Le réalisme de Freund contre l'universalisme
Libéralisme et socialisme se présentent ainsi dialectiquement à l'intérieur d'un courant continu où l'on pouvait difficilement se passer de l'idée de planification économique (simple constructivisme ou planisme pour les libéraux à la Hayek). Comme aime à le rappeler un économiste à peine connu en France, Walter Eucken, l'économie ne devient d'ailleurs intelligible qu'à partir de l'idée de plan, même si celui-ci ne constitue qu'un élément résiduel de l'action économique. « Dans son effort pour trouver la solution des problèmes, écrivait Eucken, l’Économie [= la science économique] se heurte à ce fait d'importance capitale que, toujours et en tous lieux, les hommes agissent sur la base de plans économiques »(20).
Dans son livre, Taguieff suggère aussi l'adhésion de Freund à une certaine idée des libertés de l'homme, cette caractéristique propre au mode de vie des Européens. Or, l'élément fondamental de la conception freundienne des libertés est le principe ordonnateur de la limite. La limite s'oppose à la démesure dans tous les domaines de l'action humaine. Le dépassement de toute limite jusqu'à la confusion constitue un signe sans équivoque de la décadence de l'Europe comme mode de vie et vision du monde(21). Il y a bien un sentiment tragique dans le fait que l'expansion de l'Europe paraît inscrire en elle-même sa propre disparition. C'est ce que dit Freund, et ce que reconnaît Taguieff(22). Néanmoins, ce qui paraît abusif (et antipolitique), c'est de prétendre que la volonté de se défendre, jusqu'à exposer sa vie dans une guerre, puisse avoir un sens quelconque au service de ce que Taguieff considère comme « le grand idéal de la civilisation occidentale » : une abstraite «universalisation de la liberté»(23). Le diplomate et romancier espagnol Agustin de Foxá disait que se sacrifier pour de telles vues de l'esprit était un geste aussi niais que de « mourir pour le système métrique décimal ». Comment un homme de bon sens pourrait-il tomber dans ce panneau ? En réalité, l'universalisation des libertés, promesse d'une guerre sans espoir, ou la présomption d'un ennemi sans visage, l’ «islamo-terrorisme mondial»(24), sont tout simplement incompatibles avec le pur réalisme d'un Julien Freund.
La politique, selon Freund, n'a en effet pas pour but la réalisation des fins dernières de l'humanité, mais plutôt celle des intérêts prosaïques d'une res publica. De la même manière, il n'y a jamais d'ennemis a priori d'une communauté politique particulière, ni d'ennemis d'une civilisation. Le choc des civilisations (tout comme leur alliance), en supposant que cela ait une réalité, n'a aucun sens politique. Ce qui a une valeur politique, par exemple, ce n'est pas l'incompatibilité culturelle ou religieuse entre une nation de tradition chrétienne et une autre de tradition musulmane, mais l'hostilité hic et nunc de l'une envers l'autre, ainsi que la perception de ce phénomène historique classique au sein de la nation qui se trouve attaquée(25). Un cas paradigmatique, qui se prête à une énorme confusion si on y introduit justement l'élément de «civilisation», est constitué par les relations politiques de l'Espagne et du Maroc : aux violations de frontières des villes espagnoles de Ceuta et de Melilla, à l'occupation de l'île de Perejil ou aux revendications territoriales marocaines (sur les rochers et les places de souveraineté espagnole du nord de l'Afrique et des îles Canaries), la diplomatie espagnole a répondu par la régularisation massive d'immigrants, l'apaisement et l'auto-mystification nationale sur les intentions hostiles du Majzen.
