Dans son discours prononcé en 1985 à l’occasion du prix littéraire de Jérusalem, Milan Kundera s’exprime en ces termes à propos de la littérature et plus particulièrement du travail du romancier : « Non seulement le romancier n’est le porte-parole de personne, mais j’irais jusqu’à dire qu’il n’est même pas le porte-parole de ses propres idées.1 » Si Milan Kundera justifie que la littérature – expression artistique de la beauté libre et non adhérente, pour reprendre des termes kantiens, qui consiste à écrire des œuvres poétiques, théâtrales ou romanesques – ne doit être le porte-parole de personne, c’est parce qu’il observe à quel point la littérature française du xxe siècle et contemporaine s’est enfermée dans cette sorte d’engagement social, culturel, politique, idéologique. Lui-même en a été en partie victime lorsqu’au tout début de son exil en France en 1975, médias, intellectuels et artistes ont proposé, sous couvert d’humanisme, une lecture idéologique de son œuvre à partir de son exclusion du parti communiste tchèque. Il justifie à ce propos qu’il représente « le destin dangereusement attractif pour les médias d’un écrivain mis à l’index dans son pays d’origine ».
Il s’agit donc pour lui de prendre des distances avec la figure politiquement exploitée du dissident, c’est-à-dire la figure du dissident révolutionnaire et engagé à gauche dont Jean-Paul Sartre se faisait le porte-parole, notamment dans un article politique intitulé « Le socialisme qui venait du froid2 ». Kundera y voit l’illustration à la fois stéréotypée et d’autant plus conformiste qu’elle est érigée en symbole, institutionnalisée depuis la Révolution française, réactivée depuis Mai 68, de la figure du dissident contestataire, laquelle est interprétée non à partir du critère individuel, solitaire, anticonformiste et peu confortable de la révolte – dont l’esprit critique est la manifestation –, mais à partir du critère du révolutionnaire qui se bat au nom d’un peuple ou d’une collectivité. Or, tout art engagé est, selon ses propres termes, « un abêtissement général », « un conformisme de la pire espèce », ce qu’il nomme encore le kitsch. Il n’est plus de l’art et devient en quelque sorte lettre morte à plus d’un titre lorsqu’il perd en premier lieu ce qui fait sa nature et sa valeur propre, à savoir solitude, autonomie et liberté. Bien au contraire, dans ce vaste champ expérimental de la littérature, dans ce champ de tous les possibles qui, à bien des égards, précède l’existence, en ce sens qu’il révèle ce qui est en germe dans les sociétés, le romancier doit pouvoir faire ce qui lui plaît. Il peut ainsi laisser de côté les grandes valeurs morales ou grandes idées liées à son époque. Il laisse de côté toute intention préfabriquée qui caractérise en propre l’engagement idéologique contribuant à réduire la littérature à néant, c’est-à-dire à en faire une littérature de propagande, une littérature peu coutumière de l’imprévisible, de l’aventure et du voyage que représentent les méandres de l’écriture. Tombant dans les stéréotypes, elle se résume en fait à délivrer des messages sociaux, politiques, culturels.
Ce que n’est pas la littérature
Il nous faut par conséquent examiner pourquoi et en quoi cette littérature engagée est lettre morte, c’est-à-direnon pas inutile et sans valeurs d’application comme le suggère l’expression juridique originelle, mais dérisoire et finalement risible par le dogmatisme et la prétention au sérieux dont elle témoigne. Le drame de la littérature n’est-il pas justement d’être devenue utile ? N’est-il pas de la mettre au service de grandes idées ou valeurs ? Ce que fait Jean-Paul Sartre selon Milan Kundera, qui lui reproche de réduire le romancier à l’écrivain engagé. Dans Qu’est-ce que la littérature ?3, Sartre précise, notamment en distinguant et en mettant à part la poésie, que la prose se sert des mots et que la poésie sert les mots. Pourtant, comme tout art, la littérature ne devrait servir aucune autre fin qu’elle-même, si l’on s’en tient à l’esthétique kantienne. On peut par conséquent considérer qu’elle peut être lettre morte du point de vue du fond comme de la forme. Encore faut-il qu’elle ait un style car, pour reprendre les termes de Céline, si les « écrivaillons » ne manquent pas, en revanche des vrais écrivains, des poètes et romanciers de talent, voire de génie se font rares. Qui sont-ils qui pourraient redonner leurs lettres de noblesse à une littérature non plus morte mais vivante, une littérature non plus artificielle mais vraie ? Quelle est-elle ?
