samedi 5 décembre 2020

Et si l'origine d'Homo sapiens était multirégionale 2/4

   


Les travaux de l'Institut Max Planck réalisés à partir de 2009 sous la direction de Svante Pääbo ont en effet montré que près de 4 % des polymorphismes nucléotidiques de l'ADN est commun aux Néandertaliens et aux Homo sapiens eurasiatiques, alors qu'on ne retrouve aucune trace de Néandertal dans l'ADN des Africains. Le croisement a pu survenir il y a 55000 ans au Proche-Orient, mais il s'est probablement répété plus tard en Eurasie, particulièrement pour ce qui concerne les populations asiatiques, qui semblent avoir 15 à 30 % de plus d'ADN néandertalien que les Européens(3). En 2013, on a découvert dans le génome des Européens un gène lié à l'immunité qui semble être issu du génome de l'homme de Néandertal, ce qui renforce l'hypothèse d'une hybridation entre les deux lignées. En 2014, l'étude du génome d'un Homo sapiens vieux de 37000 ans découvert en Russie, à Kostenski, l'a également confirmé. Mais en fait, selon une étude parue en janvier 2014 dans la revue Science, si l'on met bout à bout tous les morceaux d'ADN néandertalien éparpillés dans le génome des hommes d'origine européenne ou asiatique, ce serait au total 20 % de l'ADN de Néandertal qui subsisterait globalement dans les populations modernes. Certaines mutations génétiques connues pour être associées à des caractères spécifiques chez l’Homo sapiens, comme le diabète ou la maladie de Crohn, pourraient aussi trouver leur origine chez l'homme de Néandertal.

[Une pluralité d'espèces humaines]

L'homme de Denisova, vieux de 48000 à 30000 ans, qui a été identifié en mars 2010 à partir d'un auriculaire découvert dans une grotte de la région de l'Altaï, en Sibérie, représente une espèce humaine dont on ignorait tout il y a seulement dix ans, qui vivait au Pléistocène en Asie du Nord et du Nord-Est et qui partagerait avec les Néandertaliens un ancêtre commun. Or, ses traces ont également été retrouvées dans l'ADN des populations eurasiatiques actuelles. Les Denisoviens ont contribué pour environ 6 % au patrimoine génétique des habitants actuels de la Mélanésie, de Papouasie-Nouvelle-Guinée, des îles du Pacifique et des Australiens. Ils sont aussi présents dans l'ADN des Tibétains et des Chinois (à hauteur de 0,2 % de leur ADN).

Le séquençage de l'ADN d'un Néandertalien vieux de 50000 ans découvert lui aussi à Denisova montre qu'il s'est croisé à la fois avec l'homme de Denisova et l'homme moderne, mais peut-être aussi avec Homo erectus. Au total, ce sont quatre espèces humaines différentes qui se seraient ainsi mélangées.

Que les Néandertaliens et les Denisoviens aient contribué au génome des populations humaines modernes non africaines va tout à fait à l’encontre de l'un des postulats fondateurs de la théorie « Out of Africa », même si cette contribution est restée modeste. Cela montre que l'homme moderne n'est pas seulement « d'origine africaine ». Cela signifie aussi, disons-le en passant, que la notion d'espèce mérite d'être redéfinie, puisqu'en théorie les espèces ne sont pas interfécondes. Or, les hommes modernes et les Néandertaliens appartiennent bien à des espèces humaines différentes, comme en témoigne le fait qu'on peut au premier coup d'oeil distinguer entre leurs squelettes. À cela s'ajoutent des problèmes de datation qui conduisent, eux aussi, à remettre en cause le schéma des origines de l'homme proposé par la théorie « Out of Africa ». Selon la théorie « classique », l’Homo erectus, originaire d'Afrique, ne serait apparu en Europe qu'il y a tout au plus 300000 ans. Il y a encore vingt ans, les plus anciens fossiles de Néandertaliens ne remontaient pas au-delà de 250000 ans (sites de Krapina en Croatie, de Saccopastore en Italie, sites français de Vouthon, Montmaurin et Biache-Saint-Vaast, etc.). Depuis lors, l'homme de Néandertal, longtemps considéré comme une « brute primitive », a fait l'objet d'une très positive réévaluation. On sait maintenant qu'il utilisait des outils élaborés, qu'il enterrait ses morts, faisait usage de certaines plantes médicinales, connaissait l'art de la parure (bijoux, coiffure, tatouage), traçait des dessins sur les parois des grottes, connaissait le symbolisme, utilisait une forme de langage (il possédait le gène FOXP-2), etc. En France, la culture du Châtelperronien est généralement attribuée aux derniers Néandertaliens (38 000 à 32 000 av. notre ère). Mais on s'est aussi aperçu que l'homme de Néandertal avait une histoire beaucoup plus longue qu'on ne le pensait. La découverte en Espagne, au Sima de los Huesos (le « trou aux os ») d'Atapuerca, près de Burgos, de l’Homo antecessor qui vivait entre 1,2 et 1,1 million d'années, a déjà révélé l'existence de celui que l'on considère comme le dernier ancêtre commun aux Néandertaliens et aux hommes modernes.

