La théorie « Out of Africa » en débat
Toutes les formes vivantes étant apparentées, tous les hommes le sont également pourvu que l'on remonte suffisamment haut dans l'histoire des espèces pour découvrir leurs ancêtres communs. Mais cette histoire, comment s'est-elle déroulée ? Concernant les origines de l'homme moderne (comprendre : anatomiquement moderne), la théorie dominante est actuellement la thèse monocentriste de l'« origine africaine récente » (RAO), dite aussi théorie « Out of Africa ».
Selon cette théorie, l'Homo sapiens archaïque n'est apparu qu'une seule fois, en Afrique, et à une date relativement récente, il y a environ 200000 ans, peut-être à partir de l’Homo rhodesiensis. Il a ensuite quitté le continent africain il y a entre 70000 et 50000 ans (les estimations varient) pour remplacer,
en Europe et en Asie, des populations antérieures du type Homo erectus (d'où dérive par exemple l'homme de Néandertal), populations qui l'avaient précédé dans la même voie et auxquelles il s'est substitué sans jamais se mélanger avec elles. Dans cette optique, les différences que l'on observe aujourd'hui entre les populations humaines sont un phénomène lui aussi récent, essentiellement dû à la dérive génétique.
Restée longtemps objet de spéculations, cette théorie correspond à ce que pensait Darwin qui, dans La filiation de l'homme et la sélection liée au sexe, écrivait : « Il est probable que l'Afrique était autrefois habitée par des singes disparus étroitement apparentés au gorille et au chimpanzé et, ces deux espèces étant maintenant les plus proches parents de l'homme, il est en un sens plus probable que nos lointains parents aient vécu sur le continent africain qu'ailleurs ».
Dans un premier temps, elle s'est surtout appuyée sur le fait que c'est sur le continent africain qu'ont été découverts les plus anciens hominidés connus à ce jour, héritiers d'une lignée ayant donné naissance d'un côté à l'homme et de l'autre aux grands singes (gorilles et chimpanzés) : Tournai (7 millions d'années), Orrorin (6 millions d'années), Ardipithecus Ramidus (4,4 millions d'années), Australopithecus anamensis (4,1 millions d'années), Australopithecus afarensis dit aussi Lucy (3,9 à 2,8 millions d'années), Australopithecus sediba (1,9 million d'années). On peut encore y ajouter l’Australopithecus deyiremeda, vieux de 3,4 millions d'années, retrouvé en 2011 dans la région de l'Afar, en Ethiopie, et le Kenyanthropus platyops, vieux de 3,4 millions d'années lui aussi, retrouvé dix ans plus tôt sur le site de Lomewki, toujours en Ethiopie.
Rappelons aussi la découverte en 1995 au Tchad, soit à 2 500 km du fossé du Rift, par l'équipe du Français Michel Brunet, de la mâchoire d'Abel (Australopithecus bahrelghazali), un australopithèque à la fois bipède et arboricole, qui a remis en cause la théorie de l'« East Side Story », selon laquelle le passage à la bipédie et au développement du cerveau s'expliquait par les conditions climatiques spécifiques à l'Afrique orientale.
Les premiers représentants du genre Homo seraient apparus il y a 2,8 millions d'années et auraient commencé à se répandre dans le monde il y a environ 1,5 million d'années sous la forme de l’Homo erectus(1) Ils auraient donné naissance en Europe à l'homme de Néandertal, et en Asie à l'homme de Pékin et à l'homme de Java.
[L'introuvable Eve africaine]
Mais, plus encore que sur l'anthropologie physique des spécimens archaïques, la théorie « Out of Africa » s'appuie surtout sur la génétique, et plus spécialement sur l'étude de l'ADN mitochondrial (transmis par les femmes). Le constat de base est que plus les populations sont éloignées géographiquement de l'Afrique et plus la diversité génétique et la variété phénotypique diminuent, ce qui donne à penser que c'est en Afrique que s'est accumulé l'essentiel de la diversité génétique humaine. Dans la version canonique de cette théorie, les 6,7 milliards d'hommes vivant aujourd'hui sur Terre auraient hérité de l'ADN mitochondrial d'une femme ayant vécu en Afrique il y a environ 200000 ans. C'est la thèse de l'« Eve mitochondriale africaine », exposée pour la première fois par Alan C. Wilson, Mark Stoneking et Rebecca L. Cann dans un article retentissant publié en 1987.
