samedi 5 décembre 2020

Et si l'origine d'Homo sapiens était multirégionale 3/3

   


[La chronologie chamboulée]


Mais qu'en est-il de l'origine des hominidés qui ont précédé l'Homo sapiens ? Jusqu'ici nul ne remettait en cause leur origine africaine, puisque c'est en Afrique que leurs restes les plus anciens ont été retrouvés. Or, il y a aussi du nouveau sur ce point.

Selon la théorie « Out of Africa », les premières populations du type Homo erectus seraient sorties d'Afrique orientale en empruntant divers itinéraires (péninsule du Sinaï, couloir du Levant, détroit de Bab-al-Mandeb, Bosphore) il y a environ 1,5 million d'années, leur présence étant avérées en Europe il y a 1,2 million d'années. Une deuxième vague se serait produite au Pléistocène il y a entre 1 million et 500 000 ans, passant peut-être par le détroit de Gibraltar.

Cette chronologie apparaît désormais douteuse. À Dmanissi, en Géorgie, on a ainsi découvert à partir de 1991 les restes de l’Homo georgicus, qui présente des traits évoquant à la fois Homo habilis et Homo erectus et qui a été daté de 1,8 million d'années. Dans l'île de Java, l'enfant de Mojokerto a vécu lui aussi il y a 1,8 million d'années. À Atapuerca, comme on l'a vu, on a retrouvé en 2008 les restes d'une espèce datant de 1,2 million d'années. En Chine, des traces du genre Homo vieilles de 1,6 à 1,8 million d'années ont été découvertes dans le bassin de Nihewan, dans le Nord-Est du pays. En France, à Lézignan-la-Cèbe, on a trouvé des outils de pierre dans une couche archéologique datant de 1,2 million d'années. Pour concilier ces découvertes avec la théorie « Out of Africa », il faudrait faire reculer les premières migrations hors d'Afrique à au moins 2 millions d'années.

On a longtemps cru par ailleurs que l'Homo erectus ne s'était jamais aventuré au-delà de la « ligne Wallace », c'est-à-dire qu'il n'avait jamais dépassé Java pour aller jusqu'en Australie et en Nouvelle-Guinée. La découverte en 2003 d'une espèce humaine jusque-là inconnue dans la grotte Liang Bua de l'île de Florès, à 500 km à l'est de l'île de Java, a fait s'écrouler cette conviction. L'Homoflorensiesis, considéré comme une forme naine de l’Homo erectus (bien que par certains traits il soit plus proche de l'Homo habilis que de l’Homo erectus), pourrait s'être installé à Florès il y a près de deux millions d'années. Il y aurait été progressivement victime de « nanisme insulaire » (d'où son surnom de « Hobbit ») et n'aurait disparu qu'il y a environ 17 000 ans, sans doute à la suite d'une massive explosion volcanique. En 2009, des outils de pierre semblables à ceux utilisés par l'homme de Florès, vieux de 118000 ans, ont été retrouvés sur quatre sites différents de l'île indonésienne de Sulawesi. La population qui les utilisait, dont on n'a pas retrouvé la trace, venait sans doute d'Australie.

Les restes (un fémur partiel) d'une espèce archaïque du genre Homo, qui aurait survécu jusque vers 14000 ans, ont été découverts en 1989 dans la grotte de Maludong, dans le Yunnan, au sud-ouest de la Chine. Ses représentants ressemblaient à la fois à l'Homo erectus et à l’Homo habilis, mais constituaient une espèce différente. Or, on considère habituellement que les humains prémodernes en Eurasie, qu'il s'agisse des Néandertaliens ou des Denisoviens, ont disparu peu après l'arrivée sur le continent des premiers Homo sapiens. Voilà qui complique encore le tableau.

En 2008, une mâchoire fossile vieille de 10 000 à 190 000 ans, repêchée au large des îles taïwanaises de Penghu, entre Taïwan et la Chine, a été attribuée à une espèce humaine inconnue qui pourrait elle aussi avoir une origine différente de celle de l'Homo erectus.

[L'Europe, berceau des premiers hominidés ?]