[Antériorité des Néandertaliens]

Toujours à Atapuerca, le séquençage de l'ADN d'hominidés vieux de plus de 500000 ans retrouvés à partir du début des années 1990 a d'abord conduit à s'interroger sur leur éventuelle parenté avec les Denisoviens. Mais en 2014, de nouvelles recherches ont permis d'y voir une forme primitive de Néandertaliens. Si tel est bien le cas, cela signifie que la lignée humaine qui a abouti à l'homme de Néandertal s'est séparée des autres hominidés archaïques beaucoup plus tôt qu'on ne le pensait, et que les ancêtres de l'homme moderne se sont différenciés encore plus tôt, peut-être entre 765000 et 550000 ans av. notre ère, de la population dont sont sortis les Néandertaliens et les Denisoviens. Les Néandertaliens seraient donc au moins deux fois plus anciens qu'on ne le pensait. Et comme on n'a jamais trouvé de Néandertaliens sur le continent africain, il faut admettre qu'ils se trouvaient déjà en Europe bien avant la vague migratoire qui est supposée avoir fait sortir l'Homo erectus d'Afrique. Quant aux hommes modernes, ils seraient apparus en Europe 100 000 à 400 000 ans plus tôt qu'on ne le pensait !

L'homme de Petralona, un hominidé fossile découvert en i960 à Chalkidiki, dans le nord de la Grèce, avait déjà fait l'objet dans le passé de violenta polémiques, car il semblait remonter à plus de 700000 ans, ce qui en faisait l'un des tout premiers hominidés européens, tandis que pour certains chercheurs il n'était vieux que de 240000 ans. Or, la datation la plus ancienne a été confirmée en 1971. L'homme de Petralona est aujourd'hui considéré comme un hominidé archaïque, représentant de l’Homo heidelbergensis, c'est-à-dire un pré-Néandertalien.

Une équipe de l'Institut Max Planck a par ailleurs publié en octobre 2014 les résultats du séquençage du génome d'un fémur découvert près d'Ust'-Ichim, en Sibérie occidentale. Il s'agit d'un Homo sapiens sapiens vieux de 46000 ans, ce qui en fait le plus ancien représentant de notre espèce jamais découvert hors d'Afrique et du Proche-Orient. Or, son génome est plus proche de celui des non-Africains que de celui des Africains, et il est également plus proche du génome des Européens que de celui des Asiatiques.

Après les os, les dents ! En 2007, on a découvert dans une grotte du sud de la Chine, à Zhirendong, une mandibule d'homme moderne et deux dents fossiles vieilles d'au moins 100 000 ans, alors que jusque-là les plus vieux restes d'Homo sapiens découverts en Asie n'avaient que 50000 ans. En 2015, 47 dents humaines tout à fait modernes (certaines portaient des traces de caries), vieilles de 80 000 à 120 000 ans, ont aussi été retrouvées dans une grotte de Fuyan, dans la province du Yunnan, au sud de la Chine. Enfin, plusieurs dents humaines ont été mises au jour dans la grotte Lunadong de la région autonome de Guangxi Zhuang, certaines vieilles de 126000 ans. Or, l'une d'elles au moins a sans aucun doute appartenu à un Homo sapiens(4). En 2009, on avait déjà retrouvé, dans la grotte laotienne de Tamp Pa Ling, une calotte crânienne d'Homo sapiens âgée de 63 000 ans. Toutes ces trouvailles montrent que l'homme moderne était présent dans cette partie du monde beaucoup plus tôt qu'on ne le pensait, ce qui contredit à angle droit toute la chronologie de la théorie « Out of Africa ».

