigu par lui-même. Et c'est lui qui pose le véritable problème.
En effet, Khronos a deux attitudes contradictoires, même si le récit prétend que c'est à cause d'une prédiction selon laquelle il serait détrôné par l'un de ses enfants, qu'il les avale, c'est-à-dire qu'il les refoule en lui-même, dans son inconscient. Il peut donc être celui qui donne la vie et celui qui donne la mort, et cela existe en dehors même de sa volonté consciente.
Et maintenant une deuxième approche.
Aujourd'hui, deux veines idéologiques irriguent le vieux mythe cathare. En premier lieu dans un contexte général de remise en cause du cadre national, d'aucuns s'ingénient à susciter l'antagonisme entre la France septentrionale et la France du Sud. Dès lors, la croisade contre les albigeois devient un crime commis par les barbares du Nord contre la civilisation méridionale. L'industrie touristique exploite ce filon: entre la Garonne et la frontière espagnole, les·visiteurs sont invités à découvrir un « pays cathare» présenté comme un paradis perdu.
Une seconde veine idéologique s'affirme avec plus de vigueur. Elle consiste tout uniment à réhabiliter les croyances cathares, La religion, dans notre société sécularisée, relève de la conscience individuelle celui qui puisqu'il est sincère, est dans son droit, a fortiori s'il croit contre la foi traditionnelle. Hérésie médiévale, le catharisme devient ipso facto sympathique.
Les cathares? Des purs, des simples, parés de toutes vertus. Animes par le seul amour, ils ne faisaient que braver l'injustice des puissants. Témoin de ce discours, un numéro «Spécial cathares» récemment publié par un magazine régional( Pyrénées Magazine, été 2001.)
.« Le catharisme, y lit-on, n'était rien d'autre qu 'une Église catholique débarrassée de ses rites, de ses peurs et de l'aspect pesant et contraignant de sa hiérarchie, une Église plus égalitaire. Bref, ils inventèrent une utopie beaucoup plus dangereuse pour l'ordre en place que toutes les idéologies». À ces braves gens, qu'a t-on opposé? «Les flammes de la purification». La pratique du bûcher étant banale et justifiée par l'Église, cette guerre de religion ne pouvait se terminer que par "la solution finale". La solution finale? En clair, le catholicisme médiéval aurait préfiguré le nazisme: bel exemple d' amalgame tel que l'historiquement correct peut en fabriquer...
Les cathares : une secte dangereuse.
D'où viennent les cathares? Le terme, tiré du grec katharos " pur ", a été utilisé d'abord pour désigner une secte de Rhénanie. Ses idées étaient assez comparables à celles exprimées, en Lombardie ou dans le midi de la France, par d'autres groupes hérétiques. Des hérésies, il y en a eu depuis l'origine du christianisme, touchant notamment la définition de la divinité. Pour l'Église romaine, Dieu est un en trois personnes (le Père, le Fils et le Saint-Esprit); pour l'arianisme (condamné au IV" siècle), le Christ n'est pas de la même nature que le Père; le schisme avec l'Église d'Orient, au XIe siècle, provient entre autres d'un désaccord théologique à propos de l'interprétation du rapport entre Dieu et son Fils. Ces débats peuvent paraître abstraits, ils n'en ont pas moins agité avec passion des hommes pour qui la foi en Dieu primait. Aux XIe et XIIe siècles, des courants hérétiques parcourent l'Europe. Ainsi le bogomilisme, une doctrine manichéenne née en Bulgarie. Dans le nord de la France, certains cercles revendiquent une pureté évangélique qui aurait été trahie par l'Église. Vers 1170, Pierre Valdès, un marchand de Lyon, abandonne sa famille et ses biens pour prêcher la pénitence et la pauvreté. Refusant les sacrements et la hiérarchie ecclésiastique, sa doctrine est condamnée par son évêque puis par le pape. Ses fidèles (les Vaudois), excommuniés, se maintiendront clandestinement en Provence, dans le Languedoc, dans le Dauphiné, en Italie.