Tout récemment enfin, des ossements de bovins portant d'indiscutables traces de boucherie (découpe des tendons et brisure de l'os pour en consommer la moelle) ont été retrouvés à Masol, au pied de l'Himalaya, par Anne Dambricourt-Malassé, directrice de la Mission archéologique française en Inde, et sa collègue Claire Gaillard, spécialiste des outils lithiques indiens. Or, ces ossements sont vieux de 2,6 millions d'années, alors que les premiers représentants du genre humain sont censés avoir quitté l'Afrique il y a seulement 1,5 million d'années ! Faut-il, là encore, reculer dans le temps la sortie d'Afrique des premiers hominidés ou admettre l'existence d'un second foyer d'hominisation en Asie à partir de l'une des cinq espèces de grands singes ayant vécu dans la région himalayenne il y a 7 à 8 millions d'années, dont les restes fossiles ont été découverts à 80 km de Masol ? Anne Dambricourt-Malassé n'écarte pas l'hypothèse d'une évolution in situ.

Autre fait troublant : alors que les premiers primates africains sont apparus il y a 25 millions d'années, un lointain ancêtre commun aux hommes et aux singes plus vieux que tous ceux que l'on connaissait jusqu'alors, Ganlea megacanica, qui vivait il y a quelque 38 millions d'années, a été découvert en 2008 en Birmanie, près de Bagan, par une équipe internationale comprenant deux Français, Laurent Marivaux et Jean-Jacques Jaeger. Cette découverte confirme que l'hominisation a très bien s'effectuer ailleurs qu'en Afrique.

Dans un livre publié voici quelques mois, The Real Planet of the Apes, le paléo-anthropologue David R. Begun, de l'Université de Toronto, affirme quant à lui que les premiers hominidés ne sont pas apparus en Afrique, mais en Europe, et qu'ils ont pour ancêtre le Dryopithèque (Dryopithecus), genre aujourd'hui éteint de primates ayant vécu au Miocène supérieur, entre 15 et 8 millions d'années av. notre ère, dont les restes ont été découverts à partir de 1856 à Saint-Gaudens (Haute-Garonne). Les premiers hominidés, estime Begun, seraient apparus en Europe il y a 12,5 millions d'années. Des grands singes européens comme le Rudapithèque de Hongrie et l'Ouranopithèque de Grèce seraient eux aussi des descendants du Dryopithèque.

On le voit, les choses bougent beaucoup - et n'ont évidemment pas fini de bouger. Ce qui est sûr, c'est que l'hominisation ne s'est pas effectuée de façon linéaire et qu'il y a vraisemblablement eu plus d'un « berceau de l'humanité ». Quant à la théorie « Out of Africa », il devient urgent de la réviser de fond en comble, sinon de l'abandonner.

1). On pense généralement que l’Homo habilis est un descendant de l’Australopithecus afarensis et qu'il a donné naissance il y a 1,8 million d'années à l’Homo erectus. Mais l’Australopithecus sediba, découvert en Afrique du Sud, à Malapa, qui vivait il y a près de deux millions d'années, est à bien des égards plus « moderne » que l’Australopithecus africanus, ce qui nourrit un doute sur la filiation des uns et des autres. Plus qu'une succession linéaire, il faut imaginer la coexistence de plusieurs espèces.

2). Science et avenir, juin 2011

3). On a découvert en 2002 dans une grotte de Roumanie, à Pestera eu Oase, la mandibule d'un homme moderne vieux de 40000 ans dont l'ADN contenait entre 5 et 11 % de gènes néandertaliens remontant à seulement quatre ou cinq générations.

4). En 2007 un article retentissant publié dans le Scientific American « Is the Out of Africa Theory Out ? ») avait attiré l'attention sur une étude parue dans les Proceedings of the National Academy of Sciences portant sur quelque 5000 dents humaines analysées par Maria Martinón-Torres. Les résultats montraient que les dents africaines et les dents eurasiatiques diffèrent fortement depuis le Pléistocène et que l'influence des migrations de l'Asie vers l'Europe a été plus grande que celle des migrations venues d'Afrique.

5). « Rexamining the "Out of Africa" Theory and the Origin of Europeoids (Caucasoids) in Light of DNA Genealogy », in Advances in Anthropology, 2012, pp. 80-86.

6). David R. Begun, The Real Planet of the Apes. A New Story of Human Origins, Princeton University Press, Princeton 2015.

Bastien O’danieli éléments N°159 mars-avril 2016

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