mercredi 30 septembre 2020

Stonehenge le mystère des pierres bleues

 Pierre Cauchon, l'Université de Paris au service du roi anglais  1.jpeg

Le cercle intérieur du célèbre site mégalithique de Stonehenge, dont la construction s'est échelonnée de 3200 à 1600 av. notre ère, se compose de pierres bleues qui retiennent depuis longtemps l'attention des chercheurs. Les roches bleues ne sont en effet présentes à l'état naturel que dans le Pembrokeshire, à l'extrême ouest du pays de Galles, soit à plus de 240 km de Stonehenge. Des études pétrographiques réalisées sous la direction de deux géologues britanniques, Robert Ixer et Richard Bevins, du Muséum national du pays de Galles et de l'Université de Leicester, ont récemment permis de déterminer avec précision le lieu d'où les pierres ont été extraites. Elles proviennent d'un site du nord du Pembrokeshire aujourd'hui dénommé Craig Rhos-y-felin, qui se trouve à proximité de la ville de Pont Saeson. La comparaison des rhyolites montre que les compositions des roches observées sur les deux sites présentent un pourcentage de similitude de 99 %. Le mystère de l'origine des pierres bleues de Stonehenge semble donc éclairci. Reste à savoir cependant comment ces pierres pesant jusqu'à quatre tonnes ont pu être transportées sur une distance de 240 km. Une des hypothèses retenues jusqu'à présent supposait qu'elles avaient été acheminées par radeau le long du canal de Bristol et de la rivière Avon. Une autre est que des blocs de rhyolite auraient pu être transportés naturellement par des glaciers durant la dernière période. Mais dans ce cas, pourquoi ne retrouve-t-on dans la région de Stonehenge que les fameuses pierres bleues, et non d'autres roches du Pembrokeshire ? Stonehenge, décidément, n'a pas encore livré tous ses secrets.

(Sources Physorg, 20 décembre 2011 Futura Sciences, 21 décembre 2011 ).

éléments N°144

CHESTERTON, un catholique social anglais

 

Chesterton, un catholique social anglais.jpegRencontre avec Philippe Maxence, auteur de L'Univers de G.K. Chesterton.

M & V : A maints égards, la pensée de Gilbert Keith Chesterton semble être le pendant anglais de celle des catholiques sociaux français : la guilde anglaise, par exemple, partage plus d'un point commun avec la corporation. Comment cette parenté s'exprime-t-elle ?

Philippe Maxence : Comme les catholiques sociaux français, Chesterton a été profondément touché par l'encyclique de Léon XIII, Rerum novarum. Il y a toutefois deux différences entre les Français et Chesterton. La première est que les Français voient dans l’encyclique de Léon XIII une confirmation : de leurs propres vues. Pour Chesterton, Rerum novarum est véritablement un point de départ. La seconde différence tient aux situations particulières en Angleterre et en France. Les Français, et singulièrement les catholiques, vont vite se diviser sur la question du meilleur régime : monarchie ou république. Ce n’est pas le cas des Anglais.

D'autre part, la France reste majoritairement agricole et artisanale. La propriété privée y est plus abondamment répandue. En revanche, en Angleterre, les terres appartiennent principalement à des grandes familles aristocratiques ou aux grands capitaines d'industrie. Le paysan y est d'abord un ouvrier, de même que l’artisan. L'industrialisation y est plus développée que dans notre pays, et y produit des effets dramatiques. En fonction de ces différences, les catholiques sociaux français vont insister sur l’organisation sociale dans son ensemble, par le biais d'un système corporatiste, tandis que Chesterton et ses amis vont mettre l'accent sur la large distribution de la propriété privée.

M & V : En pourfendant la ploutocratie ou le grand magasin, c'est la famille que défend Chesterton. Il la définit à la fois comme la « base » et la « cellule mère » de la société, mais aussi comme « l'institution anarchiste par excellence ». Comment expliquer ce paradoxe ?

PM.: Chesterton place en effet la famille à la base et même au cœur de la société. Lorsqu'il utilise l'expression d'institution anarchiste, il entend affirmer que la liberté ne s'apprend et ne s éduque véritablement qu'au sein de la famille. C'est l'un des sens du paradoxe chestertonien. L'autre, c'est que la loi qui régit la famille est l’amour et que cette loi distingue radicalement l'institution familiale de toute autre institution humaine.

M & V : « Pour sauver la famille, il nous faut révolutionner la nation », écrit Chesterton. Par de nombreux côtés, cet écrivain catholique, qui reproche au socialisme, non pas « de vouloir révolutionner notre vie commerciale », mais « de vouloir la conserver si horriblement pareille », est en effet un révolutionnaire, par exemple lorsqu'il prône le « distributisme ». Qu'entend-il par là ?

PM. : Avant d'être une théorie économique, le distributisme est une vision du monde qui refuse de réduire l'homme à son aspect économique tel qu'il découle de la révolution anthropologique des Lumières. Il s'affirme en premier lieu, pour la liberté de l'homme et de sa famille, pour qu'il soit maître de son destin qu'il soit concrètement propriétaire de sa maison et des moyens de production deuxièmement, pour un monde fondé sur l'acceptation des limites et qui de ce fait respecte les petites nations et s'organise donc de façon décentralisée. Plus de société et moins d'État enfin pour des économies plus locales, s'appuyant sur l'artisanat et l’agriculture, sur des groupements professionnels autogérés et des mutuelles coopératives.

M & V : Plus généralement, la critique et les conceptions sociales de Chesterton vous paraissent-elles encore d'actualité ?

PM.: S'il manque peut-être à Chesterton une réflexion sur le cadre institutionnel, il n'en reste pas moins que ses conceptions rencontrent de plein fouet la réalité de notre monde contemporain, qui repose sur une mondialisation dépossédant les nations et les familles, et qui veut faire exploser toute notion de limites par la course en avant de la consommation et de la technologie. Le renouveau d'intérêt que connaissent ses idées dans le monde anglo-saxon témoigne de sa pertinence face aux problèmes actuels.

Monde&Vie 13 décembre 2008 n°804 

Le culte solaire chez les peuples germaniques

 Contrairement aux Grecs et aux Romains, qui adoraient des divinités solaires, les Germains considéraient que la puissance du soleil, qui donnait vie à tous les êtres, était, pour eux, une des puissances les plus sacrées. Les innombrables symboles solaires que l’on découvre sur les parois rupestres du Nord de l’Europe depuis l’Âge du Bronze, souvent sous la forme de roues solaires, en témoignent de manière fort éloquente. Certains d’entre ces symboles ont plus de 3.500 ans. Jusqu’ici, il a été quasiment impossible d’interpréter avec précision ces signes gravés dans les rochers. Par ailleurs, le déchiffrement des signes trouvés, au nombre d’environ 7.500, sur un rocher canadien, à Petersborough dans la province d’Ontario, nous donne l’espoir d’un jour pouvoir déchiffrer les milliers de grafittis de l’Ultima Thulé scandinave. C’est un professeur britannique, Barry Fell, qui nous a donné la clef d’un tel déchiffrement. Les 2 alphabets de runes primitives, qu’il est parvenu à déchiffrer, il les a appelés “Tifinag” et “Ogham”. Son œuvre peut se comparer au dévoilement du mystère des hiéroglyphes égyptiens par le Français Champollion et à la découverte du sens des anciens alphabets grecs du “Linéaire A” et du “Linéaire B” par Michael Ventris. Grâce à Champollion et à Ventris des pans entiers de la culture antique et protohistorique nous sont désormais accessibles.

Les spécialistes allemands des religions et des mythologies, le Dr. Wolfram Goegginger et le Prof. Gustav Mensching ont, dans un ouvrage reproduit récemment en facsimilé, Volksreligion und Weltreligion im deutschen Brauchtum (Religion populaire et religion universelle dans les coutumes allemandes ; Faksimile-Verlag, Brème, 266 p., 1996) ont surtout mis en exergue les cultes solaires germaniques et souligné leur grande importance. Le livre, dans sa première édition, date de 1944 et avait été publié auprès d’une maison d’édition de Riga en Lettonie. L’ensemble du stock avait été détruit lors d’un bombardement allié, alors qu’on le transportait vers l’Allemagne. La nouvelle édition fait donc œuvre utile. On considère désormais ce travail comme un ouvrage standard dans la littérature sur l’histoire des religions.

Thèse initiale du travail : au départ de la religion populaire germanique primitive, on peut évoquer diverses fêtes du printemps, du soleil et de l’hiver, assorties de traditions précises, tant et si bien que la pratique de cette religion populaire peut être considérée comme une création purement germanique. On ne s’étonnera pas, dès lors, que l’Église, au moment où le christianisme pénétrait dans l’espace germanique et scandinave, ait tout mis en œuvre pour détruire ces traditions mythiques bien ancrées depuis la nuit des temps, comme d’ailleurs toutes les autres coutumes et monuments “païens” de nos lointains ancêtres.

On comprendra aisément que des populations contraintes de vivre dans de sombres forêts pendant près d’une demie année d’obscurité vont adorer l’astre solaire avec une vénération plus forte que les peuples du Sud.

En partant d’une présentation de l’essence de la religion chrétienne, pour laquelle, comme pour l’islam et le bouddhisme, l’individu est central, nos 2 auteurs montrent, dans leur ouvrage, que la religiosité des anciens Germains est affirmatrice de la vie au contraire de la religion chrétienne qui méprise le monde et s’affirme anti-vitaliste.

Nous n’avons pas la place ici d’énumérer, même sommairement, toutes les coutumes principales de la liturgie annuelle pratiquée par nos ancêtres, raison pour laquelle il conviendrait d’acheter et de lire ce livre remarquable, qui comble une formidable lacune dans l’histoire des pratiques religieuses en Europe.

Nos auteurs évoquent notamment les combats printaniers contre les dragons, représentant les puissances hivernales et mortifères, des fêtes de la fertilité et des rites liés aux plus anciennes divinités (Odin, Thor, Frigga, etc.), ainsi que les fêtes de l’Ostara et du Huld, qui, elles, évoquent la reprise de parole de Dieu. Parmi les cultes commentés, signalons le “labourage sacré”, au moment où commence le printemps ; ces cultes indiquent que ces peuples avaient acquis un degré élevé de culture comme le montrent aussi les nombreux dessins rupestres où figurent des chariots et des nefs à haute étrave ou haut étambot. Ces populations n’étaient donc pas des nomades primitifs en état d’errance perpétuelle, comme le prétendaient les missionnaires chrétiens, en pensant qu’ils leur apportaient les premiers éléments de religion.