À la fin du XIe siècle, un mouvement de contestation de l'Église se développe dans l'actuel sud-ouest de la France. C'est ici qu'apparaissent ceux que nous appelons les cathares. Ce terme, ils ne l'emploient pas. Entre eux, ils se désignent comme les Bons Chrétiens, les Vrais Chrétiens, les Amis de Dieu ou les Bons Hommes. Leur pensée repose sur un dualisme absolu. S'inspire-t-elle du bogomilisme, est-elle une spécificité locale? Faute de sources, les spécialistes en discutent encore. Le cath arisme oppose deux principes éternels. Le bon, qui a enfanté les esprits, les âmes, le Bien. Et le mauvais, qui est à l'origine de la matière, du corps, du Mal. Ce n'est pas Dieu qui a créé l'univers, c'est Satan. Toute réalité terrestre est marquée du signe du Mal.
Les cathares, issus d'une société dont la culture est chrétienne, recourent à des notions issues des Évangiles, mais ils les réinterprètent. À leurs yeux, Jésus est un ange dont la vie terrestre n'a été qu'une illusion. Le Christ n'a donc pas souffert pendant sa passion, il n'est pas mort et n'a pas eu à ressusciter. La Vierge Marie, de même. était un pur esprit aux apparences humaines. En S'évadant de la terre, royaume du Mal, l'âme se dépouille de son enveloppe impure pour rejoindre le royaume de l'esprit.
La religion cathare distingue deux Sortes de fidèles.
D'abord les croyants, qui conservent leurs habitudes extérieures. Puis les parfaits qui, passés par le rite de l'imposition des mains, le consolamentum (et pouvant dès lors le conférer), forment le noyau de cette contre-Église. Ayant rompu avec leur famille, les parfaits vivent en communauté. Leur morale étant établie sur la séparation de l'âme et du corps, ils observent la plus stricte continence. Se nourrissant le moins possible, ils suivent un régime végétarien, refusant tout produit animal (viande, lait, fromage, œufs). Cette épreuve du renoncement (endura), certains la poussent à l'extrême : selon certaines sources, des cas de mort par inanition sont attestés. En vertu de la même logique, les parfaits pratiquent l'abstinence sexuelle. La chair étant impure et la procréation criminelle (mettre un enfant au monde, c'est précipiter une nouvelle âme dans le royaume du Mal), ils se vouent à la chasteté. En conséquence, celui qui a reçu le consolamentum est voué au célibat ou doit quitter son conjoint. Certains parfaits, cependant, admettent les relations chamelles; condamnant seulement l'institution du mariage, ils en viennent à prôner la liberté sexuelle.
Plus qu'une hérésie, le catharisme constitue une remise en cause intégrale du christianisme. Récusant l'Église, la famille, la propriété et le serment d'homme à homme, les cathares nient les fondements de l'ordre féodal. Observant des rites initiatiques, obéissant à une hiérarchie secrète, ils présentent toutes les apparences d'une secte. Une secte qui contrevient ouvertement à la morale commune de l'époque.
Et cette secte se développe. À partir de 1160, le catharisme s'organise. Il ne possède pas de clergé, mais, à Toulouse, Albi et Carcassonne, certains parfaits remarqués pour leur zèle prennent la tête de « diocèses». En 1167, un concile cathare se tient à Saint-Félix-deLauragais, sous l'autorité d'un évêque hérétique venu de Constantinople. La noblesse locale est touchée. En 1205, la comtesse de Foix quitte son mari et devient parfaite. Dans le Mirepoix, trente-cinq vassaux du comte de Foix se convertissent au catharisme. Les artisans sont gagnés à leur tour: la corporation des tisserands du Languedoc se fait cathare. À Béziers, en 1209, 10 % de la population est touchée par l'hérésie.
Sources: Montségur et l'énigme des cathares de Jean Markale et Historiquement correcte de Jean Sévillia.
Pendant la période qu'on appelle soit fin de l' Antiquité, soit haut Moyen Age, les sectes les plus diverses sont apparues dans l'ensemble du monde chrétien et sur les régions limitrophes.La théorie dualiste, qui perdurait, s'est souvent manifestée à travers ces sectes, à côté de dogmes hérités de toutes les traditions possibles. Les invasions dites barbares et les brassages de populations
favorisaient ce genre de systèmes syncrétiques: au milieu d'un monde en pleine instabilité et en pleine mutation, il était bien difficile de se référer à des valeurs sûres, à des valeurs universellement reconnues. Et pourtant, on cherchait désespérément ces valeurs, on tentait de découvrir la réponse aux questions angoissées que se posait le monde.