Un esprit déçu
L'attitude vitale d'un homme jovial comme l'était Julien Freund était déterminée par l’espérance. Mais, plus qu'une attitude héroïque opposée à une certaine indolence vitale (la «lâcheté » 26), celle-ci fut vécue par l'auteur de L'essence du politique comme une des vertus théologales. L'optimisme quant au destin personnel, inhérent à un catholique comme l'était Freund, ne peut donc être pris à la légère ni être confondu avec l'espérance d'un salut collectif ou, comme le suppose Taguieff, de l'incertaine renaissance d'une civilisation décadente(27). Freund se trouvait aux antipodes de l'exultant sentiment d'euphorie d'une idéologie libérale convaincue, comme bien d'autres eschatologies sécularisées, de sa mission rédemptrice. C'est pour cela que Freund affirmait parfois, de sa voix tonitruante, que « le futur c'est le massacre »(28). Et c'est aussi pourquoi la figure d'un Freund combatif et activiste qui, selon Taguieff, « refuse de s'adonner à la déploration, et appelle les Européens à sortir de la léthargie dans laquelle ils ont été plongés au cours d'une longue période de paix et d'abondance »(29) ne correspond guère à la réalité. Alessandro Campi a évoqué de façon plus profonde la déception freundienne, vraie clef d'interprétation de son œuvre : « Freund, critique de l'utopie, s'est fait le défenseur d'une contre-utopie conservatrice, éloignée de la résolution existentielle et du regard tragique de la pensée réactionnaire classique, résignée et impuissante devant les résultats et le développement typique de la société contemporaine »(30).
Jerônimo MOLINA éléments N°128 Printemps 2008
(traduit de l'espagnol par Michel L’homme) éléments N°128 Printemps 2008
□ Pierre-André Taguieff, Julien Freund. Au cœur du politique, Table ronde, 154 p., 18 €.
1). Julien Freund, L'essence du politique, Dalloz, Paris 2003.
2). Julien Freund, La esencia de lo politico, Editera Nacional, Madrid 1968.
3).Studi Perugini, 1, 1996 (n° spécial consacré à Julien Freund); Alessandro Campi, Schmitt, Freund, Miglio. Figure e terni del realismo politico europeo, Akropolis-La Roccia di Erec, Firenze 1996; Jerônimo Molina, Julien Freund, lo politico y la politica, Sequitur, Madrid 1999; Jerônimo Molina, Conflicto, gobiemo, economia. Cuatro ensayos sobre Julien Freund, Struhart y cía, Buenos Aires 2004; Empresas politicas, 5, 2004 (n° spécial consacré à Julien Freund); J.C. Valderrama, Julien Freund. La imperiosa obligación de lo real, Isabor-SEPREMU, Murcia 2006. Pour plus de détails bibliographiques, cf. Alain de Benoist, «Julien Freund (1921-1993), une bibliographie», in Empresas politicas, 4, 2005, pp. 69-110, et J.C. Valderrama, op. cit.
4). L’Harmattan, Paris 2004.
5). Julien Freund est né dans le village lorrain de Villé [N.d.T].
6). Pierre-André Taguieff, Julien Freund. Au cœur du politique, Table Ronde, Paris 2008, p. 9.
7). Cf. la critique de Carlo Gambescia dans sa recension publiée dans Empresas políticas, 4, 2005, pp. 221-224, et plus particulièrement le paragraphe relatif à la proximité intellectuelle qui existerait, selon Taguieff, entre Hayek et Freund, proximité que le sociologue italien estime pour le moins équivoque, sinon mystificatrice.
8). Selon Sébastien de la Touanne, qui a abordé cette thématique, Freund serait machiavélien par sa méthode et aristotélicien par sa conception de la politique et c'est justement là que commenceraient les problèmes. Cf. Sébastien de la Touanne, op. cit. Taguieff, de son côté, se limite à signaler l'« éclectisme » de Freund (op. cit., p. 140).
9). Cf. Yves Charles Zarka, Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt, PUF, Paris 2005 ; Alain de Benoist, « Una nueva campañia infamatoria contra Carl Schmitt », in Empresas políticas, 4, 2004, pp. 47-62.
10). Pierre-André Taguieff, op. cit., p. 39.
11). Ibid., p. 38. Cf. aussi Jerônimo Molina, « "Antischmittscher Affekt" Notas para el caso Schmitt», in Jerônimo Molina et J. Giraldo (éd.), Carl Schmitt. Derecho, politica y grandes espacios, Eafit-SEPREMU, Medellin-Murcia 2008.
12). Kimé, Paris 1993. Cf. aussi Renato Cristi, Carl Schmitt and Authoritarian Liberalism, University of Wales Press, Cardiff 1998. Selon Cristi, qui tombe parfois dans un certain pittoresque intellectuel, Schmitt fut un conservateur libéral qui, après 1923, se rapprocha du libéralisme en ayant la prétention de le doter d'une substance politique nouvelle : « Ce n'était pas [cette politisation du libéralisme] une idée inédite. Schmitt a regardé derrière lui et a tenté de rééditer le programme de libéraux classiques comme Constant, Tocqueville et Hegel » (Carl Schmitt and Authoritarian Liberalism, op. cit., p. 137). Une clarification sur le sujet : Gunter Maschke, «Très motivos en el antiliberalismo de Carl Schmitt», in Jerônimo Molina et J. Giraldo (éd.), op. cit.