Les dessins rupestres représentent souvent, dans un contexte religieux, des arbres de vie (apparemment l’Arbre du Monde, le Frêne Yggdrasil), ce qui implique un culte des arbres et de la forêt omniprésente sous ces latitudes. L’arbre de Noël en est un écho, surtout lorsqu’il est décoré d’artifices lumineux, ainsi que la fête qu’il célèbre, celle du Jul. On sait que ces coutumes ne viennent pas d’Orient mais de l’espace germanique et scandinave, à partir duquel elles se sont répandues dans le monde. Ce n’est pas un hasard si le missionnaire Boniface fit abattre le chêne dédié à Thor à Hohengeismar en Hesse dès son arrivée en Germanie en l’an 724! De même, l’Arbre de Mai, dénommé soit Maistande (mât de Mai) ou Maibaum / Meiboom est le symbole de la nouvelle vie en phase de germination. Les jeux festifs du moment solsticial sont encore considérés en Scandinavie comme la plus importante des fêtes de la Lumière, placée sur le même plan que la Noël. L’Église a débaptisé cette fête du solstice d’été en l’appelant “feux de la Saint Jean”.

Dans ce livre magnifiquement relié et reproduit en facsimilé sur les cultes et les traditions, la première partie est due à la plume de W. Goegginger, tandis que la seconde, dont l’auteur est G. Mensching, traite de l’opposition qui existe naturellement entre religiosité populaire (ou naturelle) et religiosité universaliste, en assortissant cette distinction de premier ordre de réflexions fort profondes. Mensching oppose donc les religiosités purement naturelles aux religiosités qui se borne à n’exercer qu’un culte. Les religiosités naturelles représentent dès lors l’idéal de communauté, de dimensions tribales ou populaires ; les religiosités universalistes, elles, reposent sur une anthropologie strictement individualiste. Dans sa conclusion, Mensching écrit : « La vie, et non pas les dieux, est ce qui est relève réellement du divin dans le domaine de la religiosité germanique… Au-dessus de nous, il y a immanquablement le Dieu éternel, le waltand got, l’incompréhensible, celui qui nous envoie notre destin, qui nous prodigue notre salut, la force originelle de toute religion et de toute force ».

► Frithjof Hallmann (recension parue dans Mensch und Mass n°2/1998).

http://www.archiveseroe.eu/tradition-c18393793/63

Rousseau, un révolutionnaire conservateur ? 3/3

 Stimuler le sens de l'identité nationale et de la patrie

Cependant, Rousseau réalise aussi qu'à la différence du corps humain, l'unité du corps politique reste toujours précaire, car les intérêts particuliers menacent constamment de prévaloir sur le bien commun. La société, selon lui, est un moi collectif qui doit s'instituer politiquement pour se doter d'une âme commune. L'harmonie sociale ne peut donc résulter que de la mise en œuvre d'une volonté politique veillant à toujours stimuler le sens de l'identité nationale et de la patrie, ainsi que c'était le cas dans la cité antique. C'est la tâche qui revient au Législateur, à l'exemple de Lycurgue, de Solon ou de Numa. Le Législateur ne doit pas être vu comme un démiurge, mais comme chargé d'exprimer la nature sociale des hommes en les transformant en « vertueux patriotes », c'est-à-dire en les aidant à reconnaître leurs intérêts partagés. Instituer le citoyen, c'est se préoccuper des conditions de formation du patriotisme, c'est-à-dire de la suprématie de la volonté générale sur les intérêts égoïstes. Pour édifier une « âme nationale », il faut une éducation publique qui apprenne au citoyen ce qu'est son pays, son histoire et ses lois, et qui les lui fasse aimer au point qu'il se tienne toujours prêt à défendre sa terre, son peuple et sa patrie. On a parfois accusé Rousseau de professer un subjectivisme de la volonté, de situer l'essence de l'homme dans la volonté, celle-ci étant du même coup placée au-dessus de toute loi morale (c'était l'interprétation de Hegel). Cependant, pour Rousseau, la loi naturelle reste une autorité supérieure à la volonté individuelle comme à celle de l'Etat. C'est ce qui explique ses positions en matière de religion.

Le christianisme, on l'a vu, dissocie pouvoir temporel et pouvoir spirituel, ce qui veut dire qu'il instaure un pouvoir religieux distinct et rival du pouvoir politique. Rousseau constate qu'il en a résulté un « perpétuel conflit de juridiction qui a rendu toute bonne politie impossible dans les Etats chrétiens »(30). Il n'en allait pas de même, observe-t-il aussi, dans l'ancienne religion polythéiste, car celle-ci n'était pas « exclusive » : les dieux s'y cumulaient au lieu de s'exclure les uns les autres, ce qui rendait impossible les guerres de religion. « La division entre le chrétien et le citoyen, commente Pierre Manent, est devenue la division entre l'individu et le membre de la société, l'homme social. Le conflit entre le chrétien et le citoyen est devenu le conflit entre l'individu et la société »(31). Un chrétien, en effet, peut être relativement indifférent au bien de l'Etat, car il vit son existence sur le seul mode de la foi, en fonction de son salut dans l'autre monde. « L'amour du chrétien est d'emblée universel, sans faire l'objet d'une généralisation progressive, écrit lui aussi Florent Guénard. Il ne peut, par conséquent, former communauté »(32).

Rousseau ne pense pourtant pas que la solution à cette rivalité entre les princes et les Eglises, le pouvoir-temporel et le pouvoir spirituel, consiste à se débarrasser de la religion. A la façon de Machiavel, qui insistait déjà sur l'importance de la religion comme facteur de cohésion sociale, il en tient tout au contraire pour une « religion civile » qui permettrait d'assurer le primat de la volonté générale sur les intérêts particuliers et contribuerait, elle aussi, à ancrer le citoyen dans sa politie. La nécessaire autonomie du politique n'implique donc pas chez lui la mise à l'écart du religieux. C'est ce qu'il explique longuement au chapitre 8 du livre IV du Contrat social (« De la religion civile »), mais aussi dans ses textes sur la Pologne et la Corse. Les citoyens seront d'autant plus patriotes qu'ils auront été formés à regarder la patrie comme l'objet d'un culte.

L'athéisme, un danger pour le corps social

Les commentateurs ont toujours été très partagés sur ce que Rousseau entend par « religion civile », les uns y voyant l'institution d'une sorte de théisme d'Etat, les autres un simple moyen de mettre la religion au service du politique (c'est l'hypothèse la plus souvent retenue) ou encore de neutraliser politiquement les effets délétères d'un « fanatisme » qui a pris historiquement la forme de la « religion du prêtre », d'autres enfin la volonté de reconnaître que la religion est une « force agissante » dont on ne saurait se passer. Ce qui est certain, c'est que Rousseau, lorsqu'il parle d'instaurer une religion du citoyen, ne plaide nullement pour une « Eglise nationale » dans l'esprit du gallicanisme ou de l'Eglise anglicane, formule qui le séduit mais qu'il juge désormais irréaliste. Ce qu'il pense plutôt, c'est qu'on ne saurait faire l'économie d'une « religion civile » dans la mesure même où la raison ne peut se passer du renfort de la passion pour faire émerger la vertu. La religion motive, et elle peut aussi motiver le patriotisme. Pour Rousseau, la croyance en une vie après la mort est requise pour la vertu du citoyen aucun Etat ne pourrait demander à ses citoyens de sacrifier leur vie pour défendre leur patrie s'ils n'avaient foi en une vie à venir. C'est pourquoi il déclare voir dans l'athéisme un véritable danger pour le corps social. Dans la version primitive du Contrat social, il écrivait même « Sitôt que les hommes vivent en société il leur faut une religion qui les y maintienne. Jamais peuple n'a subsisté ni ne subsistera sans religion et si on ne lui en donnait point, de lui-même il s'en ferait une ou serait bientôt détruit ».

Nous avons ici essayé de résumer à grands traits les vues de Jean-Jacques Rousseau, en insistant sur certaines des déformations ou incompréhensions dont elles ont souvent fait l'objet. Il ne fait pas de doute que la limite de la pensée de Rousseau tient dans son effort de recréer une société holiste sur des fondements individualistes(33). Vouloir fonder une communauté holiste sur des fondements individualistes achoppe en effet sur cette aporie évidente, bien relevée par Pierre Manent, qu'il est difficile de faire reposer une légitimité sociale sur l'indépendance ou l'autonomie de l'individu, c'est-à-dire sur le principe le plus asocial qui soit(34). Rousseau n'en demeure pas moins l'un des penseurs politiques les plus importants des temps modernes. Un penseur dont, sur bien des points, l'œuvre est d'une étonnante actualité.

notes :

1). Du contrat social, O.C., vol. 3, p. 351

2). Pierre Manent, « Rousseau critique du libéralisme », in Histoire intellectuelle du libéralisme. Dix leçons, 3). Hachette-Pluriel, Paris 1987 pp. 146-147

4). Discours sur l'inégalité, O.C., vol. 3.

5). Ibid., op. cit., p. 219.

6). Il est, écrit Rousseau, un « sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l'homme par la raison et modifié par la pitié, produit l'humanité et la vertu » (Discours sur l'inégalité, op. cit., p. 219).

7). Du contrat social, op. cit., p. 355. 7 Cf. Discours sur l'inégalité, p. 207

8). Emile, O.C., vol. 4, p. 600.

9). Fragments politiques, O.C, vol. 3, p. 477

10). Second discours sur l'origine de l'inégalité, O.C., vol. 3, p. 142.

11). Du contrat social, op. cit., p. 381

12). Sur l'économie politique, O.C., vol. 3, p. 259.

13). Benjamin Barber Strong Democracy. Participatory Politics for a New Age, University of California Press, Berkeley 1984, p. 216.

14). Karl Polanyi, Essais, Seuil, Paris 2008, p. 534.

15). Ibid., pp. 529 et 537

16). Du contrat social, op. cit., p. 395. 17

17). Ibid., p. 379.

18). Carl Schmitt, Théorie de la Constitution [1928], PUF Paris 2008, pp. 415-416.

19). Cf. Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, 2e éd., J. Vrin, Paris 1995.

20). Op. cit., p. 430. Rousseau reproche aussi aux Anglais d'avoir adopté les nouvelles idées économiques qui donnent à l'expansion du commerce une place essentielle, et de s'être lancés à la conquête du monde mus par l'appât du gain, ce qui ne manquera pas de les conduire à la servitude, car les conquêtes coûtent plus qu'elles ne rapportent : « Les Anglais veulent être conquérants donc ils ne tarderont pas d'être esclaves ».

21 Ibid., pp. 429-430.

22. Cf. Bruno Bemardi, Le principe d'obligation. Sur une aporie de la modernité politique, EHESS-Vrin, Paris 2007

23). Du contrat social, op. cit., p. 380.

24). Ibid., p. 363.

25). Ibid., p. 364.

26). Comme l'a écrit Jean Starobinski, « Rousseau, qui pensait à Lycurgue, ne préfigure pas Staline » (Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, 38, 1969-71 p. 309)!

27). Du contrat social, op. cit., p. 364.

28).Tel est le titre du chap. 8, livre III, du Contrat social.

29).Tite-Live situe cet épisode en 494 av. notre ère, quinze ans après la fondation de la République (Histoire romaine, Garnier-Flammarion, Paris, vol. 2, pp. 204 ff.).