L'Église chrétienne apparaît évidemment comme la plus capable d'assurer cette universalité des valeurs. Mais l'Église se cherche, elle aussi. Le dogme qu'elle professe reste encore bien fragile, et, de plus, il est le rèsultat d'une série de compromis réalisés. entre les grands théologiens de l'époque, qui ont chacun leur propre façon de voir les choses et d'apprécier le message évangélique. Ce n'est pas facile de s'y retrouver. C'est seulement fâce à ceux que l'on nomme des hérétiques que l'Église trouve une certaine cohésion, d'abord pour lutter contre un danger matériel (l'Église commence par être une institution temporelle et l'intérêt entre en jeu), ensuite pour clarifier une doctrine qu'on sent confuse et sans assise inébranlable.
Mais les adversaires de l'Église sont nombreux, principalement à l'intérieur même de cette Église qu'ils accusent souvent de corruption spirituelle et morale. Les adversaires de l'Église institutionnelle se prétendent, comme il se doit, des réformateurs et des détenteurs de la vérité. Et c'est pour prouver qu'ils détiennent la vérité qu'ils expriment leurs conceptions en les appuyant sur tout ce qu'ils peuvent trouver dans les textes sacrés, dans les systemes philosophiques, dans les traités de morale. Ainsi apparaît un certain Priscillien, mort en 385. C'était un pieux Espagnol qui prêchait une vie monastique ascétique â l'image de l'érérmétisme venu d'Orient et qui commençait à se répandre. Priscillien a sa propre interprétation, et il fait sa propre synthèse en incorporant au dogme chrétien qui est le sien des préoccupations qui semblent appartenir au paganisme, à l'ancien druidisme en particulier. Mais, contrairement aux Celtes, il croit à la présence dans le monde de deux prinçipes opposés, le bien et le mal, et sa doctrine, qui a recueilli des partisans pendant un certain temps, se révèle finalement comme dualiste.
Aux environs de 660, un Arménien du nom de Constantin fonde, dans ce pays soumis à différents conflits de cultures et de religions, une nouvelle secte qui se distingue par l'admiration particulière qu 'elle manifeste pour l'apôtre Paul. Ce seront les pauliciens qui, pendant près d'un siècle, constitueront un groupe de guerriers farouches contre lesquels Byzance devra lutter en même temps que contre les Arabes. Vers la fin du VIIIme. siècle, leurs missionnaires, fort actifs, atteignirent la Bulgarie, et jusqu'au XIIe siècle, cette secte demeura très influente dans les Balkans.
La doctrine des Pauliciens est mal connue parce qu'ils évitaient de la divulguer aux non-initiés et allaient même jusqu'à se conformer extérieurement aux cultes et aux règlements de l'Église chrétienne pour donner le change et éviter des persécutions. Mais cette doctrine, on le sait, repose sur la croyance en deux principes antagonistes. Pour les Paulliciens c'est le Démiurge, c'est-à-dire le Prince des Ténèbres, qui a créé le monde et les êtres vivants. Ils rejetaient absolument l' Ancien Testament et considéraient l'Eucharistie comme un geste vide de sens. Pour eux, la Croix, qu' elle soit l'instrument du supplice infligé à Jésus, ou un symbole solaire, n'offrait aucune valeur particulière. Malgré tout, ils ont cherché à se rapprocher du Christianisme, ne serait-ce que pour le « noyauter », et aussi pour découvrir dans les Écritures des arguments en faveur de leurs thèses. C'était une façon commode de faire du prosélytisme sans trop se marginaliser, et surtout constituer une force d'autant plus agissante qu'elle se tenait dans l'ombre. De cette manière, les Pauliciens étaient suffisamment nombreux au début du VIII siècle pour influer sur la politique des royaumes où ils se trouvaient. Sur le cours de l'Euphrate supérieur, ils avaient même fondé une colonie qui se maintint longtemps par la force des armes, à l'intérieur d'un pays déjà musulman. Vaincus en 878 par les Byzantins, bon nombre d'entre eux se retrouvèrent soldats dans les armées impériales, et d'autres furent déportés dans les Balkans. C'est là que lesPauliciens allaient trouver un terrain favorable à l'expansion de la·doctrine dualiste.