Sur le plan de la génétique, une étude sur le chromosome Y et la répartition de quelque 7556 variations dans les haplogroupes publiée en 2012 par Anatole A. Klyosov et Igor L. Rozhansky(5) montre que certains « snips » (Single Nucleotide Polymorphisms, qui correspondent à un changement de base en un point précis de l'ADN) présents dans les haplogroupes africain (M91, P97, M31, P82, M23, M114, P262, M32, M59, P289, P291, P102, M13, M171, M118, M60, M181, P90) ne se retrouvent pas dans les populations européennes, ce qui donne à penser que l'ancêtre commun de ces dernières, « n'a pas nécessairement vécu en Afrique ».

[« Out of Africa », une théorie « out »]

Compte tenu de toutes ces découvertes, beaucoup de chercheurs renoncent maintenant à l'idée d'une sortie unique d'Afrique qui se serait produite dans un seul sens (du Sud vers le Nord) et envisagent plutôt des sorties multiples, ayant commencé plus tôt qu'on ne le pensait et s'étant accompagnées de nombreux va-et-vient, ce qui signifie qu'après leur sortie d'Afrique, certaines populations y seraient revenues. C'est la théorie de l'évolution réticulée, qui abandonne l'idée d'un peuplement unique ayant rayonné à partir d'un centre commun.

Les chercheurs ont ainsi pu mettre en évidence un flux de gènes entre l'Eurasie et l'Afrique orientale survenu entre 10500 et 7500 ans av. notre ère, qui marquerait en quelque sorte le « retour en Afrique » de gènes qui en étaient sortis plusieurs dizaines de milliers d'années plus tôt. Après leur dispersion en Afrique, ces gènes d'origine eurasiatique auraient ensuite été soumis à une forte sélection qui a encore accru leur diversité. En masquant dans les données les gènes d'origine asiatique, on a pu constater que la diversité génétique africaine s'en trouve fortement diminuée, ce qui montre que les gènes eurasiatiques y ont fortement contribué, nourrissant ainsi l'illusion d'une plus grande diversité génétique originelle des populations africaines.

Le séquençage, rapporté dans Science en octobre 2015, du génome complet d'un Éthiopien vieux de 4500 ans retrouvé dans la grotte de Mota, dans l'ouest du pays, montre que les Africains vivant aujourd'hui tiennent jusqu'à 7 % de leur hérédité d'ancêtres ayant pratiqué l'agriculture au Proche-Orient. Indirectement, cette étude confirme aussi une autre vaste migration vers l'Afrique intervenue il y a environ 3 000 ans, depuis le Croissant fertile et la Mésopotamie, qui s'est faite sentir jusqu'en Afrique australe et qui a même touché les Yoruba vivant à l'ouest du fleuve Niger, ainsi que les pygmées Mbuti, pourtant considérés comme des populations de référence, c'est-à-dire peu métissées.

Reculer la date de la « sortie d'Afrique » et envisager des vagues d'émigration multiples est donc la solution adoptée aujourd'hui par beaucoup. Dans une étude récente, publiée en avril 2014, Hugo Reyes-Centeno, après avoir testé diverses hypothèses en s'appuyant à la fois sur des données génétiques et craniométriques, pense ainsi que l'homme moderne a commencé à sortir d'Afrique par une route « méridionale » il y a environ 130000 ans, soit à la fin du Pléistocène moyen. Homo sapiens aurait alors atteint d'abord l'Asie du Sud-Est et l'Australie, le reste de l'Asie ayant été peuplée par une vague ultérieure. La découverte en 2011 d'outils de pierre taillée vieux de 125 000 ans sur le site de Jebel Faya, dans les Émirats arabes unis, semble corroborer cette hypothèse.

Cela dit, reculer la date de la « sortie d'Afrique » pour la faire coïncider avec les découvertes faites récemment en Europe et surtout en Asie ne permet pas de résoudre tous les problèmes. Cela rend encore moins compréhensible l'apparition relativement tardive de l’Homo sapiens en Europe comment expliquer que les hommes modernes africains auraient atteint l'Asie orientale il y a 126 000 ans, mais qu'il leur aurait fallu encore 80 000 ans pour arriver en Europe ?

À suivre

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