30). Du contrat social, op. cit., p. 462.

31). Pierre Manent, « Rousseau critique du libéralisme », op. cit., p. 152.

32). Florent Guénard, « "Esprit social" et "choses du ciel" Religion et politique dans la pensée de Rousseau », in Ghislain Waterlot (éd.), La théologie politique de Rousseau, Presses universitaires de Rennes, Rennes 2010, p. 29.

33). Cf. Louis Dumont, Essais sur l'individualisme, Seuil, Paris 1983.

34). Pierre Manent, Naissance de la politique moderne. Machiavel, Hobbes, Rousseau, Payot, Paris 1977 p. 11

Orientation bibliographique

Il existe une édition en cinq volumes des œuvres complètes de Rousseau dans la Pléiade. C'est aujourd'hui encore l'édition de référence. Mais elle ne comprend pas la correspondance. En ce tricentenaire, deux nouvelles éditions des œuvres complètes de Rousseau sont annoncées : l'une chez Garnier l'autre chez l'éditeur genevois Slatkine. La correspondance de Rousseau a été éditée par R. A Leigh (Voltaire Foundation, 1965-1998,52 volumes).

Choix de lettres : Jean-Jacques Rousseau en 78 lettres, un parcours intellectuel et humain, présentation de Raymond Trousson, Sulliver, 2010. La littérature critique sur Rousseau est immense. On retiendra

- Ernst Cassirer «Das Problem Jean-Jacques Rousseau», in Archlvfùr Geschichte der Philosophie, XLI, 1932, pp. 177-213 et 479-513, traduction anglaise The Question of Jean-Jacques Rousseau, Indiana University Press, Bloomington 1963.

- Bertrand de Jouvenel, Essai sur la politique de Rousseau, en préface au Contrat social de Rousseau, Editions du Cheval ailé, Genève 1947

- Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l'obstacle, Pion, Paris 1958.

- Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, PUF Paris 1970.

- Alexis Philonenko, Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur, 3 vol., Vrin, Paris 1984.

- Alain Besançon, « Lecture de Julie ou la Nouvelle Héloïse », Commentaire, 131 automne 2010, texte repris in Cinq personnages en quête d'amour. Amour et religion, Editions de Fallois, Paris 2010.

- Raymond Trousson, Jean-Jacques Rousseau, Gallimard, coll. Folio Biographies, Paris 2011

- Une heure avec Rousseau, sous la dir d'Yves Bordet, Xenia, Vevey 2012.

E.W

Alain de Benoist éléments N°143 Avril-Juin 2008

La technologie au service de la préservation des savoir-faire ancestraux européens

 

29/09/2020 – FRANCE (NOVOpress)
Un projet de recherche européen appelé Mingei recense les savoir-faire ancestraux en Europe pour mieux les préserver, mais les présente aussi de manière interactive et ludique pour intéresser le public d’aujourd’hui.

https://fr.novopress.info/https://fr.novopress.info/

mardi 29 septembre 2020

Rousseau, un révolutionnaire conservateur ? 2/3

 Rousseau observe aussi que chaque nation a un « projet national » différent de celui des autres nations; il en déduit que, si la nature humaine est partout la même, une telle diversité ne peut être regardée comme un pur « fait de nature ». La volonté (politique et historique) est ce qui différencie l'homme de l'animal mené par ses seuls instincts : c'est par un consentement des volontés que se constituent les sociétés particulières. Si l'on admet cela, alors on doit aussi admettre que l'homme s'est affranchi à un moment donné de certains traits « naturels » qui le rattachaient au monde animal : la société humaine n'est pas « naturelle » à la façon de celle des termites ou des fourmis. C'est à cet affranchissement que correspond chez Rousseau le passage de l'état de nature à l'état social.

Cette remarque permet de mieux comprendre ce qu'entend Rousseau lorsqu'il parle de la « bonté naturelle » de l'homme à l'état de nature. Cette « bonté naturelle » n'est pas une qualité morale, mais une simple propension, et cet « homme » n'en est pas encore tout à fait un, puisqu'il n'a pas encore intériorisé dans sa conscience l'existence des autres. Rousseau le dit très explicitement : l'humanité proprement dite ne commence qu'avec le surgissement simultané de la conscience d'autrui, la distinction entre le bien et le mal, et la possibilité d'agir librement.

Concilier dépendance et liberté

L'homme des origines n'était pas naturellement social, mais avait la faculté naturelle de le devenir. En parlant de la nécessité de « changer, pour ainsi dire, la nature humaine »(11) ce que veut dire Rousseau, c'est que l'homme doit désormais se réapproprier son propre dans le contexte nouveau de la vie en société. Dans l'état de nature, l'homme n'était pas « divisé » comme il l'est aujourd'hui, il était un. Il faut restituer cette unité en la portant à un autre niveau : amener l'homme à se solidariser de ses semblables, en faisant consciemment de son être propre une partie du corps politique, de son moi personnel une partie du moi commun. Autrement dit, conserver l'idée d'unité, mais en l'appliquant maintenant au domaine social - fonder une cité que l'on pourra « aimer de ce sentiment exquis que tout homme isolé n'a que pour soi-même »(12).

Comme l'explique Benjamin Barber, « la première phrase du Contrat social, selon laquelle l'homme, né libre, est partout dans les fers, ne signifie pas que l'homme est libre par nature et que la société l'asservisse. Elle signifie plutôt que la liberté naturelle est une abstraction, tandis que la dépendance est la réalité humaine concrète. Le but de la politique n'est donc pas tant de préserver la liberté naturelle, mais de rendre la dépendance légitime par la citoyenneté et d'établir la liberté politique grâce à la communauté démocratique »(13).

Karl Polanyi va jusqu'à écrire : « Parler d'un contrat ou d'un pacte social dans lequel [le lien social] trouve son origine ne signifie pas que les êtres humains aient un jour effectivement existé hors de la société, et que la société ait été fondée par le rassemblement de ces individus qui, un jour, auraient décidé dans la plénitude de leur volonté qu'une chose comme la société dût exister. Rousseau n'a pas été naïf au point de croire cela. Il a utilisé l'artifice du contrat ou du pacte social comme tout savant utilisait une hypothèse, qu'il a donc avancée simplement pour expliquer les faits. L'artifice du pacte social ne nous explique pas comment la société a été créée, ce que Rousseau admet ne pas savoir, mais à quoi elle ressemble effectivement. Le pacte ne montre pas les origines de la chose, il la décrit telle qu'elle est »(14).

Un peuple véritablement souverain

Chez Hobbes, le moteur du contrat social est la peur - c'est afin d'échapper à la mort violente, et donc de faire valoir leur droit à la vie, que les individus décident de passer entre eux un contrat créateur d'un Etat. Le contrat social de Rousseau est tout différent. N'étant pas en lui-même créateur d'un ordre juste, il n'a plus rien à voir avec le contrat des contractualistes libéraux. Mais, il ne faut pas s'y tromper, Rousseau s'intéresse en fait surtout à un nouveau contrat, un contrat social encore inexistant, qui permettrait de régénérer la société ou d'en fonder une nouvelle, où le peuple serait véritablement souverain. « Le pacte social, précise-t-il dans l'Emile, est d'une nature particulière, et propre à lui seul, en ce que le peuple ne contracte qu'avec lui-même - c'est-à-dire, le peuple en corps comme souverain, avec les particuliers comme sujets ».

Cette idée d'un « peuple en corps comme souverain » va à rencontre des idées des « philosophes », qui s'obstinent, au risque de réduire l'esprit civique à néant, à faire de la défense des droits individuels le fondement de la politique. Les gens ordinaires, dit Voltaire, sont la « source de tout fanatisme et de toute suspicion ». D'Holbach parle de « canaille », de « populace stupide », tandis que Diderot assure qu'« ôter du peuple son caractère de peuple équivaudrait à le rendre meilleur » ! Rousseau est le premier, là encore, à parler des « gens de peu » autrement que comme d'une masse informe, d'un matériel à transformer. « Il a évoqué ce que les gens du peuple ressentaient, ce qu'ils pensaient et ce qu'ils faisaient, la façon dont ils travaillaient et vivaient. Il a aussi affirmé que leurs traditions et leurs allégeances étaient valables et saines, et que leurs croyances et leur foi étaient profondes et inspirées [...] Rousseau a lié de façon indissoluble le concept de société libre à l'idée d'une culture populaire [...] Une culture hors du peuple, une civilisation accaparée par quelques uns était pour lui une contradiction dans les termes. Son idéal de vie était une vie vécue par le peuple »(15).

Seule démocratie authentique : la démocratie directe

Le peuple est le seul à avoir le droit de gouverner parce qu'il est le seul sujet politique. A une époque où les « philosophes » en tiennent encore, pour la plupart, pour une monarchie limitée (ou un « despotisme éclairé »), Rousseau affirme avec force que « la puissance législative appartient au peuple, et ne peut appartenir qu'à lui »(16). La souveraineté devant revenir au peuple, la loi est toujours générale il y a loi quand « le peuple statue sur tout le peuple »(17). Le peuple est ainsi posé d'emblée comme source même de la vie collective. Carl Schmitt, dans sa Théorie de la Constitution, évoquera plus tard la « démocratie idéale de Rousseau » fondée sur « l'identité et l'homogénéité du peuple »(18) pour soutenir, lui aussi, l'« irréfutabilité démocratique » de la souveraineté populaire (la seule différence étant que que Rousseau relie la République à la volonté générale, tandis que Schmitt unit souveraineté et exception).

Alors que les philosophes des Lumières ne rêvent que de transposer en France les institutions anglaises, Rousseau dont il ne faut pas oublier qu'il a séjourné à Londres - se range, sans systématisme, parmi les contempteurs du système politique britannique(19). Dans le Contrat social, il s'en prend surtout à la « liberté anglaise » et au sytème représentatif : « Le peuple anglais pense être libre il se trompe fort, il ne l'est que durant l'élection des membres du Parlement ; sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien »(20). Dans la démocratie représentative, la souveraineté populaire disparaît dès que les citoyens délèguent leurs pouvoirs à des représentants. C'est pourquoi Rousseau en tient pour le mandat impératif, qui maintient en permanence les élus sous le contrôle de leurs électeurs. Les « députés du peuple », écrit-il, doivent être seulement considérés comme des « commissaires » qui « ne peuvent rien conclure définitivement »(21). Le gouvernement, autrement dit, doit se borner à exécuter les volontés du peuple : une loi qui n'est pas ratifiée par le peuple est nulle. Cette critique de la représentation sera elle aussi reprise par Carl Schmitt (« le mythe de la représentation supprime le peuple, comme l'individualisme supprime l'individu »). La seule démocratie authentique est la démocratie directe.

