Six écrivains irlandais ont entrepris, chacun à sa manière propre, de nous restituer un des plus anciens mythes de leur patrie celtique : la tragique destinée de Deirdre, qui va semer le désordre dans le royaume d'Ulster mais deviendra, au fil des âges, la personnification même d'une nation éternellement rebelle, lancée dans une recherche éperdue d'elle-même, selon le droit imprescriptible des peuples nés pour être libres et fiers.
Tout livre, comme toute légende, offre plusieurs lectures. En deux volumes, de longueur inégale mais qui totalisent près de six cents pages, les éditions Artus nous incitent à « revisiter » le mythe de Deirdre.
On peut prendre cette démarche comme un superbe exercice littéraire, tant sont souvent admirables les textes des récits et des pièces qui nous sont proposés. On peut aussi se poser la question, absolument primordiale, du rôle de la prise de conscience culturelle dans la lutte de libération nationale.
Que l'action de cette aventure se situe en Ulster n'a pas à vrai dire de connotation contemporaine, tant on peut considérer le problème actuel de l'Irlande du Nord comme différent de celui de l'Eire des temps héroïques. La légende de Deirdre montre même l'étroite parenté qui unit Ecossais et Irlandais et entretient dans le conflit actuel un germe fondamentalement fratricide.
Pensons d'abord à l'Irlande totalement occupée et colonisée du siècle dernier. Certains hommes politiques devaient tenter d'affranchir ce peuple et de briser les chaînes de l'oubli de soi et de la famine. Ainsi Parnell, le malheureux « roi sans couronne ». Et son triste échec pour une banale affaire d'adultère. Le puritanisme ne pardonne pas. D'emblée, des hommes avaient compris qu'il fallait lier révolution politique et révolution économique.
Mais quand, voici à peine un siècle, en 1891, Parnell perdit le pouvoir et l'espérance du « Home Rule », une nouvelle génération se leva qui comprit que le nationalisme intégral ne pouvait renaître que sur une véritable révolution culturelle, revenant aux sources vives de la personnalité irlandaise. On imagine mal aujourd'hui que la plupart des grands écrivains de l'île martyre furent alors aux avant-postes, donnant à leur œuvre littéraire un ton farouchement militant.
Le précurseur de ce combat fut le vieux Fenian (membre de l’lrish Republican Brotherhood, la Fraternité républicaine irlandaise) O'Leary, qui cultivait la double passion de la littérature et dé la politique.
Son plus fidèle disciple fut W.B. Yeats, futur sénateur de l'Etat libre, qui n'hésita pas à affirmer « Il ne peut y avoir de grand nationalisme sans littérature ni de grande littérature sans nationalisme. » Son action fut en ce sens absolument parallèle, malgré l'emploi de la langue anglaise, à celle de Douglas Hyde, le fondateur, voici également un siècle, en 1893, de la Ligue gaélique, vouée à la vieille langue celte.
Tout naturellement, dans ce pays bercé de légendes héroïques, les écrivains de la renaissance littéraire irlandaise firent appel aux anciens mythes de leurs ancêtres, privilégiant la période antérieure au christianisme choix paradoxal quand on connaît le rôle des moines irlandais dans la conversion des peuples du nord-ouest européen. Mais le vrai fond du tempérament insulaire s'enracine dans les landes et les rocs d'un paganisme guerrier et magique.
Tout naturellement, la très vieille histoire de Deirdre s'imposa, comme s'il fallait une grande figure féminine pour symboliser l'âme même de la race. Plus près de nous, on peut constater l’importance de Jeanne d'Arc pour les Français ou de Charlotte Corday pour les Normands...
Non que Deirdre soit une figure univoque et soit aussi fort peu une héroïne guerrière. Elle est trop femme pour cela et son histoire est une histoire d'amour, de cet amour meurtrier qui sème le désordre, mais brûle les êtres et les peuples jusqu'au tréfonds de l'âme.
L'amour destructeur devient aussi l'amour révélateur. Qu'un royaume de magiciens et de guerriers hisse ainsi une femme au premier rang de ses passions collectives est caractéristique d'une société qui n'a pas attendu les suffragettes pour devenir bastion du vrai féminisme.
Il existait déjà plusieurs versions du mythe primitif, dont on peut ainsi résumer le départ :
Le roi Conchobar et ses hommes festoient chez un conteur dont la femme est enceinte. L'enfant brusquement crie dans le ventre de sa mère et un druide prédit la naissance de Deirdre « dont la grande beauté engendrera bien des souffrances en Ulster ». Le roi décide pourtant que la fille à naître deviendra sa femme. Elle grandit loin de lui. Un jour d'hiver, alors qu'elle voit un veau écorché sur la neige et un corbeau se pencher pour boire le sang, elle déclare qu'elle aimera l'homme au cheveux aussi noirs que le corbeau, aux joues rouges comme le sang, et au corps blanc comme la neige. Cet homme, sera Noise.