C'est au XIIe siècle que·les Cathares font vraiment leur apparition dans l'Europe occidentale en tant que représentants d'une secte spécifique et non plus en tant que Bogomiles. S'ils n 'ont pas continué à être revêtus du nom de Bogomiles, c'est qu'ils ne l'étaient plus. Ils s'étaient en quelque sorte fondus dans autre chose, et si l'héritage bogomile est important, il ne constitue pas l'ensemble des croyances et des pratiques des Cathares.
De toute façon, le catharisme ne se présente pas comme un système cohérent et organisé, englobant toutes les sphères de la vie religieuse dans un. cadre traditionnel. Ce n'est pas .non plus le point de rencontre de sectes étérogènes que seuls les hasards de l'histoire ont rassemblées, Ce serait plutôt un vague enchaînement d'expériences vécues et d'aspirations qui, peu à peu,se condensent en un dogme et une morale pratique. L'unité du catharisme réside en effet dans la mise en commun d'expériences qui, au départ,n'étaient que des tentatives pour donner. un sens profond à la vie dans un monde incohérent et marqué par le Mal.
En France vers 1025 ( Comparution des premiers Cathares), où du moins des hérétiques qui ne sont pas encore appelés cathares, mais qui eux aussi rejettent le baptême catholique, l'eucharistie, la pénitence, le mariage, les vertus des saints, quand ils prônent la plus rigoureuse continence, la charité, la non-violence absolue et l'obligation de vivre du travail de ses mains et quand ils justifient le tout par leur fidélité à l'enseignement de l'Évangile et des apôtres. Que l'évêque ait réussi à les retourner en faveur de l'orthodoxie, et qu'il les ait amenés à signer chacun d 'une croix une profession de foi catholique, ne doit pas faire illusion: les convertis d' Arras n'étaient certainement que la partie visible de l'iceberg. L'évêque lui-même, au demeurant, se plaignait amèrement dans sa lettre du laxisme de son collègue, abusé, assurait-il, par le pieux comportement apparent de trop de gens qui ne propageaient en réalité que de condamnables erreurs.
L'ampleur du mouvement et son irrépressible expansion, le concile qui se réunit à Reims en 1049 sous la présidence du pape Léon IX, en témoigne sans ambages : «L'hérésie pullule en Gaule (...) », et l'on prononce l'excommunication des « nouveaux hérétiques qui surgissent de toute part» et celle de quiconque les protège ou reçoit d'eux des services. On ajoute que tout hérétique qu'une dénonciation amènerait devant le tribunal épiscopal sera excommunié et brûlé. Le cri d'alarme, une nouvelle fois, avait été lancé de Châlons. Peu de temps avant le concile, en effet, l 'évêque de cette ville avait par écrit demandé conseil à Wason, prince-évêque de Liège, au sujet de paysans de son diocèse qui, « suivant le dogme pervers des manichéens », se réunissaient en cachette et « prétendaient mensongèrement donner le Saint-Esprit par une sacrilège imposition des mains ». Pour avoir été traités de «manichéens», il fallait bien que ces gens fussent dualistes, et par ailleurs il est aisé de comprendre que cette infusion du Saint-Esprit par imposition des mains n'était pas autre chose que le consolamentum cathare. L'évêque de Châlons ajoutait d'ailleurs qu' ils exécraient le mariage, s'abstenaient de toute nourriture carnée et refusaient de tuer quelque animal que ce fût. Wason répondit que l 'Église se devait de préférer la patience et la persuasion à la violence, la miséricorde à la vindicte.
Excluant toute coercition, et au premier chef la peine de mort, il recommanda de frapper les hérétiques avérés de peines uniquement spirituelles _ l'excommunication en l'occurrence. L'évêque de Châlons paraît avoir voulu s'en tenir à ces conseils, mais ce fut la foule elle-même qui jeta au feu plusieurs hérétiques.
D'autres prélats n'entendirent pas ou ne voulurent pas entendre l'appel de Wason. Peu après le concile de Reims, un « manichéen » fut envoyé au bûcher par l'évêque d'Arras. À la Noël 1052, à Goslar en Saxe, l'empereur Henri III lui-même ordonna quelques pendaisons.