Le grand problème de Rousseau tient dans cette question que se sont également posée tous les théoriciens du jusnaturalisme comment concilier le principe d'autonomie avec l'obligation sociale ?(22) Rousseau y répond en posant liberté morale et liberté politique dans un rapport d'implication réciproque : c'est en s'identifiant à la communauté politique à laquelle il appartient que le citoyen pourra reconnaître son propre bien dans le bien commun que visé la volonté générale.

Mais la volonté générale n'est pas la simple addition des volontés particulières. « De lui-même, le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n'est pas toujours éclairé »(23). En outre, « chaque homme peut comme homme avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu'il a comme citoyen »(24). « Quiconque refusera d'obéir à la volonté générale, écrit alors Rousseau, y sera contraint par tout le corps ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera d'être libre »(25). Cette dernière formule lui a été beaucoup reprochée, car on l'a mal comprise. Rousseau, dans ce passage célèbre, ne veut pas du tout dire que la liberté individuelle doit être supprimée, mais qu'il faut lutter contre les passions personnelles qui écartent de l'intérêt commun et cultiver une vertu qui favorise le lien social. L'expression « forcer à être libre » n'évoque en rien une coercition de type totalitaire, mais s'inscrit plutôt dans une réflexion sur les conditions de la liberté et celles de l'intériorisation des obligations(26). Rendre libre, c'est forcer l'individu récalcitrant à s'acquitter de sa part des charges publiques en parvenant à la maîtrise de soi. L'autonomie authentique suppose de se soumettre à des normes communautaires partagées. « Forcer à être libre », cela signifie seulement que les hommes doivent être contraints d'agir selon la loi qu'ils ont eux-mêmes choisie, car c'est seulement ainsi qu'ils pourront jouir d'une liberté valable pour tous, et donc pour chacun. Nous sommes libres quand nous respectons des règles que nous avons nous-mêmes fixées. L'autonomie ne résulte plus dès lors de la négation de la souveraineté politique, mais de la suppression de l'extériorité de cette souveraineté. Autrement dit, c'est la souveraineté populaire qui rend au peuple sa capacité d'autonomie. Par le contrat social, l'homme perd sa « liberté naturelle », mais gagne la liberté civile(27) qui est une autonomie moyennant obligations et socialisation.

Partisan d'un primat du politique

Partisan résolu d'un primat du politique, Rousseau, à l'instar des anciens Grecs, ne conçoit l'homme que comme citoyen. Le bon citoyen est celui qui participe aux affaires publiques en tant qu'il est membre du peuple, détenteur du pouvoir exécutif. Le mauvais citoyen est celui qui veut faire prédominer son intérêt particulier au détriment du bien commun, et qui utilise les autres comme un moyen de parvenir à cette fin. C'est pourquoi Rousseau condamne les factions, les partis et les « groupes d'intérêt » particuliers, car leur existence fait perdre de vue le bien commun et dissolvent la volonté générale.

Loin de tout dogmatisme, Rousseau soutient - là aussi contre les Lumières - « que toute forme de gouvernement n'est pas propre à tout pays »(28). Nostalgique des petites cités antiques, qui ont vu naître la démocratie sous sa forme directe, il estime que « le monde s'est trouvé divisé en nations trop grandes pour pouvoir être bien gouvernées » et en tient pour un certain fédéralisme, qu'il ne voit cependant pas comment mettre en œuvre. D'une façon générale, il défend les petits Etats au détriment des grands. Pour la Corse, par exemple, il pense que la meilleure forme d'Etat serait une démocratie rustique « sagement tempérée », une petite république agraire inspirée des cantons primitifs de la Suisse, avec leurs assemblées populaires (Landsgemeinderi), et des « agriculteurs ou artisans se suffisant à eux-mêmes, produisant et fabriquant le nécessaire en ignorant la fatale division du travail ».

Sa conception de la vie sociale est en outre marquée d'un certain organicisme. Déjà, dans son « Discours sur l'économie politique », rédigé en 1755 pour L'Encylopédie (puis réédité en 1758 sous le titre Discours sur l'économie politique), le citoyen de Genève affirme que « le corps politique peut être considéré comme un corps organisé, vivant et semblable à celui d'un homme ». Par la suite, il citera à plusieurs reprises le célèbre apologue de la secessio plebis, où Menenius Agrippa compare les différentes parties de la société aux multiples organes du corps humain(29). Reprenant cette métaphore, il compare lui aussi les lois et les coutumes au cerveau, l'agriculture et l'industrie à la bouche et l'estomac, les citoyens au corps et aux membres, etc.

A suivre

Rousseau, un révolutionnaire conservateur ? 1/3

 « Ce batteur d'estrade », s'écriait Charles Maurras. Depuis trois siècles, la droite convoque l'auteur du Contrat social au tribunal de l'histoire Au-delà des déformations et des incompréhensions, Alain de Benoist nous invite à une salutaire relecture d'un des penseurs politiques les plus importants des temps modernes.

Hobbes dit que l'état de nature était une sorte d'enfer, et que l'avènement du Léviathan lui a substitué une manière de paradis. Rousseau croit le contraire : la guerre de tous contre tous dont Hobbes faisait le trait dominant de l'état de nature correspond bien plus exactement à la société qu'il a sous les yeux, où chacun est devenu le rival et potentiellement l'ennemi de tous. Le point de départ du raisonnement de Rousseau tient tout entier dans ce constat que dans la société moderne l'homme est tout à la fois méchant et malheureux. « Or, il n'est pas naturel à l'homme d'être méchant et malheureux. Cette société est donc contre nature » (Pierre Manent). Il faut alors savoir comment l'homme moderne a été « dénaturé » et comment il pourrait se réapproprier son propre. Telle est la grande préoccupation de Rousseau, d'où il va tirer sa propre conception du contrat social et sa métaphore de l'« homme naturel ».

La société qu'observe Rousseau témoigne d'une aliénation généralisée, qui lui inspire les premières pages du Contrat social : « L'homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d'être plus esclave qu'eux »(1). La première phrase est la plus souvent citée, mais la plus intéressante est la seconde. Rousseau ne se borne pas en effet à dénoncer ceux qui exercent une domination sociale, il affirme d'entrée que ceux-ci sont tout autant « esclaves » que ceux qu'ils asservissent. De façon révélatrice, et bien qu'il soit de toute évidence un adversaire des hiérarchies d'Ancien Régime, Rousseau ne concentre donc pas ses attaques contre l'absolutisme royal. Observateur perspicace, il réalise (et en cela il est très avance sur son temps), que ce qui gouverne désormais le monde est l'« opinion ». L'opinion est une autorité sans organe, sans lieu d'exercice déterminé, mais dont l'influence se manifeste partout. Or, l'opinion, c'est d'abord l'inégalité, c'est-à-dire une distorsion pathologique des rapports sociaux.

La dénonciation des riches plus que des puissants

En cela, Rousseau manifeste une fois de plus tout ce qui le distingue des philosophes des Lumières. Alors que ces derniers ne cessent de vanter la société civile par opposition à l’Etat, parce qu'ils estiment que la société civile permet aux individus de réaliser leur liberté en se soustrayant au pouvoir politique et en devenant chacun la source des actions qu'ils jugent les plus conformes à leurs intérêts (l'Etat n'ayant plus rien d'autre à faire que garantir cette liberté), Rousseau se livre au contraire à une critique radicale de cette même société civile, où s'impose le type du bourgeois, cet homme qui dissocie radicalement son bien propre du bien commun, et qui, pour réaliser son bien propre, cherche à tirer le maximum de profit de l'exploitation d'autrui.

Rousseau réalise que le moteur de la société bourgeoise, c'est le souci de se comparer pour mieux paraître. « Se comparer note très justement Manent, tel est le malheur et le péché originel de l'homme de nos sociétés [...] L'homme qui se compare, c'est l'homme qui, dans ses rapports avec les autres, ne pense qu'à lui-même, et dans ses rapports avec lui-même, ne pense qu'aux autres. C'est l'homme divisé [...] D'où l'importance dans l'œuvre de Rousseau de la dénonciations des riches - des riches plus que des "puissants". Mais le riche n'est pas pour lui une catégorie économique il résume une société fondée sur la comparaison, c'est-à-dire sur le point de vue de l'inégalité entre des hommes qui ne se gouvernent plus »(2). « Si c'était ici le lieu d'entrer en des détails [...], écrit Rousseau, je ferais voir qu'entre [les différentes] sortes d'inégalités, les qualités personnelles étant à l'origine de toutes les autres, la richesse est la dernière à laquelle elles se réduisent à la fin, parce qu'étant la plus immédiatement utile au bien-être et la plus facile à communiquer, on s'en sert aisément pour acheter tout le reste »(3). Rousseau fait ici une distinction fondamentale entre l'amour de soi et l'amour-propre « Il ne faut pas confondre l'amour-propre et l'amour de soi-même, deux passions très différentes par leur nature et par leurs effets »(4). L'amour de soi est parfaitement normal et naturel, il s'apparente à l'instinct de conservation et tend à établir de justes relations d'« engagement réciproque » entre les hommes(5). L'esprit social en représente une extension. L'amour-propre, au contraire, s'épanouit surtout dans les sociétés corrompues, et les corrompt plus encore. S'apparentant à l’égoïsme narcissique, il est avant tout stimulé par une incessante comparaison de soi avec les autres, motivée par le désir de paraître et d'être bien considéré. Relevant à la fois de l'orgueil et de la vanité, il est source de destruction du lien social, source de cette guerre permanente de tous contre tous dont le libéralisme fait l'éloge en l'assimilant à une utile « concurrence ».

Récompenser à leur juste valeur les services rendus à la patrie

C'est de toute évidence l'amour-propre qui est responsable de la montée des inégalités que Rousseau juge à la fois moralement contestables et politiquement insupportables. Mais encore faut-il s'entendre sur cette critique de l'inégalité. Jean-Jacques n'est pas un adepte de cet « homme théorique » que Nietzsche associait à l'héritage socratique. Chez lui, la valorisation de l'égalité ne se confond nullement avec l'affirmation d'une égalité en nature de tous les hommes, mais prend plutôt la forme d'un appel à une sorte de réciprocité entre les individus assez proche du système du don et du contre-don. Loin de préconiser un égalitarisme niveleur, Rousseau souligne la nécessité de récompenser à leur juste valeur les services rendus à la patrie. Il ne veut nullement abolir toute hiérarchie, mais fonder les distinctions sociales sur l'utilité commune. Plus que d'instaurer l'égalité au sens propre, ce qui le préoccupe est de réduire le plus possible l'« extrême inégalité des fortunes ».

Rousseau est donc le premier à théoriser la forme nouvelle de servitude qui est la marque des sociétés modernes. Il n'est pas exagéré de voir en lui le premier critique de l'aliénation, c'est-à-dire du devenir hors-de-soi (ou étranger-à-soi) qui caractérise une « société civile » essentiellement régie par la domination de l'argent, où les sociétaires sont progressivement dépossédés de leur rapport naturel au monde et à autrui. « Aliéner c'est donner ou vendre », écrit-il(6). Premier à affronter directement la question de l'atomisation sociale suscitée par la diffusion des valeurs bourgeoises et marchandes, Rousseau est aussi le premier à percevoir la dialectique du progrès et de l'aliénation.

