Appréhender la politique et le droit de la façon la plus « réaliste » qui soit. Voilà quelle était la perspective de Julien Freund. Face à cette pensée magistrale, peu se sont opposés en termes argumentâtes. Restaient l'anathème ou le silence, que vient de briser Pierre-André Taguieff avec son dernier ouvrage. Jerônimo Molina, spécialiste de Freund, est plutôt réservé...
Le politologue Pierre-André Taguieff avait été chargé il y a cinq ans de rédiger l'épilogue d'une nouvelle édition de l’opera magna de Julien Freund, L'essence du politique(1). Qu'un auteur comme Taguieff ait signé la postface de la dernière grande phénoménologie européenne du politique, œuvre représentative, à l'époque, d'une école de pensée très maltraitée par la critique universitaire et académique, a pu faire penser qu'une nouvelle étape était en train de s'ouvrir dans la considération et le traitement de la pensée de Freund, plus particulièrement dans son pays. Freund, qui grâce à la traduction espagnole intégrale de L'essence du politique(2) avait atteint, dans les années 1970, la notoriété scientifique chez les professionnels hispaniques du droit politique et qui, depuis 1990, avait aussi attiré l'attention des spécialistes de la science et de la philosophie politiques en Espagne, en Italie et en Argentine(3) n'avait en effet pas reçu en France, au moins jusqu'en 2004, la considération dont son oeuvre était digne. Le mérite en revint à l'universitaire Sébastien de La Touanne, auteur de Julien Freund, penseur « machiavélien » de la politique(4).
Un penseur dérangeant
Depuis, la réception des intellectuels français n'a que très peu changé : Freund continue d'être, pour la majorité d'entre eux, un penseur gênant. Je crains qu'il n'y ait pas d'autre raison qui puisse expliquer cette indifférence, ce silence ou ce vide : Freund, tout simplement, dérange. Il dérange évidemment les bouffons du consensus scientifique politologique (la political science, ou plutôt la science politique américanisée, pour reprendre les propres mots de Freund), qui profitent de la paresse académique. Mais le Lorrain(5) gêne aussi les représentants et les porte-parole de l'opinion publique politique (l'opinion publiée), particulièrement intolérants envers tout discours ou récit politique qui ridiculise les thèmes et les vérités établies, légitimateurs des régimes européens d'après la Deuxième Guerre mondiale : l’universalisation des systèmes partitocratiques, l'homogénéisation démocratique-libérale de toute forme de gouvernement, la simulation de la fin de toute inimitié ou hostilité politique, l’universalisme pacifiste, la rééducation politique des nations européennes. C'est dans cette situation déprimante qu'est apparu un nouveau livre sur le grand écrivain politique français. Son auteur, Pierre-André Taguieff, démarre par ces mots prometteurs : « Julien Freund est l'un des rares penseurs du politique que la France a vu naître au XXe siècle »(6). Il s'agit en fait du texte déjà paru en 2003, comme postface à L'essence du politique, dont nous parlions plus haut : on y trouve quelques ajouts, généralement disgressifs, mais le plus important est qu'il ne rectifie pas certains contresens de la première version(7).
Le nouveau livre de Taguieff, au demeurant très bien informé sur l'itinéraire intellectuel de Freund, aborde à peine, quand il ne passe pas carrément sous silence, quelques-uns des éléments essentiels de la pensée freundienne la notion d'ordre et la dialectique des contraires, la discussion sur le réalisme politique et le machiavélisme modéré. Mais surtout, il n'évoque pas la grande contradiction relative à la finalité du politique, cette idée qui traverse toute l'oeuvre du Lorrain et qu'on peut résumer par cette question : Machiavel ou Aristote ? L'influence de ces deux philosophes sur la pensée de Julien Freund peut se résumer en un paradoxe : comment un machiavélien peut-il, d'une manière éloignée de la politique entendue comme Katzbalgerei (selon la définition lapidaire du général prussien Scharnhorst), préconiser une finalité spécifique(8). Pour des raisons de place, je me limiterai ici à soulever quelques objections au Freund de Taguieff, qui est un Freund pour libéraux français.
Le cas Schmitt
Obnubilé peut-être par la misérable polémique (répétitive et désinformatrice) sur la compromission de Carl Schmitt avec le national-socialisme(9) Taguieff développe dans son livre des considérations sur le «cas Schmitt».