C'est sans doute la mise en œuvre de la réforme grégorienne, largement préparée d'ailleurs avant même l'élection de Grégoire VII au siège pontifical en 1073, qui explique le sensible effacement de l'hérésie pendant la seconde moitié du siècle. Restaurant à la fois son pouvoir face aux empiétements des puissances laïques et son autorité morale en sanctionnant sévèrement les clercs simoniaques et concubinaires, l'Église réussit à donner d'elle-même une image nouvelle, désamorçant ainsi en partie la propagande anticléricale qui sous-tendait depuis longtemps les idéologies déviantes. Il est symptomatique que l'un des rares exemples de répression postérieur aux pendaisons de Goslar ait visé un homme qui interrogé par l'évêque de Cambrai en 1076 ou 1077, refusa de confirmer sa confession de la foi catholique en recevant la communion, sous prétexte qu'il n'y avait pas un seul prêtre qui ne fût indigne de la lui donner. Ce fut la foule, et non l'évêque, qui le jugea hérétique, s' empara de lui et le brûla, geste que condamna fermement le pape en faisant jeter l'interdit sur la ville ... Par la suite , quand Grégoire VII intervint directement auprès du comte et de la·comtesse de Flandre, ce fut pour sévir moins contre des hérétiques caractérisés que contre des prêtres fornicateurs ou des évêques simoniaques, comme celui de Thérouanne.
Et puis, dès le début du XIIsiècle, le mouvement repart de·plus belle. C'est un certain Tanchelm qui soulève les foules à Anvers, à Bruges, à Louvain, en s'en prenant à la hiérarchie catholique et en prêchant contre la messe, l'eucharistie ... et le paiement de la dîme. Arrêté par l'archevêque de Cologne, s'évada et finit assassiné en 1115. Trois ans plus tôt, l'évêque de Trèves avait fait comparaître quatre hérétiques d'Ivoy dans les Ardennes. Deux s'enfuirent et les deux autres abjurèrent. À Soissons, ce fut la foule qui en arracha deux des prisons de l'évêque et les brûla. Des trois qui furent arrêtés à Liège en 1135, deux abjurèrent le troisième fut brûlé, tandis que la même année l'empereur Lothaire faisait dresser des bûchers à Trèves et à Utrecht. En 1144, Évervin, prévôt des prémontrés de StenfeId en Rhénanie, écrit à saint Bemard de Clairvaux pour l'informer qu'on a découvert et brûlé des hérétiques dans la région de Cologne. Ce qu'il en dit montre bien qu'on a affaire à des cathares, hiérarchiquement organisés cette fois, et qui revendiquent l'ancienneté de leur doctrine, puisque, affirment-ils, elle remonte aux apôtres. Dans le même temps, les chanoines de Liège s'adressent directement au pape Lucius II; ce sont des cathares encore qui, à partir de Mont-Aimé en Champagne, se sont répandus dans tout le pays; certains ont été arrêtés et le clergé eut bien du mal à les soustraire à la vindicte populaire qui voulait les brûler expéditivement. Vers 1162, l'archevêque de Reims Henri, frère·du roi Louis VII, découvre des «manichéens, qu'on appelle vulgairement puplicains». Lui-même et le roi en réfèrent au pape, qui conseille à tous deux la prudence et demande une enquête sérieuse, car, dit-il, «il vaut mieux absoudre des coupables que condamner des innocents». Mais comme au temps de Wason; les appels à la modération sont inégalement reçus. En 1163, une dizaine d'hérétiques qui venaient de Flandre sont appréhendés à Cologne, et comme ils refusent d'abjurer, le tribunal ecclésiastique les livre aux magistrats de la ville, qui les font brûler. Il y avait parmi eux un « archicathare », en qui il faut voir de toute évidence un membre de la hiérarchie de son Église, un diacre, peut-être un évêque. Une quarantaine de sectaires sont chassés de Mayence. Un autre « archicathare » périt sur le feu à Bonn avec quelques compagnons. L'année suivante, c 'est à Trèves et à Utrecht qu'on supplicie des gens en qui l' on veut voir de lointains disciples de Tanchelm. En 1167, sept «publicains ». sont brûlés au Val d'Écouan près de Vézelay.
Une assez grande confusion ressort de tous ces faits. Prudence du pape, hésitations de certains prélats, mesures expéditives prises par d'autres, ou bien l'Église n'a pas une doctrine cohérente en matière de répression ou, si elle en a une, son application se heurte à mille contingences liées à la personnalité des juges aussi bien qu' aux circonstances du moment et au climat psychologique propre à tel ou tel lieu.