On n'a cessé d'accuser Rousseau de prétendre que la société n'est pas l'état naturel de l'homme, et qu'il convient d'en revenir à l'état de nature, conçu comme une sorte d'âge d'or ou de paradis perdu. C'est un contresens absolu. Non seulement Rousseau ne prône aucun « retour à l'état de nature », mais il affirme explicitement le contraire(7). Le passage de l'état de nature à l'état civil est pour lui irréversible. Aussi bien la question fondamentale qui se pose à lui n'est pas tant de savoir si la société est naturelle que de comprendre comment elle s'est corrompue. Rousseau s'interroge sur les raisons de cette évolution et se préoccupe des moyens d'en inverser le cours en régénérant la vie sociale et politique. Ce qu'il veut, c'est déterminer les moyens permettant à l'individu de se défaire de son égoïsme et de son amour-propre pour s'identifier au tout social, sans pour autant renoncer à sa liberté : « Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, en s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant ». C'est la raison d'être du contrat social.

La vertu plutôt que l'intérêt propre

Tout comme Hobbes, qu'il critique si radicalement par ailleurs, Rousseau commet incontestablement l'erreur de ne pas croire à la sociabilité naturelle de l'homme, puisqu'il en tient pour un « état de nature » prépolitique et présocial. Il lui arrive pourtant d'écrire que « l'homme est sociable par sa nature, ou du moins fait pour le devenir »(8) et aussi que « ce n'est qu'en devenant sociable [que l'homme] devient un être moral, un animal raisonnable »(9). Mais c'est précisément parce qu'il ne conçoit pas les hommes comme naturellement sociaux qu'il s'affirme convaincu qu'une société qui conserverait ce trait de nature serait vouée à l'impuissance et à la division. Dans une telle société, dit-il, nul ne pourrait être ni moral, ni sincère ni même en sécurité. Rousseau exige donc que les individus soient « dénaturés », c'est-à-dire soustraits à l'individualisme et transformés en citoyens patriotes, vertueux et désintéressés, aimant leur cité plus qu'eux-mêmes et recherchant la vertu plutôt que leur intérêt propre.

Contrairement au contrat social de Thomas Hobbes (1588-1679), Rousseau exclut toute délégation de souveraineté aux gouvernants et exige l'institution du mandat impératif. Pour Rousseau, la souveraineté populaire est inaliénable. La représentation équivaut à une abdication.

Ce que Rousseau, dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, appelle état de nature est en fait un état de simple potentialité où sommeille la perfectibilité humaine. Cette notion de perfectibilité est essentielle, car c'est elle qui assure la médiation entre la nature et la culture. Elle n'a pas de contenu propre, mais permet à toutes les autres facultés de se manifester le moment venu. Rousseau veut montrer que l'homme se construit lui-même pour une large part, et que c'est en cela qu'il se distingue des animaux. La perfectibilité, dit-il, est cette « faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu, au lieu qu'un animal est, au bout de quelques mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la première année de ces mille ans »(10). Rousseau semble par là anticiper sur l'anthropologie philosophique d'un Max Scheler ou d'un Arnold Gehlen : ce qui distingue l'homme de l'animal, c'est qu'il est un « être de manque » (Mängelwesen) dont les instincts ne sont pas programmés dans leur objet, un être inachevé et largement indéterminé dont la plasticité lui permet de s'adapter à toutes les situations. C'est ce qui conduit Rousseau à écrire que l'existence sociale humaine est plus le fait de l'histoire que de la nature. Les animaux n'ont pas d'histoire, alors que l'homme se construit historiquement. Le propre de la nature humaine est d'être vouée à la culture et, comme telle, à l'historicité. L'homme, en d'autres termes, est un être qui ne peut jamais s'arrêter à ce qu'il est. Il y a chez lui une capacité de dépassement, de sortie de soi, qu'on ne retrouve dans aucune autre espèce. La « perfectibilité » n'est rien d'autre que la faculté de changement qui est le propre de l'espèce humaine.

A suivre

De grands ancêtres politiquement très incorrects

 

De grands ancêtres politiquement très incorrects.jpeg« Il conviendra de refouler impitoyablement tout étranger qui cherchera à s'introduire sans passeport ou titre de transport valable » Dérapage de Jean-Marie Le Pen ? Non, il s'agit d'une consigne donnée en 1937 par Marx Dormoy, ministre de l'Intérieur du Front populaire.

« Il faut limiter, sur le plan ethnique, l'afflux des Méditerranéens et des orientaux », « priorité aux naturalisations nordiques », puis aussi « C'est très bien qu'il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns […], mais à condition qu'ils restent une petite minorité. Sinon, la France ne serait plus la France. Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne. » Confidence imprudente de Philippe de Villiers ? Vous n'y êtes pas : ces propos ont été tenus par Charles De Gaulle, en 1945 et 1959.

Et encore : « L'avortement est un échec, un traumatisme, un mal et chacun souhaite en voir diminuer le plus possible le nombre. ». Envolée lyrique de Christine Boutin ? Encore raté c'est une déclaration d'Hélène Missoffe, député UDR et mère de Françoise de Panafieu, en 1974. Une dernière, proférée à rencontre d'un groupe d'homosexuels : « Allez vous faire soigner, bandes de pédérastes ! ». Coup de sang de Christian Vanneste après un dîner arrosé ? Point du tout, l'auteur en est, en 1971, Jacques Duclos, dirigeant du Parti communiste. La liste de ces improbables "perles" est longue. Dans son dernier livre La République amnésique, le jeune avocat Thierry Bouclier, avec l'érudition méticuleuse qu'on lui connaît (il est aussi l'auteur de biographies de Tixier-Vignancourt et de Poujade), se charge avec humour et finesse de les traquer, tapant ainsi gentiment sur l'épaule de nos censeurs, qui feignent d'ignorer que les idées et propos de leurs héros et maîtres à penser, propulsés par l'hagiographie officielle au rang de saints laïcs, tranchent quelque peu avec l'actuel "politiquement correct".

Patrie, colonisation, peine de mort, sécurité, préférence nationale. Ces vilains gros mots, bannis dès l'école maternelle du vocabulaire pudibond des gens comme il faut, sont autant de thèmes explorés méthodiquement par Thierry Bouclier. Et le résultat est fascinant, c'est, pêle-mêle, Jean Moulin, Jules Ferry, Jean Jaurès, et plus près de nous Georges Marchais, François Mitterrand, le Chirac des années 80 et bien d'autres encore qu'il faudrait traîner devant la justice. Et Thierry Bouclier de poser cette question réjouissante pourquoi l'Eglise catholique serait-elle la seule à faire repentance, à battre sa coulpe sur la poitrine de ses pères, la seule à faire pénitence de ses péchés mortels, sans espoir de miséricorde, devant le tribunal de la grande inquisition médiatique ? Débaptisons les rues, les écoles, les aéroports, sortons les cendres du Panthéon ! Un ouvrage amusant, étayé, didactique aussi comme peut l'être l’Historiquement correct de Jean Sévilla pour prendre mesure de la folle dérive des idées depuis quarante ans, pour mettre les pendules à l'heure, l'Histoire à l'endroit, et le nez de nos Torquemadas à Rollex dans leur insondable tartufferie.

La République amnésique, Thierry Bouclier, éditions Rémi Perrin, 192 pages, I6 €

G.C. monde&vie n°801 11 octobre 2008

lundi 28 septembre 2020

Louis XIII, une réhabilitation heureuse

 

Louis XIII, une réhabilitation heureuse.jpegDepuis l'âge romantique, le personnage de Louis XIII est malmené tant dans l'historiographie que dans la littérature en général. Pourtant, ces quinze dernières années, l'ancien roi de France est l'objet d'une réhabilitation indirecte. On pense notamment à l'excellent livre de Françoise Hildesheimer consacré au cardinal de Richelieu (Flammarion). Cependant, jusqu'à présent, aucune biographie consacrée au fils d'Henri IV et père de Louis XIV avait fait le point sur cette réhabilitation.

Avec son Louis XIII paru chez Perrin, Jean-Christian Petitfils comble heureusement cette absence. Petit-fils ne fait pas partie du sérail universitaire. Il n'empêche, son travail minutieux, précis et admirablement bien documenté n'en est pas moins solide. Il est aussi soutenu par une écriture d'une limpidité extrême, rendant la lecture des quelque 860 pages très agréable. Dès les premières lignes, l'auteur décrit ce jeune Dauphin, parfaitement imprégné de la tâche qui lui incombe et des devoirs qu'elle induit. Marqué par une maladie intestinale tout au long de sa vie, il tirera de ses faiblesses une volonté extraordinaire incarnée par la fameuse journée du 24 avril 1617 alors qu'il n'a pas dix-sept ans et qu'il s'empare du pouvoir personnel contre sa mère Marie de Médicis et le ministre italien Concini. L'intérêt aussi du livre est de replacer la réalité des rapports de pouvoir entre Richelieu et le roi l'un ne va pas sans l'autre écrit Petitfils. Le génie ne peut exister sans la volonté. Certes, le cardinal était supérieur à son maître, mais retirer à ce dernier les mérites de la décision serait une erreur en cette période complexe d'affermissement de l'Etat, de guerres, d'intrigues et de renouveau religieux. L'un et l'autre apparaissent surtout comme des précurseurs dont l'action va réellement bénéficier au fils, Louis Dieudonné, futur Louis XIV : « Ingratitude du destin ! Louis XIII et Richelieu ont semé, mais rien récolté, sinon troubles et misères. Ils sont morts au milieu du gué, avant d'avoir atteint leurs objectifs, en matière de politique étrangère comme en politique intérieure. De la couronne de gloire, Louis n'aura vu que les épines, et, à quelques heures près, sur son lit d'agonisant, il ne lui sera même pas donné d'apprendre la victoire décisive de Rocroi ! ». Petitfils décrit aussi un personnage attachant, profondément humain, possédant une foi chevillée au corps, résistant aux tentations auxquelles il pourrait céder si facilement du fait de sa position : « Il est vrai que je suis roi et que par là je puis me flatter de réussir si je le voulais mais plus je suis roi et en état de me faire écouter, plus je dois penser que Dieu me le défend, qu'il ne m'a fait roi que pour lui obéir, en donner l'exemple, et le faire obéir par tous ceux qu'il m'a soumis ». L'exemplarité se révèle encore dans les derniers jours de son règne. D'une lucidité sans faille, il souhaite corriger les injustices commises dans son entourage, se réconciliant avec son frère, faisant revenir les cendres de sa mère à Saint-Denis. Il meurt dans les bras de Monsieur Vincent, en prononçant le mot de « Jésus ». Petitfils nous offre un portrait saisissant et profond qui occupera une place de choix auprès de la biographie de Louis XIV et de Louis XVI, du même auteur.