La littérature reste lettre morte lorsqu’elle devient discours et qu’elle tombe dans le piège du dire du dire. Elle sort du récit. Elle sort du réel, ne dit plus le monde ni ne l’invente. Tel est pourtant le propre du roman selon Philippe Muray qui « parle du monde. Et l’invente. Et le combat. Et s’en moque. Et le questionne. Et le montre. Et l’interprète. Et (aujourd’hui plus que jamais), interprète un monde toujours déjà surinterprété, détruit, arraisonné, recréé de toutes pièces4 ». En devenant notamment discours social, littérature écologique ou bien porte-parole des opprimés, victimes, discriminés, immigrés, femmes, homosexuels… elle rétrécit le champ expérimental du récit, délivre des messages convenus, uniformes, à consonance sociale et politique, qu’elle dissémine un peu partout. Les relais sont tout trouvés. D’une part, les maisons d’édition rentrent dans ce grand consensus « des romans attendus » pour faire marcher l’industrie littéraire, qui devient culture de masse et divertissement. Ainsi, Philippe Muray relève-t-il cette phrase d’une sommité éditoriale à propos des inquiétudes liées à la crise de l’édition : « Si l’édition va mal […], c’est qu’on publie encore trop de livres non attendus. Phrase curieuse, reniement exemplaire du métier d’éditeur (un grand livre n’est jamais attendu, il est aussi imprévisible que ce qu’il contient), proposition témoignant d’une confiance dans des études de marché ou dans les sondages (supposés déterminer ce que le public attend), comparables à celle des hommes politiques qui confondent les électeurs et leur représentation en pourcentages d’intentions de vote […]5 ». D’autre part, les médias amplifient son discours en mettant l’écrivain, son narcissisme et ses engagements sur les devants de la scène dont son œuvre doit témoigner. L’œuvre n’est donc plus à elle-même sa propre fin. Elle est prise entre deux étaux, narcissique et social. Elle sert deux maîtres à la fois : une écriture nombriliste rejoignant paradoxalement par certains côtés le discours social.
Le faux « récit » médiatique
Ce qui intéresse aujourd’hui la littérature est cette identification actuelle à la figure de la victime pour laquelle il faut chercher un coupable, un bouc-émissaire, qu’il soit un coupable familial (le père mais jamais la mère) ou un coupable social et culturel (l’homme blanc mais jamais celui de couleur)6. L’œuvre est ainsi au service d’une fin extérieure à elle-même qui la dénature, lui fait perdre sa valeur intrinsèque, celle d’une œuvre critique, autonome et libre de toute dépendance à l’égard d’une cause extérieure qui dès lors la justifierait. Elle devient secondaire et s’efface derrière l’écrivain narcissique et son discours social que flattent les mass média. À cet égard, il faut rappeler cet extrait du discours de Kundera à Jérusalem : « Le romancier est celui qui, selon Flaubert, veut disparaître derrière son œuvre. Disparaître derrière son œuvre, cela veut dire renoncer au rôle de personnalité publique. Ce n’est pas facile aujourd’hui, où tout ce qui est tant soit peu important doit passer par la scène insupportablement éclairée des mass media, qui, contrairement à l’intention de Flaubert, font disparaître l’œuvre derrière l’image de son auteur. Dans cette situation, à laquelle personne ne peut entièrement échapper, l’observation de Flaubert m’apparaît presque comme une mise en garde : en se prêtant au rôle de personnalité publique, le romancier met en danger son œuvre, qui risque d’être considérée comme un simple appendice de ses gestes, de ses déclarations, de ses prises de position.7 » On peut dire que de nos jours, ils se font rares les écrivains, poètes, romanciers et consorts qui ne font pas allégeance à quelque grande cause humaniste propre à notre époque, quand ce n’est pas à un style moderne convenu, quasiment journalistique. Il faut en effet observer l’engouement pour les faits d’actualité dont est censé s’inspirer le romancier, qui verse parfois dans un pseudo réalisme descriptif digne de l’écriture journalistique, laquelle est le plus souvent détournement du réel et reconstruction événementielle idéologiquement orientée, c’est-à-dire propagandiste : « La propagande quasi naturelle et spontanée de l’information passe elle aussi par le récit, par une certaine forme de roman qu’il conviendrait de dégager, dont il conviendrait de voir comment elle s’en sert, à propos de n’importe quel événement […] Les médias se sont admirablement organisés de façon à n’avoir pas besoin de roman puisque c’est eux qui le font.8 » La littérature devient donc lettre morte quand elle-même se confond dans le discours médiatique, qui finalement finit par la supplanter dans l’art du récit.
1. M. Kundera, « Le rire de Dieu, dans Discours pour le prix de littérature internationale à Jérusalem en 1985 », paru dans Le Nouvel Observateur, 10 mai 1985.
2. Préface écrite en 1969 pour le livre d’Antonin Liehm, Trois générations, sur le printemps de Prague et sa répression ; ce texte marque la rupture de J.-P. Sartre avec le socialisme soviétique, après l’avoir amplement défendu et encensé. Il sera publié dans Le Monde le 10 janvier 1970.
3. J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948.
4. P. Muray, Désaccord parfait, Paris, Gallimard, « coll. tel », 2000, p. 25.
5. Ibid., p. 35.
6. On se reportera à ce sujet au dernier livre de Pascal Bruckner, Un coupable presque parfait (Grasset, 2020), et au roman de Patrice Jean, L’homme surnuméraire (Éditions rue Fromentin, 2017), sur lequel on reviendra dans notre analyse. L’un, par l’argumentation, l’autre par l’art du roman, prennent du recul face aux idéologies dites progressistes et déconstructionnistes de notre civilisation gréco-romaine et judéo-chrétienne.
7. M. Kundera, « Discours de Jérusalem », ibid.
8. Ibid., p. 25.
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