D'où vient le catharisme?
Le catharisme n'est pas une religion qui apparue brusquement par suite de la prédication d'un Prophète groupant autour de lui un premier noyau de fidèles qui mettront en pratique les préceptes du maître. Le catharisme n'est pas ce qu'on. appelle une religion « révélée ». C'est le résultat de la longue maturation d'un courant de pensée qui n'est pas spécifique au christianisme. Au reste, si les Cathares ont été considérés comme des hérétiques, c'est-à-dire comme des déviationnistes chrétiens, et traités comme tels par les tenants de l'orthodoxie, il n'est pas certain qu'on puisse y voir objectivement une religion chrétienne. A celle-ci, le catharisme emprunte de nombreux éléments, une certaine tradition, des textes auxquels il fait subir .une relecture, mais on peut difficilement prétendre qu'il s'agisse d'une véritable déviance de la doctrine chrétienne.
Le courant de pensée dont il est l'aboutissement existe dans tous les systèmes religieux depuis la plus·haute antiquité c'est le dualisme, c'est-à-dire la thèse selon laquelle l'univers, et tout ce qui s'y rapporte d'une façon ou d'une autre, sont le résultat d'une confrontation entre deux principes antagonistes. Cette formulation est évidemment une simplification; en réalité, les choses sont beaucoup plus complexes, ne serait ce que par les nuances apportées dans la conception propre des deux principes et dans les appréciations faites au sujet de l'action réciproque de ces deux principes Dans ce domaine, les spéculations sont innombrables, et parfois contradictoires. Et les Cathares eux-mêmes, surtout au XIIIe siècle d'après tous les témoignages, n'ont pas échappé à ces contradictions.
Car le catharisme ne se présente pas comme une religion solidement constituée, avec un dogme reconnu et définitif, considéré comme officiel. Il n'y a d'ailleurs pas de hiérarchie absolue chez les Cathares, comme dans l'Église romaine. Il y a des « églises » cathares et, souvent, autant de spéculations divergentes que d'églises. En premier lieu, il existe une distinction fondamentale entre ceux qui professent un dualisme absolu et ceux qui penchent pour un dualisme relatif, distinction qui ne peut apparaître que si l'on aborde le problème le plus près possible de ses origines.
Il est vraisemblable que ce problème a commencé à être formulé dès que l'humanité, se libérant des trois préoccupations « biologiques » (se nourrir, se protéger et procréer), s'est mise à réfléchir sur sa destinée. Cela entraînait fatalement une spéculation qu'on peut qualifier déjà de métaphysique, puisque la constatation de la mort mettait en évidence un principe nécessairement mauvais, donc l'idée d'une lutte contre ce principe et une interrogation angoissée sur ce qui se passe après. Au premier degré, là mort ne se justifie pas: on n'en est pas encore à considérer la vie et la mort comme, les deux visages d'une même réalité : on constate seulement qu'il y a la vie et la mort, et que ces deux états sont en flagrante opposition, comme la nuit est en opposition avec le jour, le froid avec le chaud, la douleur avec le plaisir.
Toutes les mythologies se font plus ou moins l'écho de ces premières spéculations métaphysiques. Les mythologies, sous quelque forme qu'elles soient, épiques ou plastiques, traduisent en images facilement transmissibles des données abstraites appartenant à une tradition, c'est-à-dire à un ensemble de croyances, de souvenirs, d'observations et de structures sociales. Il est certes bien difficile de démêler, dans les récits mythologiques, qui nous sont parvenus la plupart du temps sous une forme littéraire, donc élaborée, savante, codifiée, et peut-être altérée, ce qui est ancien de ce qui est récent. Quand on parle de mythologie grecque, par exemple, s'agit-il de la mythologie de l'époque hellénistique ou de celle de la période archaïque? Même dans Hésiode, qui est pourtant le premier en date à avoir «mis en scène» les rapports des dieux entre eux et des dieux et des hommes, mais qui est aussi déjà l'héritier d'une longue tradition, le doute est permis quant aux structures mêmes des mythes représentés. A vrai dire, il s'agit d'une interprétation du mythe et non du mythe lui-même.