13). Pierre-André Taguieff, op. cit., p. 128.
14). Ibid., p. 127
15). Cf. Dieter Haselbach, Autoritärer Liberalismus und Soziale Marktwirtschaft, Nomos, Baden-Baden 1991. C'est à Hermann Heller que l'on doit la divulgation, au début des années 1930, de l'expression «libéralisme autoritaire» «Autoritàrer Liberalismus», in Die neue Rundschau, 44, 1933, pp. 289-298.
16).Pierre-André Taguieff, op. cit., p. 124.
17). Ibid., p. 82. Cf. note 6.
18. Ibid., p. 82, note 3.
19). « Le libéralisme est la doctrine sociale qui prétend que la question sociale trouvera une solution plus juste par le respect de la propriété et des libertés fondamentales définies par le régime démocratique; le socialisme est la doctrine sociale qui prétend à l'inverse que cette solution doit être cherchée dans l'abrogation de la propriété privée et l'instauration de la propriété collective, seule susceptible d'éliminer les inégalités sociales en se fondant sur une autorité coercitive » (Julien Freund, «Les trois types d'économie», in Politique et impolitique, Sirey, Paris 1987 pp. 381-382).
20). Walter Eucken, Cuestiones fondamentales de la economia política, in Revista de Occidente, Madrid 1947 p. 312 (chap. VI, § 7). La littérature française sur Eucken, un des grands économistes politiques européens du XXe siècle, est très pauvre. Cf. Sylvain Broyer, La pensée théorique et politique de Walter Eucken à la lumière des écoles historiques allemandes, thèse de doctorat inédite soutenue en 2006 à l'Université de Lyon II Cf. aussi Patricia Commun (éd.), L'ordolibéralisme allemand. Aux sources de l'économie sociale de marché, CIRAC-CICC, Cergy-Pontoise 2003.
21). Cf. Julien Freund, La fin de la Renaissance, PUF, Paris 1980. D'un point de vue authentiquement politique, il n'y a pas d'indice plus clair du déclin d'un peuple, selon Freund, que celui du repli territorial (la «décolonisation»); on pourrait y ajouter aujourd'hui la diminution de la natalité (la «culture de mort»).
22). Cf. Pierre-André Taguieff, op. cit., p. 95.
23). Ibid., p. 93. « L'esprit néo-munichois, poursuit Taguieff, le doute sur soi-même et le chauvinisme du bien-être ne cessent d'éloigner l'Europe non seulement de "sa vocation historique de maîtresse du monde", mais encore de sa conviction d'incarner des idéaux et des principes qui valent en ce qu'ils sont universalisables » (ibid.).
24).Ibid., p. 94.
25). Cf. Jerônimo Molina, «Le refus d'admettre la possibilité de l'ennemi», in Bernard Dumont, Gérard Dumont et Christophe Réveillard (éd.), La culture du refus de l'ennemi, PULIM, Limoges 2007
26). Pierre-André Taguieff, op. cit., p. 98.
27). Cf. sur ce point les remarques dignes d'intérêt de J. C. Valderrama, « El dolor y la muerte en Julien Freund », in E. Anrubia (éd.), Filosofias del dolor y la muerte, Comares, Granada 2007 plus particulièrement les pp. 80-89.
28). Je dois cette allusion biographique à Gunter Maschke.
29). Pierre-André Taguieff, op. cit., p. 96.
30). Alessandro Campi, «Visión de conjunto sobre Julien Freund», in Empresas politicas, 5, 2004, p. 115. Cf. aussi Piet Tommissen, «Julien Freund vu sous l'angle de quatre déceptions», in M. Cherkaoui (éd.), Histoire et théorie des sciences sociales. Mélanges en l'honneur de Giovanni Busino, Droz, Genève 2003. J. C. Valderrama (op. cit., p. 83, note 209) y ajoute, bien sûr, une «cinquième déception», la déception religieuse.
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