Priorité des faits sur les idées
La conversion générale à la science incite, en tous domaines, à donner priorité aux faits sur les idées. La conséquence en est un découragement spéculatif et une priorité reconnue à l'analyse sur la synthèse. La notion de système doit donc subir une reformulation pour ne pas se discréditer. Turgot fournira les moyens lors de l'éloge de V. de Gournay, précurseur des physiocrates. Il existe un mauvais sens du mot système, "suppositions arbitraires par lesquelles on s'efforce d'expliquer tous les phénomènes, et qui, effectivement, les explique tous également, parce qu'ils n'en expliquent aucun" (4).
Il y oppose un sens plus favorable, où "un système signifie une opinion adoptée mûrement, appuyée sur des preuves et suivie de ses conséquences". De contemplative, la science se fait opérative et technique: elle doit servir les utilités de l'homme et regrouper, pour être effective, les énergies. Peu à peu, la civilisation traditionnelle incarnée par la pensée scolastique et l'autorité royale tournée vers la puissance et la gloire se disloque, le paradigme newtonien œuvrant pour transformer le milieu. Pendant des siècles, l'univers mental avait reposé sur la subordination de l'Eglise à Dieu, du fidèle à l'Eglise, du citoyen au service de l'Etat. A la fin du XVIIIième siècle, cette perspective se trouve inversée. Les révolutionnaires légitimeront en droit un ordre social qui s'installe au cours du siècle, et dont la dimension économique ne prend de relief que dans le contexte global d'une nouvelle morale, d'une autre spiritualité, d'une anthropologie différente.
La triade pré-révolutionnaire
L'attitude caractéristique des philosophes du XVIIIième siècle est de traiter tous les docteurs scolastiques de "casuistes" avec le plus profond mépris. R. de Roover (5) précise que la doctrine de l'usure, en particulier, est fortement attaquée par Turgot, Condillac, les physiocrates. En France, la loi qui légalisera les clauses contractuelles autorisant le versement d'intérêts ne verra le jour que le 12 octobre 1789: la Révolution marquait la fin d'un monde.
Les scolastiques ne diabolisaient pas le commerce, mais lui préféraient l'agriculture car la tentation de succomber à l'usure y était moindre. Les mercantilistes avaient adopté le point de vue inverse: le commerce est la plus noble des professions. Alors que l'économie scolastique s'affirmait universelle en ce qu'elle cherchait les lois assurant la justice, les mercantilistes ne disposèrent jamais d'une doctrine ou d'une méthode unifiées. En France, le terme de colbertisme résume correctement la politique économique inspirée par l'idée d'une plus grande responsabilité du pouvoir dans la gestion du pays. Pourtant, cette action fut fermement critiquée par Vauban (1646-1714) et surtout son cousin Boisguillebert (1646-1714) dont la réflexion fiscale et la conception de l'économie comme système annoncent les physiocrates et la nouvelle perception de l'Etat. Boisguillebert écrit du point de vue souverain tout en critiquant les idées mercantilistes. Il existe donc, en ce début du XVIIIième, une possibilité de réflexion économique sans référence ni à l'univers scolastique ni au libre-échange et qui s'infiltrera dans les mentalités jusqu'à la fin du siècle.
L'idée d'ordre naturel relie la pensée scolastique aux hommes de la Révolution. "De concept éthico-juridique, la loi naturelle devient progressivement concept analytique" (6).
L'essor de la science expérimentale et de l'intelligibilité analytique autorise les physiocrates à proposer un schéma conforme à la nature. En même temps, l'économie acquiert une autonomie que lui déniait les docteurs scolastiques: elle cesse d'être partie d'un ensemble plus vaste pour devenir, avec les mercantilistes, une collection de règles pratiques d'enrichissement. Les fondements de l'intervention sur les prix, les critiques fiscales, s'inspirent tout autant de l'héritage intellectuel scolastique que d'une volonté de servir l'Etat. Incarné par son souverain depuis que la pensée politique s'est émancipée du religieux, promouvant dans le mouvement un nouveau concept de pouvoir. Selon Louis Dumont (7), il en est résulté l'idée d'une consistance des activités productives et commerciales, de sorte que la formation des équilibres et des déséquilibres de quantités ne devait plus s'expliquer par la volonté d'en haut, divine ou étatique, ni par le hasard, mais par des mécanismes qu'il fallait observer et analyser. Il a fallu la réunion de deux conditions: la dissociation du politique et de l'économique et la transition d'une attitude normative à une attitude positive. Au XVIIIième siècle, l'individu a suffisamment droit de cité pour rendre possible la théorie économique, mais à condition de rester subsumé dans un ensemble. On décèle dans la pensée économique l'émancipation de l'individu "tandis que réapparaît, sous une forme souvent anodine et déguisée, le point de vue de la totalité sociale" (8).
Cosmopolitisme contre tradition scolastique
Ce tout réapparaît dans le débat sur la citoyenneté au cours duquel s'affrontent la version cosmopolite (des idées communes suffisent) et la tradition scolastique qui, à travers Thomas d'Aquin, perpétue l'univers latin: la religion est un patriotisme car elle n'appartient pas à la vertu théologale de la foi, mais à la vertu morale de la justice qui consiste à rendre à l'autre ce qui lui est dû. La religion est la justice si la dette ne peut être rendue, ce qui concerne les ancêtres et Dieu. Ainsi Thomas d'Aquin enseignait que le patriotisme est le culte des morts, c'est-à-dire une forme de la religion.
À suivre
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