«La Révolution fut provoquée par les abus d'une classe revenue de tout, même de ses privilèges, auxquels elle s'agrippait par automatisme, sans passion ni acharnement, car elle avait un faible ostensible pour les idées de ceux qui allaient l'anéantir. La complaisance pour l'adversaire est le signe distinctif de la débilité, c'est à dire de la tolérance, laquelle n'est en dernier ressort qu'une coquetterie d'agonisants».
Cioran, Ecartèlement, Gallimard, 1979, p. 30.
Tout découpage dans le déroulement continu du temps global peut paraître arbitraire, et plus arbitraire encore celui qui se désintéresse des dates "historiques". Le mouvement de la pensée nous offre l'ensemble du XVIIIième siècle pour comprendre la formation économique des révolutionnaires. La périodisation des faits ne peut s'appuyer sur le commencement de la Révolution, mais plutôt sur 1778, date à laquelle interviennent d'une part la guerre d'Amérique et les dépenses qu'elle occasionne, d'autre part la fermeture de certains marchés (surtout pour les vins), l'ouverture de la plupart des ports espagnols au commerce d'Amérique, ce qui vivifie l'activité économique de la péninsule ibérique. Tout cela contribue à expliquer la gêne économique française à la veille de 1789. De plus, les figures de proue disparaissent dans ce laps de temps: Rousseau (1712-1778), Voltaire (1694-1778), Diderot (1884). Après que la pièce eut été écrite, le spectacle pouvait commencer. On est aussi tenté de se référer à une trinité solide. Avant la Révolution, l'agriculture périclite: c'est une période de stagnation et de baisse des prix qui dure jusqu'en 1787. Le marasme unit les difficultés des rentiers et des entrepreneurs, des bourgeois et des petits propriétaires, aux misères de la masse (1). Ensuite, la Révolution qui perturbe les conditions générales de l'activité économique. Enfin, les lendemains qui chantent ou déchantent: ruine du grand commerce, stagnation du secteur agricole et... première phase de la révolution industrielle. La Révolution crée aussi un lien entre ceux qui ont traversé la même tourmente et rapproche la pensée d'hommes assez différents. La distance semble très grande entre les scolastiques, les mercantilistes, la "secte" physiocratique. Or, ce triple sceau marquera les consensus et dissensus économiques des révolutionnaires.
Le modèle newtonien
La Révolution, au sens le plus large, est d'abord dans l'esprit: elle est dans l'intelligibilité du monde à partir du modèle Newtonien et dans la méthode d'analyse des faits socio-économiques. Elle est aussi l'irruption et l'éruption de forces souterraines obscurément en travail, rassemblées dans la formule du "double corps" de l'Etat. Enfin, de près comme de loin, car c'est la même chose, le bilan matériel s'inscrira tout en nuance. Comme Fabrice del Dongo, nous n'y verrons ni victoire, ni défaite, mais, contrairement à lui, des laissés pour compte et des profiteurs.
I. Les principes de la pensée économique
Au milieu du XVIIIième siècle a été atteint un seuil critique: des idées qui flottaient dans l'espace mental atterrissent et s'imposent. La pensée théorique s'incarne de plus en plus dans la réalité concrète des hommes. L'originalité du siècle tient à cette tentative de faire déboucher la réflexion dans l'action, sous la direction de monarques "éclairés" par la lumière philosophique. Louis XVI en était lorsqu'il confia le pouvoir à Turgot, imbibé d'encyclopédie et de physiocratie. Les essais de réforme se heurtent aux privilégiés qui évoluent cependant au sein du même univers mental, le paradigme newtonien: les divergences ne s'étaleront qu'au moment d'articuler contenu politique et fonctionnement économique.
L'Europe des Lumières rassemble sans distinction de frontières un grand nombre d'esprits autour d'idées communes: l'invocation de Newton. G. Gusdorf insiste sur l'absence de Descartes qui ne compte que "quelques défenseurs au XVIIIième siècle, le plus souvent en dehors de monde scientifique" (2). Le développement du savoir privilégie la physique et la biologie car les mathématiques sont en retrait pour deux raisons: elles ne paraissent pas ouvrir la voie à la connaissance expérimentale et détournent des recherches sur l'origine de nos idées, traitées comme des évidences intrinsèques. Sur ce socle physico-biologique germera une nouvelle approche de la société, accordant à l'économie un grand rôle. Les intérêts sont rehaussés au niveau des passions et, ensemble, préoccupent le siècle, puis partagent les révolutionnaires selon une ligne inspirée de Quesnay d'un côté et de Rousseau et Necker d'autre part.
