Rousseau observe aussi que chaque nation a un « projet national » différent de celui des autres nations; il en déduit que, si la nature humaine est partout la même, une telle diversité ne peut être regardée comme un pur « fait de nature ». La volonté (politique et historique) est ce qui différencie l'homme de l'animal mené par ses seuls instincts : c'est par un consentement des volontés que se constituent les sociétés particulières. Si l'on admet cela, alors on doit aussi admettre que l'homme s'est affranchi à un moment donné de certains traits « naturels » qui le rattachaient au monde animal : la société humaine n'est pas « naturelle » à la façon de celle des termites ou des fourmis. C'est à cet affranchissement que correspond chez Rousseau le passage de l'état de nature à l'état social.
Cette remarque permet de mieux comprendre ce qu'entend Rousseau lorsqu'il parle de la « bonté naturelle » de l'homme à l'état de nature. Cette « bonté naturelle » n'est pas une qualité morale, mais une simple propension, et cet « homme » n'en est pas encore tout à fait un, puisqu'il n'a pas encore intériorisé dans sa conscience l'existence des autres. Rousseau le dit très explicitement : l'humanité proprement dite ne commence qu'avec le surgissement simultané de la conscience d'autrui, la distinction entre le bien et le mal, et la possibilité d'agir librement.
Concilier dépendance et liberté
L'homme des origines n'était pas naturellement social, mais avait la faculté naturelle de le devenir. En parlant de la nécessité de « changer, pour ainsi dire, la nature humaine »(11) ce que veut dire Rousseau, c'est que l'homme doit désormais se réapproprier son propre dans le contexte nouveau de la vie en société. Dans l'état de nature, l'homme n'était pas « divisé » comme il l'est aujourd'hui, il était un. Il faut restituer cette unité en la portant à un autre niveau : amener l'homme à se solidariser de ses semblables, en faisant consciemment de son être propre une partie du corps politique, de son moi personnel une partie du moi commun. Autrement dit, conserver l'idée d'unité, mais en l'appliquant maintenant au domaine social - fonder une cité que l'on pourra « aimer de ce sentiment exquis que tout homme isolé n'a que pour soi-même »(12).
Comme l'explique Benjamin Barber, « la première phrase du Contrat social, selon laquelle l'homme, né libre, est partout dans les fers, ne signifie pas que l'homme est libre par nature et que la société l'asservisse. Elle signifie plutôt que la liberté naturelle est une abstraction, tandis que la dépendance est la réalité humaine concrète. Le but de la politique n'est donc pas tant de préserver la liberté naturelle, mais de rendre la dépendance légitime par la citoyenneté et d'établir la liberté politique grâce à la communauté démocratique »(13).
Karl Polanyi va jusqu'à écrire : « Parler d'un contrat ou d'un pacte social dans lequel [le lien social] trouve son origine ne signifie pas que les êtres humains aient un jour effectivement existé hors de la société, et que la société ait été fondée par le rassemblement de ces individus qui, un jour, auraient décidé dans la plénitude de leur volonté qu'une chose comme la société dût exister. Rousseau n'a pas été naïf au point de croire cela. Il a utilisé l'artifice du contrat ou du pacte social comme tout savant utilisait une hypothèse, qu'il a donc avancée simplement pour expliquer les faits. L'artifice du pacte social ne nous explique pas comment la société a été créée, ce que Rousseau admet ne pas savoir, mais à quoi elle ressemble effectivement. Le pacte ne montre pas les origines de la chose, il la décrit telle qu'elle est »(14).
Un peuple véritablement souverain
Chez Hobbes, le moteur du contrat social est la peur - c'est afin d'échapper à la mort violente, et donc de faire valoir leur droit à la vie, que les individus décident de passer entre eux un contrat créateur d'un Etat. Le contrat social de Rousseau est tout différent. N'étant pas en lui-même créateur d'un ordre juste, il n'a plus rien à voir avec le contrat des contractualistes libéraux. Mais, il ne faut pas s'y tromper, Rousseau s'intéresse en fait surtout à un nouveau contrat, un contrat social encore inexistant, qui permettrait de régénérer la société ou d'en fonder une nouvelle, où le peuple serait véritablement souverain. « Le pacte social, précise-t-il dans l'Emile, est d'une nature particulière, et propre à lui seul, en ce que le peuple ne contracte qu'avec lui-même - c'est-à-dire, le peuple en corps comme souverain, avec les particuliers comme sujets ».