Jean-Christian Petitfils, Louis XIII, Perrin, 970 pages, 28 €.

monde&vie 3 novembre 2008 n°802

René Goscinny 1926 - 1977 Un grand humoriste français

 

René Goscinny 1926 - 1977.jpegLa bande dessinée fut longtemps une activité méprisée. Il fallut donc à René Goscinny un talent hors du commun pour imposer son œuvre dans l'imaginaire collectif des Français et de bien d'autres peuples. René Goscinny est né en 1926 à Paris. Ses parents n'ont été naturalisés Français que très peu de temps avant sa naissance. Il appartient en effet à une famille juive, originaire de l'Europe orientale et plutôt bourgeoise. Sur le plan philosophique, la famille est profondément laïque et le père de René sera même franc-maçon. En 1928, les parents et leurs deux fils, Claude et René, partent pour l'Argentine, où René passera toute sa jeunesse. Cependant, il n'y aura pas de rupture avec la culture française, car il fera toutes ses études au collège français de Buenos Aires. Il s'y révélera bon élève et obtiendra son baccalauréat en 1943. Il est alors fasciné par la bande dessinée encore balbutiante et par la littérature humoristique. A la suite du décès de son père en 1943, il doit travailler comme comptable, mais ne brille guère dans ces fonctions bien éloignées de ses préoccupations et de sa grande culture. En 1945, il quitte l'Argentine pour les Etats-Unis, où vit un de ses oncles. Sa mère et lui habitent New York et exercent divers petits emplois. Son service militaire, effectué à Aubagne, lui permet de renouer avec la France durant l'année 1946-1947

De retour aux Etats-Unis, la chance semble lui sourire lorsqu'il est engagé, en 1948, par une agence de publicité. Il publie aussi quelques livres pour enfants. A l'époque, Goscinny se considère encore comme un dessinateur. Il rencontre alors trois belges qui séjournent aux Etats-Unis et qui sont de futurs grands noms de la bande dessinée : Joseph Gillain Qijé), André Franquin et Maurice de Bévère (Morris). Jijé fera comprendre à Goscinny qu'il a un véritable talent de scénariste et non de dessinateur. Ne sentant pas venir la réussite à New York, Goscinny se tourne vers le pays phare de la bande dessinée, la Belgique. A Bruxelles, il est engagé par la World's Press, agence de presse très proche des célèbres éditions Dupuis qui contrôlent Spirou. Il va exercer ses fonctions principalement à Paris, à partir de 1951, dans l’antenne parisienne de l'agence. Son travail lui permet de nouer une amitié solide avec le grand scénariste Jean-Michel Charlier et avec le dessinateur Albert Uderzo. Goscinny et Uderzo créent ensemble la première version des aventures de l'indien Oum-Pah-Pah ainsi que les aventures du corsaire Jehan Pistolet. Les deux hommes se spécialisent. Goscinny réalise les scénarios et Uderzo les dessins. René mène une vie rangée, habitant avec sa mère à Paris et travaillant avec acharnement. Peu à peu, le succès lui sourit. Au milieu des années cinquante, il crée avec le dessinateur Sempé le personnage du Petit Nicolas, chronique tendre de l'enfance. En 1955, commence sa longue collaboration avec Morris, dont il va désormais écrire les scénarios de Lucky Luke. Il révèle un formidable talent d'humoriste dans la réalisation de ces parodies de westerns. Certains albums sont de véritables chefs-d'œuvre du genre. Aujourd'hui encore, les albums scénarisés par Goscinny n'ont pas vieilli.

Militant pour la défense des droits des auteurs de bandes dessinées face à leurs employeurs, il est licencié de la World's Press, mais Charlier et Uderzo le suivent. Ils créeront ensemble les agences de presse Edi-France et Edi-Presse. A l'époque, Goscinny travaille beaucoup pour Spirou, mais surtout pour Tintin, où il joue un rôle important.

En 1959, l'hebdomadaire pour la jeunesse Pilote est créé avec le soutien de Radio-Luxembourg. Pilote, auquel il collabore activement, va cependant connaître un demi-succès et de réels déboires. En 1963, le propriétaire, Dargaud, nomme Goscinny et Charlier co-rédacteurs en chef. Ils augmentent la part de la bande dessinée dans l'hebdomadaire. Le succès est alors incontestable et Goscinny en devient directeur en 1967 Pilote sera une pépinière de talents et un espace de liberté. Goscinny y révélera ses qualités humaines et d'animateur d'une équipe très diverse.

Mais l'événement le plus marquant de sa carrière sera la création d'Astérix, en collaboration avec Uderzo, en 1959. Le succès de la série ne Français, mais aussi les étrangers, se passionnent pour les aventures du guerrier gaulois et de ses amis (Obélix, le druide Panoramix...) infatigables résistants à l'occupation romaine. En faisant rire ses lecteurs, Goscinny vient de créer un héros qui va devenir un véritable mythe. Le succès d'Astérix ne fera ensuite que s'amplifier.
En 1962, il crée encore avec Tabary les hilarantes aventures du sinistre vizir Iznogoud, souvent totalement délirantes.
Les années qui suivront seront contrastées pour Goscinny. D'un côté, il rencontre un succès triomphal en tant qu'auteur, fait un mariage heureux en 1967 et devient père d'une fille, Anne, en 1968; mais, de l'autre, il va souffrir des conséquences des événements de Mai 1968. De nombreux collaborateurs de Pilote critiquent son relatif conservatisme et ébranlent son autorité. Déçu, il finira par en abandonner la direction en 1974.
Il s'intéresse de plus en plus au cinéma avec son grand ami Pierre Tchernia. Il participe largement à la conception des films à succès que seront Le Viager (1972) et Les Gaspards (1973). Puis il crée avec Uderzo les Studios Idéfix, destinés à produire des dessins animés de qualité. Deux incontestables réussites en seront le résultat : Les 12 travaux d'Astérix (1976) et La ballade des Dalton (1978). Il meurt en 1977 à 51 ans seulement, d'un accident cardiaque lors d'un test d'effort demandé par son médecin. Il laisse une œuvre considérable, qui continue d'enchanter ses lecteurs et dont l'audience est aujourd'hui mondiale. Astérix, par exemple, a été vendu à environ 300 millions d'exemplaires et traduit en plus de 120 langues. Son lectorat regroupe aussi bien des enfants que des adultes cultivés. Chaque lecteur apprécie une part différente de son talent à multiples facettes. Il est le créateur du seul héros mythique et patriotique créé en France au XXe siècle. Le père d'Astérix, grand humoriste, était aussi un grand Français.

Jacques Saint-Pierre monde&vie n°797 28 juin 2008

Les faux rebelles

 Ils ont fait, selon leur génération, les barricades de 1968, les manifs étudiantes de 1986 ou les rassemblements anti-Le Pen de 2002. L’été 2003, certains se sont retrouvés à la grande fête altermondialiste qui s’est tenue sur le plateau du Larzac, comme au bon vieux temps des pantalons pat’d’eph’, des 2 CV orange et des sacs à main en toile de jute. Quand ils fument, ce n’est pas toujours du tabac. Leurs nuits sont peuplées de cauchemars qui ont nom capitalisme, libéralisme, fascisme et racisme. Etudiants hier, ils travaillent aujourd’hui dans des secteurs où ils gagnent beaucoup d’argent. Ils ont néanmoins bonne conscience, car ils sont des révoltés : contre un monde injuste et dur, ils portent haut le flambeau de la morale et des droits de l’homme. Ils le disent dans les journaux et à la télé – qui les accueillent volontiers. C’est maintenant le comble du chic : des brasseries de Saint-Germain-des-Prés au Festival de Cannes, tout le (beau) monde se dit « politiquement incorrect ».

Etrange unanimité. Car qu’y a-t-il derrière cette expression qui tend à se banaliser ? Au printemps dernier, Jean-François Kahn publiait un Dictionnaire incorrect (Plon) dans lequel il entendait pourfendre « la bien-pensance et les nouveaux conformismes ». Il y a trois ans, Vladimir Volkoff – qui vient de mourir – avait fait de même paraître un Manuel du politiquement correct (Editions du Rocher) où il s’attaquait à l’idéologie dominante. En effectuant une lecture croisée des deux volumes, on trouve quelques réflexions convergentes, mais surtout une multitude de désaccords, et sur des points essentiels. D’après Kahn, rechercher l’absolu est « sublime », mais « croire l’avoir trouvé génère toujours des catastrophes ». Volkoff déplore au contraire que « dans la vision politiquement correcte des choses, il n’y a pas d’absolu ».

Deux personnalités, deux livres, deux définitions opposées. L’expression « politiquement correct » étant passée dans le langage commun, chacun l’emploie en lui appliquant le contenu de son choix : on a ainsi entendu Jacques Chirac, Michel Rocard, Nicolas Sarkozy, François Bayrou, Jean-Marie Le Pen ou Laurent Fabius stigmatiser les méfaits du politiquement correct. S’y opposer, ce serait manifester le courage du « politiquement incorrect ». Mais cette étiquette n’étant pas non plus une marque déposée, n’importe qui peut prétendre jouer les contestataires en véhiculant les plus solides conformismes de l’époque : le magazine Les Inrockuptibles se vante bien d’être un journal « culturellement incorrect », alors qu’il a épousé toutes les causes militantes qui fleurirent aux Etats-Unis avec le mouvement « politically correct ».

C’est en Amérique, il ne faut pas l’oublier, que la formule est née. En 1990, un chroniqueur du New York Times dénonçait une « nouvelle orthodoxie en vogue sur les campus ». Se réclamant de Sartre, de Foucault, de Derrida, de Deleuze ou de Marcuse, le mouvement « pc » (prononcer pi-ci) rassemblait la gauche intellectuelle américaine : marxistes, postmodernistes, féministes et gays radicaux, afro-centristes, etc. Au mythe fondateur du melting-pot, celui de la fusion des cultures dans l’ American way of life, cette nébuleuse progressiste substituait le modèle du multiculturalisme, où chacun revendique sa particularité et obtient que sa différence soit protégée par la loi.

Importée en France au début des années 90, la formule a fait florès. Le politiquement correct, c’est désormais ce à quoi tout le monde affirme avec fierté ne pas se soumettre. Mais comment le définir ? Plus qu’une doctrine, l’expression évoque des réflexes, une sensibilité, une manière de réagir devant l’actualité. Vladimir Volkoff, dans le livre cité plus haut, mentionnait plusieurs sources idéologiques conditionnant ces réflexes : la sympathie pour les démunis et l’antipathie pour les possédants, héritage du socialisme ; un certain misérabilisme, venu du christianisme de gauche ; le goût de l’égalité et la méfiance à l’égard de la société, dans la lignée du rousseauisme ; le sens de la lutte des classes et l’affinité avec les mouvements révolutionnaires, avatar du marxisme ; le rejet de toute structure paternelle, scorie d’un complexe d’OEdipe sorti du freudisme ; la haine des normes morales et des hiérarchies sociales, legs de la « pensée 68 ».