Cela ne va pas sans déséquilibrer le plan d'un essai relativement bref (154 pages), où l'ombre de Schmitt finit par être omniprésente (particulièrement, dans les pages 27-47, 76-79 et 131-135). Selon Taguieff, « ce qu'on peut donc reprocher à Freund, admirateur de la pensée schmittienne […] c'est d'avoir sous-estimé ou minimisé l'intensité et l'importance du ralliement au nazisme du juriste anti-libéral »(10). On le voit : Taguieff n'est pas immunisé lui-même contre les lieux communs ou les contradictions. C'est ainsi, tenant pour bonne la pétition de principe d'un Zarka, qu'il se réfère au Glossarium comme à une oeuvre dans laquelle « Schmitt exprime et théorise sans fard son antisémitisme »(11)! En feuilletant l'ouvrage, nous rencontrons aussi d'autres contradictions : Schmitt, défini comme un «juriste anti-libéral» à la page 39, est présenté à la page 129 comme un libéral problématique « en sautant la période nazie » ! Sur ce point, Taguieff s'est probablement laissé influencer par la thèse du Chilien Renato Cristi dans son livre, Le libéralisme conservateur. Trois essais sur Schmitt, Hayek et Hegel(12).
Freund serait un libéral-conservateur...
Freund avait fait du mot d'ordre aronien « Évitez l'idéologie ! » une devise personnelle, mais Taguieff s'efforce de le présenter au lecteur français comme un « libéral conservateur insatisfait », en disant que c'est « la moins mauvaise manière de situer Freund politiquement »(13). Présenter Freund comme l’ «incarnation du libéralisme intellectuel»(14) est évidemment une manière d'attirer l'attention sur son oeuvre gigantesque, mais à quel prix ? Celui de simplifier abusivement sa pensée. Pourquoi parler d'ailleurs de «libéral conservateur», et pas de libéral autoritaire au sens que Dieter Haselbach a donné à ce terme dans son livre sur l'économie sociale de marché, rectius « Ordolibéralisme » ? Car s'il s'agit de parler de proximité intellectuelle, la parenté entre Freund et les économistes du cercle de Fribourg, toujours préoccupés par les relations entre le marché (une «fondation politique juridique» et les sphères économique, politique, morale et même religieuse, est certainement beaucoup plus importante que celle qu'on peut relever entre le philosophe des essences et les partisans libéraux d'une théologie économique du marché à laquelle devraient être subordonnées les activités politique, juridique, etc.(15)
Taguieff oppose le libéralisme comme doctrine sociale, à laquelle il suppose que Freund adhérait, au socialisme, rejeté in toto par celui-ci comme une variante de la pensée utopique : « Le libéralisme bien compris est au socialisme ce que le réalisme est à l'utopisme »(16). Le raisonnement de Pierre-André Taguieff se résume alors à ce syllogisme : Freund est un réaliste politique ; or, la pensée libérale consiste en une «volonté de penser le réel» donc, Freund peut passer pour un écrivain libéral. Taguieff semble ainsi faire le pari que le supposé libéralisme du Lorrain le convertira en un penseur présentable devant la bonne société des intellectuels français.
C'est ce qui pourrait expliquer, entre autres choses, le postulat d'un certain parallèle entre le sage de Ville et l'économiste néolibéral F. A. Hayek que l'on trouve dans ce Julien Freund. Taguieff écrit en effet : « La critique freundienne de l'utopisme artificialiste est fort proche de la critique hayekienne du constructivisme rationaliste »(17). Par respect de la vérité, Taguieff semble pourtant, de manière implicite, avoir tenu compte de certaines critiques, comme celles qu'on a déjà citées de Carlo Gambescia. Dans la nouvelle version de sa postface, il rajoute cette incise, révélatrice de la faiblesse de son argumentation : « Cette position théorique commune à Freund et à Hayek n'implique pas cependant un accord sur la conception du politique »(18). Or, c'est justement la « conception du politique » qui détermine chez Freund le sens de toute sa pensée, depuis la polémologie jusqu'à la philosophie du droit.
Taguieff ignore par ailleurs l'importance que Freund attribue au socialisme dans son schéma dialectique. Le socialisme, dans la terminologie freundienne, est en effet lui aussi une doctrine sociale : comme le libéralisme, il constitue une médiation, typique du XIXe siècle, entre le politique et l'économique. Selon Freund, ce qui distingue le libéralisme et le socialisme, ce n'est pas tant un plus ou moins grand réalisme que la manière de se confronter à la solution de la question sociale, c'est-à-dire au grand problème historique représenté par la conjonction des révolutions politique et industrielle (libéralisme bourgeois et système industriel). Le reste n'est, pour lui, rien d'autre que de l'idéologie. Pour Freund, le libéralisme en est venu à postuler le développement, sans entraves politiques, de l'initiative des particuliers et des groupes dans lesquels ils s'associent, tandis que le socialisme a privilégié les solutions associatives et étatiques(19).
À suivre
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