Consensus newtonien
La science newtonienne a été diffusée en France par Voltaire. L'Anglais John Locke, dont l'œuvre a si fortement influencé les révolutionnaires, était un ami de Newton. L'Ecossais David Hume, en 1739, dans son Traité de la nature humaine, affirmait que la science de l'homme serait une science au sens newtonien du terme. Or, Hume a eu un ascendant sur Condillac, Adam Smith, les "Idéologues" (ceux-ci traduiront l'œuvre d'Adam Smith excellemment résumée par Condorcet) (3). James Bentham (1748-1832) se proposait de devenir le Newton du monde moral. Tout ce petit monde, essentiel pour comprendre la formation intellectuelle des révolutionnaires, est donc newtonien. Il semble que ce dernier ait ouvert la voie au progrès de la connaissance en dégageant la physique de la simple imagination. Surtout, il a affirmé l'existence d'un monde composé de matière et de mouvement. Par l'attraction, une intelligibilité unique embrasse l'ensemble de réel. L'autorité de cette synthèse lui vaudra d'être utilisée à tout propos. Bon nombre d'auteurs en retiennent la distinction entre causes et lois, et la possibilité d'une expression mathématique sans fondements métaphysico-théologiques. Newton rend possible la recherche de formes d'intelligibilité hors de la transcendance et permet de fonder les sciences de l'homme sur le modèle de la science des choses. De manière très générale, la compréhension doit passer par les stades successifs de l'observation, de l'expérimentation, et de la théorie mathématique. La science expérimentale trouve ici droit de cité, jusqu'à devenir un véritable phénomène d'époque et à servir d'amusement à la veille de la Révolution. Le désir d'enseigner la physique expérimentale une fois les jésuites expulsés (1762), sera décisif dans la création des écoles techniques, où se formera une élite de la compétence, qui trouvera dans la Révolution un moyen d'exprimer ses capacités. Saint-Simon, prophète de l'aristocratie scientifique, fut un grand admirateur de Newton. En cette seconde partie du XVIIIième siècle, la cause est entendue: les règles de la vraie méthode ont été formulées une fois pour toutes. La question est alors de savoir s'il faut interpréter cette certitude au seul niveau de la connaissance du monde ou si elle s'étend à la réalité elle-même. Y-a-t-il dualité ou unité des causes physiques et des causes morales? Si Turgot admet la dualité, c'est parce que le domaine humain est soumis au progrès. Mais les physiocrates cherchent à déduire toute l'organisation économique et sociale d'un principe unique et A. Smith étudie et enseigne la "philosophie morale", véritable science des mœurs conçue sur le modèle de celle de la nature. Il n'est pas jusqu'à la franc-maçonnerie qui, pour se donner l'illusion de penser, publie sous la plume de son réformateur le plus illustre, Désaguliers (1683-1742), un dithyrambe newtonien en 1728. La philosophie de la nature (qui désigne alors la science) s'infiltrera aussi dans le rêve d'une "philosophie" de l'histoire, connaissance susceptible de permettre aux hommes la maîtrise de leur destinée. Les têtes pensantes de la Révolution en étaient imbibées.
Priorité des faits sur les idées
La conversion générale à la science incite, en tous domaines, à donner priorité aux faits sur les idées. La conséquence en est un découragement spéculatif et une priorité reconnue à l'analyse sur la synthèse. La notion de système doit donc subir une reformulation pour ne pas se discréditer. Turgot fournira les moyens lors de l'éloge de V. de Gournay, précurseur des physiocrates. Il existe un mauvais sens du mot système, "suppositions arbitraires par lesquelles on s'efforce d'expliquer tous les phénomènes, et qui, effectivement, les explique tous également, parce qu'ils n'en expliquent aucun" (4). Il y oppose un sens plus favorable, où "un système signifie une opinion adoptée mûrement, appuyée sur des preuves et suivie de ses conséquences". De contemplative, la science se fait opérative et technique: elle doit servir les utilités de l'homme et regrouper, pour être effective, les énergies. Peu à peu, la civilisation traditionnelle incarnée par la pensée scolastique et l'autorité royale tournée vers la puissance et la gloire se disloque, le paradigme newtonien œuvrant pour transformer le milieu. Pendant des siècles, l'univers mental avait reposé sur la subordination de l'Eglise à Dieu, du fidèle à l'Eglise, du citoyen au service de l'Etat. A la fin du XVIIIième siècle, cette perspective se trouve inversée. Les révolutionnaires légitimeront en droit un ordre social qui s'installe au cours du siècle, et dont la dimension économique ne prend de relief que dans le contexte global d'une nouvelle morale, d'une autre spiritualité, d'une anthropologie différente.
À suivre
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