Au cours de la même période, le politiquement correct s’est imposé dans les milieux culturels et médiatiques, souvent en contradiction avec les enjeux d’une époque qui a vu reculer les clivages idéologiques (le conflit Est-Ouest s’étant éteint, et la distinction gauche-droite ayant perdu de sa pertinence), et en tout cas en décalage avec la société. En matière de sécurité, d’éducation, de morale civique ou de regard sur l’immigration, on sait que les élites parisiennes, au nom du politiquement correct, ont vite fait de cataloguer de « populistes » les attentes d’une population qui n’habite pas les beaux quartiers. En matière économique, de même, l’antilibéralisme sert souvent de masque à un anticapitalisme primaire, appuyé sur des raisonnements déconnectés du réel.

Dès 1991, analysant dans Le Figaro l’émergence du politiquement correct, Annie Kriegel soulignait les dangers d’un nouveau maccarthysme consistant à délégitimer son contradicteur en l’assimilant aux personnages ou aux théories symbolisant le mal à travers l’histoire. Ce terrorisme intellectuel, au cours des dernières années, a été dénoncé par des esprits issus de traditions très diverses. Mais dans le cas de ceux qui venaient de la gauche, c’était au prix d’une contradiction ou d’une rupture avec leur famille d’origine. Cette rupture, encore faut-il l’assumer. Sous peine d’être un faux rebelle.

Jean Sévillia

https://www.jeansevillia.com/2015/04/11/les-faux-rebelles/

D'Artagnan - Un héros français

 

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D’Artagnan appartient à l'imaginaire collectif français et peut-être même mondial. Personne n'ignore le personnage créé par le génie d'Alexandre Dumas. Même ceux qui n'ont pas lu les romans connaissent les qualités de notre héros, cou rage, audace, insouciance, esprit chevaleresque, mais aussi ruse, désir de défendre ses intérêts et droits légitimes, ambition, tout cela sublimé par un extraordinaire sens du panache. D'Artagnan est le reflet de certaines mentalités et traditions françaises, mais il est aussi la représentation de ce que les Français aimeraient être. Sans doute parce qu'il est très français, ce personnage a séduit le monde. Preuve évidente qu'on ne peut séduire les autres qu'à la condition de rester soi-même et donc d'être différent d'eux. Ce mythe littéraire est pourtant fondé sur une incontestable réalité. D'Artagnan a existé. Mais littérature et cinéma lui ont donné une dimension exceptionnelle. Celui qui deviendra Charles de Batz-Castelmore, comte d'Artagnan est né, en réalité, à une date indéterminée qu'il est possible de fixer approximativement autour de 1615.

Il naît au château de Castelmore près de Lupiac, en Gascogne, fils de Bertrand de Batz et de Françoise de Montesquiou. Il quitte la Gascogne dans les années 1630 et rejoint Paris pour y faire une carrière militaire. Il sert chez les gardes françaises puis se retrouve chez les prestigieux mousquetaires. Durant ces années et celles qui suivent, il guerroie dans diverses campagnes militaires. Peu à peu, il entre au service du cardinal Mazarin qui lui confie de nombreuses missions durant la Fronde. Entre autres, il assure les contacts avec les différents chefs militaires demeurés fidèles au roi. Lorsque, en 1651, les Frondeurs contraignent Mazarin à l'exil, il l'accompagne et maintient les relations entre le cardinal et le roi. Il est devenu un fidèle de Mazarin et un de ses hommes de confiance. Cela le fait apprécier par le jeune Louis XIV et par sa mère, Anne d'Autriche. Le retour en France de Mazarin et la victoire du roi et de son Premier ministre contre les Frondeurs assurent l'avenir de Charles de Batz, comte d'Artagnan. En 1655, il est capitaine aux Gardes et, en 1658, il devient sous-lieutenant de la 1ère compagnie des mousquetaires dont il assure le commandement réel. En 1659, il épouse Charlotte-Anne de Chanlecy. Ils auront deux fils mais se sépareront dès 1665. La même année 1659, il accompagne Louis XIV lors de son grand voyage qui doit le mener à Saint-Jean-de-Luz pour son mariage avec l'infante Marie-Thérèse, fille du roi d'Espagne. D'Artagnan joue un rôle essentiel en assurant la sécurité du roi et du cortège à la tête de la compagnie des mousquetaires. En 1661, il est chargé par le roi d'arrêter à Nantes le surintendant des finances Fouquet. Il sera ensuite son geôlier dans diverses prisons durant plusieurs années. Il le conduit, en janvier 1665, à la forteresse de Pignerol où Fouquet terminera ses jours longtemps après. D'Artagnan remplira ces tristes fonctions avec humanité. En 1667 il est reçu par le roi dans sa nouvelle charge de capitaine lieutenant de la 1ère compagnie des mousquetaires. Il est aussi nommé brigadier de cavalerie. Il participe activement aux opérations militaires de la période et y joue un rôle important. En 1672, il est gouverneur de Lille, ville récemment rattachée au royaume. Il s'agit d'un poste très politique et de grande confiance. Il devient aussi maréchal de camp. Il est mortellement blessé, en juin 1673, lors du siège de Maastricht. Son dévouement au Roi, son courage, ses qualités le feront regretter par ses contemporains, au premier rang desquels Louis XIV. Telle est l'histoire du personnage réel.

En 1700, Courtilz de Sandras, un spécialiste de la biographie romancée, va publier Mémoires de Monsieur d'Artagnan où il mêle éléments réels et inventés. La légende commence à naître. Mais elle ne va réellement prendre forme qu'avec Alexandre Dumas. Il produit en quelques années les trois romans qui racontent trois épisodes marquants de la vie de notre héros : Les trois mousquetaires (1844) évoque la jeunesse, Vingt ans après (1845), la maturité, Le Vicomte de Bragelonne (1847-1850), l'approche de la vieillesse et le temps des désillusions. Il a l'idée géniale de joindre à d'Artagnan trois amis, autres héros à la personnalité marquée : Athos, Porthos et Aramis. Le succès sera considérable et ne se démentira jamais. D'Artagnan et ses amis mousquetaires vont contribuer à la formation intellectuelle et morale de plusieurs générations. Mais cette extraordinaire épopée va aussi influencer de nombreux écrivains. De Stevenson à Tillinac en passant par Jacques Perret, nombreux sont les auteurs qui considèrent la trilogie de Dumas comme incontournable et voient en d'Artagnan un personnage phare d'une mythologie moderne. Il va d'ailleurs être repris par d'autres romanciers populaires, preuve qu'il a une dimension universelle qui échappe même à Dumas. Albert Blanquet publiera Les amours de d'Artagnan (1858) et Paul Mahalin, un collaborateur de Dumas, écrira Le fils de Porthos (1883) et D'Artagnan (1890). Paul Féval fils poursuit l'épopée avec Le fils de d'Artagnan (1914), D'Artagnan contre Cyrano (1925), D'Artagnan et Cyrano réconciliés (1928). En 1955, sous le pseudonyme d'Arsène Lefort, Jean de La Hire publie Le grand secret de d'Artagnan. En 1962, D'Artagnan amoureux paraît deux mois après la mort de son auteur, Roger Nimier.

Mais d'Artagnan a aussi inspiré d'autres personnages. Le chevalier de Pardaillan créé, au début du XXe siècle, par le flamboyant Michel Zévaco rappelle par bien des aspects le mousquetaire de Dumas même si Pardaillan est bien moins respectueux de l'ordre établi. Dès ses débuts, le cinéma a encore contribué à populariser d'Artagnan avec de grands metteurs en scène comme Georges Sydney (les Trois mousquetaires - 1948) ou Abel Gance (Cyrano et d'Artagnan - 1964) mais aussi avec de bons artisans comme Cottafavi, Bernard Borderie, Richard Lester, Bertrand Tavernier, etc. Enfin, la télévision lui a consacré de nombreuses et souvent intéressantes œuvres. Personnage réel devenu une légende assez éloignée de la réalité grâce à Dumas, d'Artagnan continue ses aventures dans la culture populaire écrite ou filmée. Ne nous en plaignons pas car le mousquetaire du roi a toujours su galoper et nous entraîner sur le chemin de l'honneur.

Jacques Saint-Pierre monde&vie n°788 15 décembre 2007

dimanche 27 septembre 2020

La trifonctionalité de la caste sacerdotale chez les Germains

 

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  • Armement de guerrier de l'Âge du Bronze danubien ou centre-européen, influencé de façon déterminante par la civilisation du Bronze nordique. Ces armes se retrouveront plus tard en Grèce et en Crète, ce qui prouve une migration de peuples selon l'axe Jutland / Panonnie / Grèce.

Il y a plusieurs décennies, presque un siècle déjà, que les Européens ont retiré de l'oubli les héros des temps vikings, leurs vieux dieux païens, leurs figures de dragons et autres forces sombres pour leur redonner vie. Le paganisme connaît un vrai revival. Mais avant que tout cela ne fût possible, il a fallu livré un rude combat pour la revalorisation intellectuelle des anciennes structures de la pensée indo-européenne et pour que soient redécouverts les principes sous-jacents des institutions de nos ancêtres lointains mais directs. Ce combat fut long, jalonné d'embûches : des figures comme les Prof. Jan De Vries et Georges Dumézil ont attendu longtemps la reconnaissance que méritaient amplement leurs travaux. Prétexte : l'ombre du national-socialisme planait sur les études indo-européennes, ainsi que le souvenir des manipulations qu'il leur avait fait subir. Malgré cela, ces études ont percé ! Les thèses de De Vries et de Dumézil semblaient si bien étayées que, rapidement, plusieurs courants universitaires ont repris leurs idées et positions à leur compte. Tant et si bien que nous devons reconnaître aujourd'hui que le structuralisme ethnologique d'un Dumézil et la phénoménologie typologique d'un De Vries ont eu beaucoup plus d'impact sur les sciences religieuses que la perspective psychologique, au demeurant très intéressante, des Spencer, Gillen et Neumann, et que l'orientation sociologique de Malinowski et Caillois. Ce succès est dû aux travaux préparatoires de l'école de la Kulturkreislehre (théorie des cycles de culture) qui, la première, dans le domaine des sciences religieuses, exigea le respect de toute spécificité.

Mais revenons à notre propos : la trifonctionalité chez les Indo-Européens. L'idée de trifonctionalité est née, en fait, grâce à la collaboration étroite entre 2 indo-européanistes éminents, Stig Wikander et Georges Dumézil. C'est ce dernier qui a travaillé l'idée à fond et lui a donné sa pleine maturité. Jan de Vries a reconnu d'emblée l'importance de ces travaux et en a recueilli l'essentiel pour façonner ses thèses séduisantes sur les Germains de l'Antiquité. Dumézil s'est toujours insurgé contre les tentatives de vulgarisation de ses thèses, c'est pourquoi nous avons quelques scrupules à n'en livrer ici que les grandes lignes, car notre temps et notre espace sont hélas limités. Ceux qui veulent étudier ces matières en détail, doivent bien sûr lire et méditer directement les œuvres de Wikander, De Vries et Dumézil.