Cette idée d'un « peuple en corps comme souverain » va à rencontre des idées des « philosophes », qui s'obstinent, au risque de réduire l'esprit civique à néant, à faire de la défense des droits individuels le fondement de la politique. Les gens ordinaires, dit Voltaire, sont la « source de tout fanatisme et de toute suspicion ». D'Holbach parle de « canaille », de « populace stupide », tandis que Diderot assure qu'« ôter du peuple son caractère de peuple équivaudrait à le rendre meilleur » ! Rousseau est le premier, là encore, à parler des « gens de peu » autrement que comme d'une masse informe, d'un matériel à transformer. « Il a évoqué ce que les gens du peuple ressentaient, ce qu'ils pensaient et ce qu'ils faisaient, la façon dont ils travaillaient et vivaient. Il a aussi affirmé que leurs traditions et leurs allégeances étaient valables et saines, et que leurs croyances et leur foi étaient profondes et inspirées [...] Rousseau a lié de façon indissoluble le concept de société libre à l'idée d'une culture populaire [...] Une culture hors du peuple, une civilisation accaparée par quelques uns était pour lui une contradiction dans les termes. Son idéal de vie était une vie vécue par le peuple »(15).
Seule démocratie authentique : la démocratie directe
Le peuple est le seul à avoir le droit de gouverner parce qu'il est le seul sujet politique. A une époque où les « philosophes » en tiennent encore, pour la plupart, pour une monarchie limitée (ou un « despotisme éclairé »), Rousseau affirme avec force que « la puissance législative appartient au peuple, et ne peut appartenir qu'à lui »(16). La souveraineté devant revenir au peuple, la loi est toujours générale il y a loi quand « le peuple statue sur tout le peuple »(17). Le peuple est ainsi posé d'emblée comme source même de la vie collective. Carl Schmitt, dans sa Théorie de la Constitution, évoquera plus tard la « démocratie idéale de Rousseau » fondée sur « l'identité et l'homogénéité du peuple »(18) pour soutenir, lui aussi, l'« irréfutabilité démocratique » de la souveraineté populaire (la seule différence étant que que Rousseau relie la République à la volonté générale, tandis que Schmitt unit souveraineté et exception).
Alors que les philosophes des Lumières ne rêvent que de transposer en France les institutions anglaises, Rousseau dont il ne faut pas oublier qu'il a séjourné à Londres - se range, sans systématisme, parmi les contempteurs du système politique britannique(19). Dans le Contrat social, il s'en prend surtout à la « liberté anglaise » et au sytème représentatif : « Le peuple anglais pense être libre il se trompe fort, il ne l'est que durant l'élection des membres du Parlement ; sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien »(20). Dans la démocratie représentative, la souveraineté populaire disparaît dès que les citoyens délèguent leurs pouvoirs à des représentants. C'est pourquoi Rousseau en tient pour le mandat impératif, qui maintient en permanence les élus sous le contrôle de leurs électeurs. Les « députés du peuple », écrit-il, doivent être seulement considérés comme des « commissaires » qui « ne peuvent rien conclure définitivement »(21). Le gouvernement, autrement dit, doit se borner à exécuter les volontés du peuple : une loi qui n'est pas ratifiée par le peuple est nulle. Cette critique de la représentation sera elle aussi reprise par Carl Schmitt (« le mythe de la représentation supprime le peuple, comme l'individualisme supprime l'individu »). La seule démocratie authentique est la démocratie directe.
Le grand problème de Rousseau tient dans cette question que se sont également posée tous les théoriciens du jusnaturalisme comment concilier le principe d'autonomie avec l'obligation sociale ?(22) Rousseau y répond en posant liberté morale et liberté politique dans un rapport d'implication réciproque : c'est en s'identifiant à la communauté politique à laquelle il appartient que le citoyen pourra reconnaître son propre bien dans le bien commun que visé la volonté générale.