Est-ce à dire que le mythe est incompréhensible? Assurément, puisqu'il constitue une entité abstraite qui a besoin, pour être transmis, d'une matérialisation sous forme d'événements historiques. C' est ainsi qu'apparaissent, dans tous les récits mythologiques, des conflits, des guerres inexpiables, des crimes, des catastrophes qu'on ne peut pas prendre à la lettre, mais qui sont autant de points de repères d'une démarche intellectuelle.
Dans cette mythologie grecque, du moins dans celle qui nous est connue par Hésiode, on découvre les traces d'un dualisme primitif dans l'opposition qui se fait jour entre Khronos et Zeus. Le fils, Zeus, se révolte contre le père, Khronos, il prend la place du père et châtre celui-ci, la castration étant l'équivalent symbolique de la mort. Mais le conflit existait à l'état latent en Khronos lui-même: le thème du père qui donne la vie ses enfants et qui les dévore lorsqu'ils sont nés est déjà suffisamment ambigu par lui-même. Et c'est lui qui pose le véritable problème.
En effet, Khronos a deux attitudes contradictoires, même si le récit prétend que c'est à cause d'une prédiction selon laquelle il serait détrôné par l'un de ses enfants, qu'il les avale, c'est-à-dire qu'il les refoule en lui-même, dans son inconscient. Il peut donc être celui qui donne la vie et celui qui donne la mort, et cela existe en dehors même de sa volonté consciente.
Et maintenant une deuxième approche.
Aujourd'hui, deux veines idéologiques irriguent le vieux mythe cathare. En premier lieu dans un contexte général de remise en cause du cadre national, d'aucuns s'ingénient à susciter l'antagonisme entre la France septentrionale et la France du Sud. Dès lors, la croisade contre les albigeois devient un crime commis par les barbares du Nord contre la civilisation méridionale. L'industrie touristique exploite ce filon: entre la Garonne et la frontière espagnole, les·visiteurs sont invités à découvrir un « pays cathare» présenté comme un paradis perdu.
Une seconde veine idéologique s'affirme avec plus de vigueur. Elle consiste tout uniment à réhabiliter les croyances cathares, La religion, dans notre société sécularisée, relève de la conscience individuelle celui qui puisqu'il est sincère, est dans son droit, a fortiori s'il croit contre la foi traditionnelle. Hérésie médiévale, le catharisme devient ipso facto sympathique.
Les cathares? Des purs, des simples, parés de toutes vertus. Animes par le seul amour, ils ne faisaient que braver l'injustice des puissants. Témoin de ce discours, un numéro «Spécial cathares» récemment publié par un magazine régional( Pyrénées Magazine, été 2001.)
.« Le catharisme, y lit-on, n'était rien d'autre qu 'une Église catholique débarrassée de ses rites, de ses peurs et de l'aspect pesant et contraignant de sa hiérarchie, une Église plus égalitaire. Bref, ils inventèrent une utopie beaucoup plus dangereuse pour l'ordre en place que toutes les idéologies». À ces braves gens, qu'a t-on opposé? «Les flammes de la purification». La pratique du bûcher étant banale et justifiée par l'Église, cette guerre de religion ne pouvait se terminer que par "la solution finale". La solution finale? En clair, le catholicisme médiéval aurait préfiguré le nazisme: bel exemple d' amalgame tel que l'historiquement correct peut en fabriquer...
Les cathares : une secte dangereuse.
D'où viennent les cathares? Le terme, tiré du grec katharos " pur ", a été utilisé d'abord pour désigner une secte de Rhénanie. Ses idées étaient assez comparables à celles exprimées, en Lombardie ou dans le midi de la France, par d'autres groupes hérétiques. Des hérésies, il y en a eu depuis l'origine du christianisme, touchant notamment la définition de la divinité. Pour l'Église romaine, Dieu est un en trois personnes (le Père, le Fils et le Saint-Esprit); pour l'arianisme (condamné au IV" siècle), le Christ n'est pas de la même nature que le Père; le schisme avec l'Église d'Orient, au XIe siècle, provient entre autres d'un désaccord théologique à propos de l'interprétation du rapport entre Dieu et son Fils. Ces débats peuvent paraître abstraits, ils n'en ont pas moins agité avec passion des hommes pour qui la foi en Dieu primait. Aux XIe et XIIe siècles, des courants hérétiques parcourent l'Europe. Ainsi le bogomilisme, une doctrine manichéenne née en Bulgarie. Dans le nord de la France, certains cercles revendiquent une pureté évangélique qui aurait été trahie par l'Église. Vers 1170, Pierre Valdès, un marchand de Lyon, abandonne sa famille et ses biens pour prêcher la pénitence et la pauvreté. Refusant les sacrements et la hiérarchie ecclésiastique, sa doctrine est condamnée par son évêque puis par le pape. Ses fidèles (les Vaudois), excommuniés, se maintiendront clandestinement en Provence, dans le Languedoc, dans le Dauphiné, en Italie.