Pour expliquer les migrations de l’Homo sapiens hors d'Afrique, différents modèles et différents itinéraires ont été proposés : il y a environ 70000 ans des porteurs de l'haplogroupe mitochondrial L3 auraient d'abord migré d'Afrique orientale vers le Proche-Orient, les porteurs de l'haplogroupe M (absent chez les populations européennes) auraient ensuite gagné la Perse, puis l'Inde, après avoir traversé la mer Rouge, les porteurs de l'haplogroupe N auraient suivi le Nil pour passer en Europe et en Asie. Il y a 50 000 ans, ces populations auraient commencé à se répandre un peu partout. CroMagnon serait arrivé en Europe il y a 45 000 ans, la Chine et l'Australie auraient été peuplées il y a 40 000 ans, la Corée et le Japon auraient été atteints il y a 30 000 ans, etc.
Les plus anciens fossiles d'hommes anatomiquement modernes, retrouvés en Ethiopie, sont estimés à -195 000 ans (Omo 1) et à -160000 ans (Herto 1, il s'agit de l’Homo sapiens idaltu découvert dans la moyenne vallée de l'Awash). Hors d'Afrique, on en trouve âgés de 97 000 et 80 000 ans en Israël (Skhul et Qafzeh), de 50000 ans en Chine, de 45 000 ans en Europe. Les premiers Homo sapiens ayant vécu hors d'Afrique ne seraient donc pas antérieurs à 90 000 ans, et pas antérieurs à 45 000 ans en Europe, soit la période du paléolithique supérieur correspondant à l'Aurignacien.
[Vers de multi-foyers d'hominisation]
Paléo-anthropologue américain, Milford H. Wolpoff est aujourd'hui l'un des plus éminents représentants du modèle multirégional de l'évolution humaine qui remet en question la théorie de l'origine africaine de l'homme.
Face à cette thèse « Out of Africa », on trouve une hypothèse concurrente, celle de l'origine multiregionale, dite aussi de continuité avec hybridation (Multiregional Continuity Model), défendue dans le passé par l'anatomiste allemand Franz Weidenreich et représentée aujourd'hui par l'Américain Milford Wolpoff et le Chinois Wu Xinzhi. Elle postule que le passage de l’Homo erectus à l'Homo sapiens s'est produit dans la plupart des régions du monde, et non pas seulement en Afrique, un vaste métissage ayant ensuite mélangé les Sapiens venus d'Afrique et ceux apparus sur place. Cette théorie, il faut le souligner, postule l'existence de foyers d'hominisation indépendants, mais non totalement séparés. Les partisans de l'hypothèse multirégionale rejetant l'idée de l'impossibilité d'un croisement entre les différentes populations appartenant aux anciennes espèces d'Homo, la thèse revient à dire que les nouveaux venus se sont fondus dans les populations plus anciennes et donc que l'évolution de l'homme depuis le début du Pléistocène s'est déroulée au sein d'une population unique et continue dans le monde, par brassage généralisé, le degré d'hybridation entre migrants et autochtones ayant évidemment pu varier selon les endroits. Les différences entre les populations, beaucoup plus anciennes que dans la théorie « Out of Africa », résulteraient de la sélection naturelle.
C'est à cette théorie que le paléo-anthropologue français Yves Coppens s'est rallié bruyamment en 2011 : « L'Afrique n'est pas le seul berceau de l'homme moderne [...] Je ne crois pas que les hommes modernes aient surgi d'Afrique il y a 100000 à 60000 ans [...] Je pense que les Homo sapiens d'Extrême-Orient sont les descendants des Homo erectus d'Extrême-Orient »(2).
Or, au cours de ces dernières années, les découvertes se sont accumulées qui ne correspondent pas à la théorie « Out of Africa ». Elles ont été le fait aussi bien des paléontologues que des généticiens désormais capables de séquencer l'ADN dont les points de vue ne sont d'ailleurs pas toujours concordants (on peut comparer les tensions entre les deux disciplines à celles qui, pour une période plus récente, opposent fréquemment les archéologues et les linguistes).
L'idée selon laquelle il n'y aurait pas eu de mélange entre les premiers Sapiens arrivés d'Afrique et les populations rencontrées sur place n'est en premier lieu déjà plus tenable depuis que l'on a appris que l’Homo sapiens et l'homme de Néandertal se sont croisés.
À suivre
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