Mais la volonté générale n'est pas la simple addition des volontés particulières. « De lui-même, le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n'est pas toujours éclairé »(23). En outre, « chaque homme peut comme homme avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu'il a comme citoyen »(24). « Quiconque refusera d'obéir à la volonté générale, écrit alors Rousseau, y sera contraint par tout le corps ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera d'être libre »(25). Cette dernière formule lui a été beaucoup reprochée, car on l'a mal comprise. Rousseau, dans ce passage célèbre, ne veut pas du tout dire que la liberté individuelle doit être supprimée, mais qu'il faut lutter contre les passions personnelles qui écartent de l'intérêt commun et cultiver une vertu qui favorise le lien social. L'expression « forcer à être libre » n'évoque en rien une coercition de type totalitaire, mais s'inscrit plutôt dans une réflexion sur les conditions de la liberté et celles de l'intériorisation des obligations(26). Rendre libre, c'est forcer l'individu récalcitrant à s'acquitter de sa part des charges publiques en parvenant à la maîtrise de soi. L'autonomie authentique suppose de se soumettre à des normes communautaires partagées. « Forcer à être libre », cela signifie seulement que les hommes doivent être contraints d'agir selon la loi qu'ils ont eux-mêmes choisie, car c'est seulement ainsi qu'ils pourront jouir d'une liberté valable pour tous, et donc pour chacun. Nous sommes libres quand nous respectons des règles que nous avons nous-mêmes fixées. L'autonomie ne résulte plus dès lors de la négation de la souveraineté politique, mais de la suppression de l'extériorité de cette souveraineté. Autrement dit, c'est la souveraineté populaire qui rend au peuple sa capacité d'autonomie. Par le contrat social, l'homme perd sa « liberté naturelle », mais gagne la liberté civile(27) qui est une autonomie moyennant obligations et socialisation.
Partisan d'un primat du politique
Partisan résolu d'un primat du politique, Rousseau, à l'instar des anciens Grecs, ne conçoit l'homme que comme citoyen. Le bon citoyen est celui qui participe aux affaires publiques en tant qu'il est membre du peuple, détenteur du pouvoir exécutif. Le mauvais citoyen est celui qui veut faire prédominer son intérêt particulier au détriment du bien commun, et qui utilise les autres comme un moyen de parvenir à cette fin. C'est pourquoi Rousseau condamne les factions, les partis et les « groupes d'intérêt » particuliers, car leur existence fait perdre de vue le bien commun et dissolvent la volonté générale.
Loin de tout dogmatisme, Rousseau soutient - là aussi contre les Lumières - « que toute forme de gouvernement n'est pas propre à tout pays »(28). Nostalgique des petites cités antiques, qui ont vu naître la démocratie sous sa forme directe, il estime que « le monde s'est trouvé divisé en nations trop grandes pour pouvoir être bien gouvernées » et en tient pour un certain fédéralisme, qu'il ne voit cependant pas comment mettre en œuvre. D'une façon générale, il défend les petits Etats au détriment des grands. Pour la Corse, par exemple, il pense que la meilleure forme d'Etat serait une démocratie rustique « sagement tempérée », une petite république agraire inspirée des cantons primitifs de la Suisse, avec leurs assemblées populaires (Landsgemeinderi), et des « agriculteurs ou artisans se suffisant à eux-mêmes, produisant et fabriquant le nécessaire en ignorant la fatale division du travail ».
Sa conception de la vie sociale est en outre marquée d'un certain organicisme. Déjà, dans son « Discours sur l'économie politique », rédigé en 1755 pour L'Encylopédie (puis réédité en 1758 sous le titre Discours sur l'économie politique), le citoyen de Genève affirme que « le corps politique peut être considéré comme un corps organisé, vivant et semblable à celui d'un homme ». Par la suite, il citera à plusieurs reprises le célèbre apologue de la secessio plebis, où Menenius Agrippa compare les différentes parties de la société aux multiples organes du corps humain(29). Reprenant cette métaphore, il compare lui aussi les lois et les coutumes au cerveau, l'agriculture et l'industrie à la bouche et l'estomac, les citoyens au corps et aux membres, etc.
A suivre
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