Assumer son destin
C'est un guerrier, fils du roi d'Iuslu qui, avec ses deux frères, multiplie les exploits héroïques. Ses amours avec Deidre s'apparentent parfois à une autre légende celtique, celle de Tristan et Iseult. L'action se déroule en Ecosse et en Irlande et chaque épisode est scellé dans le sang.
Six écrivains irlandais, Fiona McLeod, George William Russell (AE), William Butler Yeats, John Millington Synge, James Stephens et Donagh Mac Donagh vont reprendre, chacun à leur manière, cette légende « On retrouve les mêmes personnage dans les différentes adaptations, le vieux roi, le jeune et beau guerrier, et Deirdre, la femme fatale beauté, lumière, autorité - qui entraîne les autres dans la ruine. »
L'important, et finalement le lien entre tous ces auteurs, est la présence du tragique, l'idée essentiellement nordique du destin que l'on doit assumer et qui sera souvent le thème capital des sagas islandaises (comme d'ailleurs des tragédies de Corneille).
C'est, encore et toujours, la tragédie de l'individu face à son destin, à l'amour et à la mort. Deirdre évoque aussi le mythe de « l'enfant sauvage », étroitement lié à la nature et aux saisons. L'irruption du printemps s'apparente à l'éveil amoureux. Certains ont voulu voir dans Deirdre, et surtout dans d'autres incarnations du mythe féminin irlandais, comme Grainne ou Iseult, de véritables « déesses solaires ».
Les six textes qui nous sont ainsi proposés ressortent tous du « Cultural Nationalism », sans lequel la révolte de l'Easter Week de 1916 ne peut s'expliquer, tout comme la résistance et peut-être plus encore la guerre civile, intrinsèquement irlandaise et celtique dans cet affrontement fratricide dévastateur. Nul peuple d'Europe n'a peut-être connu au XXe siècle une aventure politique qui soit aussi liée à son essence ethnique, telle que l'exprime sa mythologie.
Plus que le récit et le conte, la scène de théâtre est alors devenue, dès le début du siècle, le lieu magique d'où émanait ce mélange de connaissance et de volonté qui constitue le patriotisme. Le rituel du théâtre devient celui d'une grand-messe nationale. Une femme comme Lady Gregory l'avait compris mieux qu'aucun autre, faisant en 1904 du Théâtre de l'Abbaye le haut lieu d'une Irlande rebelle.
Comme Deirdre, cette héroïne de chair et de sang, guerrière de la guerre culturelle, ne transigeait jamais et faisait des choix clairs et durs. Elle ne cédait pas. Fidèle à la philosophie des Celtes dont un des présentateurs de ces livres a écrit : « [Cette philosophie pour laquelle] nul homme n'est fait pour chercher seulement le bien-être, le plaisir, la satisfaction. L’homme est né pour affronter et pour assumer son destin. Son chemin n'est ni droit ni facile. La mort suit la vie, comme l'ombre de la vie. Et c'est la mort qu'il doit braver et accepter, domestiquer »
Cette conception héroïque du monde se retrouve dans Les Guerriers de Finn, que présente Michel Cazenave chez le même éditeur.
Et toujours de Bretagne nous vient un livre, d'histoire toute scientifique celui-là, qui s'intitule Les Vikings et les Celtes et qui montre, finalement, preuves à l'appui, au-delà d'inévitables affrontements, l'unité profonde du monde iro-scandinave, où les îles situées à l'ouest de notre continent, sous les rouges embrasements du soleil couchant, sont comme un résumé du cœur celto-germanique de l'Europe, oscillant éternellement entre le mythe, le désespoir et la puissance.
Jean Mabire Le Choc du Mois Décembre 1992 N°59
Deirdre, variations sur un mythe celtique. Tome 1 : Fiona McLeod : La Maison d'Usna (1903), George Russell (AE) : Deirdre (1903), William Butler Yeats : Deirdre (1906), 192 pages. Tome II : John Millington Synge : Deirdre des douleurs (1910), James Stephens : Deirdre (1923), Donagh Mac Donagh : La Femme-Araignée (1970), 384 p.
Editions Artus, BP 26, 56200 La Gacilly.
Michel Cazenave : Les Guerriers de Finn, 324 pages. Editions Artus. Jean Renaud : Les Vikings et les Celtes, 280 p., très nombreuses illustrations et cartes, édition Ouest-France.
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