À la fin du XIe siècle, un mouvement de contestation de l'Église se développe dans l'actuel sud-ouest de la France. C'est ici qu'apparaissent ceux que nous appelons les cathares. Ce terme, ils ne l'emploient pas. Entre eux, ils se désignent comme les Bons Chrétiens, les Vrais Chrétiens, les Amis de Dieu ou les Bons Hommes. Leur pensée repose sur un dualisme absolu. S'inspire-t-elle du bogomilisme, est-elle une spécificité locale? Faute de sources, les spécialistes en discutent encore. Le cath arisme oppose deux principes éternels. Le bon, qui a enfanté les esprits, les âmes, le Bien. Et le mauvais, qui est à l'origine de la matière, du corps, du Mal. Ce n'est pas Dieu qui a créé l'univers, c'est Satan. Toute réalité terrestre est marquée du signe du Mal.
Les cathares, issus d'une société dont la culture est chrétienne, recourent à des notions issues des Évangiles, mais ils les réinterprètent. À leurs yeux, Jésus est un ange dont la vie terrestre n'a été qu'une illusion. Le Christ n'a donc pas souffert pendant sa passion, il n'est pas mort et n'a pas eu à ressusciter. La Vierge Marie, de même. était un pur esprit aux apparences humaines. En S'évadant de la terre, royaume du Mal, l'âme se dépouille de son enveloppe impure pour rejoindre le royaume de l'esprit.
La religion cathare distingue deux Sortes de fidèles.
D'abord les croyants, qui conservent leurs habitudes extérieures. Puis les parfaits qui, passés par le rite de l'imposition des mains, le consolamentum (et pouvant dès lors le conférer), forment le noyau de cette contre-Église. Ayant rompu avec leur famille, les parfaits vivent en communauté. Leur morale étant établie sur la séparation de l'âme et du corps, ils observent la plus stricte continence. Se nourrissant le moins possible, ils suivent un régime végétarien, refusant tout produit animal (viande, lait, fromage, œufs). Cette épreuve du renoncement (endura), certains la poussent à l'extrême : selon certaines sources, des cas de mort par inanition sont attestés. En vertu de la même logique, les parfaits pratiquent l'abstinence sexuelle. La chair étant impure et la procréation criminelle (mettre un enfant au monde, c'est précipiter une nouvelle âme dans le royaume du Mal), ils se vouent à la chasteté. En conséquence, celui qui a reçu le consolamentum est voué au célibat ou doit quitter son conjoint. Certains parfaits, cependant, admettent les relations chamelles; condamnant seulement l'institution du mariage, ils en viennent à prôner la liberté sexuelle.
Plus qu'une hérésie, le catharisme constitue une remise en cause intégrale du christianisme. Récusant l'Église, la famille, la propriété et le serment d'homme à homme, les cathares nient les fondements de l'ordre féodal. Observant des rites initiatiques, obéissant à une hiérarchie secrète, ils présentent toutes les apparences d'une secte. Une secte qui contrevient ouvertement à la morale commune de l'époque.
Et cette secte se développe. À partir de 1160, le catharisme s'organise. Il ne possède pas de clergé, mais, à Toulouse, Albi et Carcassonne, certains parfaits remarqués pour leur zèle prennent la tête de « diocèses». En 1167, un concile cathare se tient à Saint-Félix-deLauragais, sous l'autorité d'un évêque hérétique venu de Constantinople. La noblesse locale est touchée. En 1205, la comtesse de Foix quitte son mari et devient parfaite. Dans le Mirepoix, trente-cinq vassaux du comte de Foix se convertissent au catharisme. Les artisans sont gagnés à leur tour: la corporation des tisserands du Languedoc se fait cathare. À Béziers, en 1209, 10 % de la population est touchée par l'hérésie.
Sources: Montségur et l'énigme des cathares de Jean Markale et Historiquement correcte de Jean Sévillia.
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