Les tablettes de Bogazköy

La découverte des tablettes de Bogazköy a donné le coup d'envoi de ces études indo-européennes. En les étudiant, Dumézil remarque une tripartition, dont il s'était déjà aperçu par ailleurs, mais qu'il avait pu difficilement ériger au rang de théorie. Il s'agissait de Mithra-Varuna, Indra et des jumeaux Nâsatya. Il devinait que cette distinction était d'ordre fonctionnel. C'était repérable dans le premier groupe, celui de Mithra-Varuna, avec Mithra (fonction juridique) et le dieu borgne Varuna (fonction religieuse). Le deuxième groupe ne comprenait que le dieu Indra, associé parfois à Agni pour devenir Indrâgni (fonction de combat). Le troisième groupe était constitué de jumeaux (fonction de fertilité). Cette tripartition était un reflet de la vie quotidienne, où les 3 castes jouaient un rôle absolument dominant, notamment les Brâhmanes (prêtres et connaisseurs du droit), les Ksatriya (les guerriers) et les Vaisa (les producteurs).

Un étude comparative des structures propres aux peuples apparentés confirma immédiatement qu'il s'agissait là d'un phénomène typiquement indo-européen. En effet, on connaissait déjà, chez les Germains, la tripartition entre Tyrr-Oddhin, Thórr et Njörd. Tyrr est l'ancien dieu du ciel (Dyaus, Tiwaz) ; il est manchot et juge suprême. Odhinn est le grand chamane et le dieu suprême en matières religieuses. Comme Varuna, il est borgne. Thórr est le guerrier-type et est très souvent associé avec un autre dieu étrange, Loki, dont le nom est étymologiquement apparenté à celui de Lykè (la lumineuse île septentrionale des Grecs) et à celui de Lucifer (le dieu romain de la lumière, dont les chrétiens ont fait un ange déchu). Dans ce cas, ce dieu double s'appelle Utgardloki (Utgard étant un autre nom pour désigner Thórr). Le parallèle est évident, ici, avec l'Indrâgni indien. La dernière fonction, celle de la fertilité, est représentée par l'androgyne Njörd et amplifiée par ses enfants, les jumeaux Freyr-Freyja, dieu et déesse des amours, de l'amour et donc de la fertilité. Chez d'autres peuples indo-européens, on trouve un parallélisme identique, aussi clair.

Il nous semble important d'analyser en détail, à la suite de De Vries, la tripartition au sein de la première caste chez les peuples germaniques. Il semble donc qu'il n'y ait pas eu tripartition seulement entre les 3 grandes castes mais qu'à l'intérieur de chacune de ces castes, il y ait eu aussi une répartition fonctionnelle. Dumézil avait attiré notre attention sur la tripartition au sein de la caste supérieure chez les Romains. Il distinguait parmi les flamines majores, le flamen dialis (adjectif dérivé du nom de l'ancien dieu du ciel, Dyaus, et attribué aux prêtres que ne concernent que la première fonction), le flamen martialis (adjectif dérivé du dieu Mars, dieu de la guerre, et attribué aux prêtres qui ne font fonction que pour la deuxième caste) et le flamen quirinalis (consacré au dieu Quirinus, qui n'entre en fonction que lors des fêtes paysannes). Très probablement, cette répartition des tâches existait aussi chez les autres peuples indo-européens, à quelques nuances près.

César écrit, dans son De Bello Gallico (VI, 21) : « Chez les Germains, les us et coutumes sont tout autres (que chez les Celtes) ; ils n'ont pas de druides pour veiller au culte et ne font guère de cas des sacrifices ». De Vries a pu démontrer que cet avis de César est inexact et induit en erreur. Strabon et Ammien Marcellin, au contraire, étaient d'avis qu'il existait un parallèlisme très net entre ces différents peuples. Tous deux ont remarqué que chez les Gaulois 3 groupes de personnages exercent les fonctions spirituelles. Ils font d'abord mention des drasidaedryidae ou druidae). Les historiens les appellent tantôt "philosophes" tantôt "explorateurs de la nature". Diogène Laërce  les place entre les magi perses, les chaldéens babyloniens et assyriens et les gymnosophes indiens. Remarque importante : les druides comme les gymnosophes indiens devaient entreprendre une longue période d'études s'ils voulaient exercer cette fonction (20 ans chez les druides, 36 ans chez les Brâhmanes) ; ensuite, il leur était interdit, comme aux ressortissants de la caste religieuse indienne, de consigner par écrit leurs enseignements. (vraisemblablement une déformation de […]

Le second groupe, celui des bardi ou bardoi, avait pour tâche de chanter les actes et gestes des héros, des guerriers. Ils entrent bien ainsi dans  la seconde caste du schéma trifonctionnel. Le clan des prêtres consacrés à la troisième fonction est celui des euhagis (chez Ammien) ou ouateis (chez Strabon). C'est la graphie grecque pour désigner les vates. Leur fonction est décrite comme suit : "sublima naturae pandere" (expliquer la nature sublime) et "scrutare sacruficandi" (la connaissance des sacrifices). Sans doute, ces vates ressemblaient-ils fort aux augures, qui prédisaient l'avenir à partir d'événements naturels. Quoi qu'il en soit, ces prêtres se trouvaient en rapport plus direct avec la nature, les paysans, le peuple, que les druides et bardes et ne pouvaient vraisemblablement être consultés que par des ressortissants de ces strates-là de la population. Du point de vue étymologique, le terme vates est également très important. Les linguistes sont d'accord pour dire que l'origine de ce mot est indo-européenne et est analogue à celle du gotique woths, du vieil-anglais wodh, du vieux-norrois ódhr, de l'allemand Wut et du moyen-néerlandais woed, ce qui signifie “animé”, “possédé”. En grec, ce terme se traduit par ouateis, en latin, par vatesfaíth. Françoise Le Roux nous donne un bon résumé de ce qui précède en expliquant que le druwid est le prêtre qui sait ; que les ueletos (filibard) sont ceux qui voient (les poètes sont des voyants et des annonciateurs de l'avenir) ; que le uates (faíth) est le prêtre qui agit. Cette tripartition gauloise, que nous retrouvons chez les Irlandais avec les druífili et faíth, nous pouvons également la découvrir chez les Germains. et en irlandais par

Le terme gaulois gutuater

Lors de la grande assemblée qui eut lieu pendant la septième année de la guerre des Gaules, où les tribus gauloises décidèrent de tenir tête à César, il est question d'un chef de cette résistance celtique, un certain Gutruatus. L'assemblée a eu lieu à Carnutum, la cité des druides. Le nom gutruatus apparait également sur une inscription de Mâcon, sur laquelle nous apprenons quelqu'information sur un certain Sculpicius. Celui-ci y est nommé aussi bien flamen Augusti que gutuater Martis. Comme le remarque Ausone, il ne s'agit pas d'une dénomination locale ; Ausone explique le terme gutuater comme stirpe Druidarum satus (tout-à-fait druide d'origine). Si nous analysons attentivement le terme gutuater, nous découvrons en fait gutu-pater (le père qui invoque Dieu), terme qui correspond entièrement au gudja germanique (gotique : gudja ; vieux-norrois : godi). Le terme indien hotar (classe royale de Brâhmanes, chargée des rituels et cérémonies officielles) y est également apparenté. L'origine indo-européenne du mot est donc indubitable. Tacite nous apprend que le gutuater remplit une fonction juridique et détient des pouvoirs magiques. Il jettait également le sort en jetant les runes. C'était donc un prêtre lié à la première fonction, celle assumant le droit et le système magico-religieux. Les Germains disposaient également de prêtres chanteurs, les skaldes. Ils chantaient les galdr, les chants magiques et éternisaient ainsi les gestes des héros tombés au combat. Le dernier groupe est à peine perceptible chez les tribus germaniques mais nous disposons encore de suffisamment de traces pour en affirmer l'existence.  C'était le groupe des pulr. Mot apparenté : pylja (parler indistinctement, marmonner). Même si la fonction des pulr nous est inconnue, il est tout de même important de savoir que leurs chants, les thulur, sont souvent synonymes des dits blótsögn, les chants d'offrandes, propres à la troisième fonction, celle de la fertilité.

Nous pouvons en déduire que les Germains, comme les Indiens, les Romains et les Celtes, avaient une caste bien structurée de prêtres et que l'expression sacerdos civitatis, utilisée par Tacite pour désigner la communauté germanique, cadrait bien avec la réalité.

Si nous comparons avec les dieux, nous obtenons la répartition suivante :

Groupe de prêtres / Dieux / Fonctions

♦ Chez les Celtes ♦

a) les Gaulois

druides / Nodens-Teutates / fonction juridique, religieuse
bardes / Taranis / culte des guerriers
uates / Borvo / guérison, fertilité

b) les Irlandais

druí / Dagda-Ogme / fonction juridique, religieuse
fili / Morrígan / fonction guerrière
faíth / Diancecht, Oengus / guérison, jeunesse

♦ Chez les Germains ♦

godi / Tyrr, Odhinn / fonction juridique, religieuse
skald / Thórr / fonction guerrière
pulr / Njörd, Freyr-Freyja / fertilité, amour(s)

♦ Chez les Romains ♦

flamen dialis / Jupiter / fonction juridique, religieuse
flamen martialis / Mars / fonction guerrière
flamen quirinalis / Quirinus / culte des hommes à l'intérieur de la gens (curies = co-uir-ia)

Nous pouvons donc affirmer qu'il s'agit d'une répartition typiquement indo-européenne, posée selon un ordre social fonctionnel. Mais ici nous n'avons qu'effleurer très superficiellement le sujet. Une étude très approfondie de ces matières mérite d'être entreprise. 

► Koenraad Logghe, Vouloir n°68/70, 1990.

(allocution prononcée lors du séminaire annuel des rédacteurs de Vouloir et d'Orientations, mai 1990)

◘ Bibliographie :

— De J. de Vries :

  • Kelten und Germanen, München, 1960.
  • La religion des Celtes, 1984.

— De Régis Boyer :

  • Sagas islandaises, 1987.
  • Le monde du double, 1986.

— De F. Le Roux & CH.-J. Guyonvarc'h :

  • Les Druides, Rennes, 1986.
  • La souveraineté guerrière de l'Irlande, Rennes, 1983.

— D. Éribon, Entretiens avec Georges Dumézil, 1987, Folio/Gal.
— L. Frédéric, Dictionnaire de la civilisation indienne, 1987.

http://www.archiveseroe.eu/tradition-c18393793/63