Ceux qui n'ont pas vécu en Extrême-Orient éprouvent toujours quelque difficulté à comprendre et plus encore à partager la passion qu'éprouvent pour l'Indochine, ses paysages et ses habitants ceux qui ont naguère séjourné en ce pays. Ils apparaissent tous frappés par la même maladie - que le romancier Jean Lartéguy a fort bien évoquée en Intitulant un de ses livres Le mal jaune.
À jamais marqués dans leur chair et dans leur âme par une sorte de révélation de nature quasi religieuse, même si un aspect sexuel y semble toujours présent, ces revenants, à la nostalgie aussi tenace qu'une dysenterie amibienne, se taisent souvent sur ces années de feu, de soleil et de pluie. Parfois, comme saisis d'une fièvre contagieuse, Ils veulent nous entraîner dans la fumerie de leurs hantises et de leurs souvenirs.
On s'aperçoit très vite à les lire qu'ils n'éprouvent jamais cette ignoble mauvaise conscience des anciens GI's américains du Vietnam, aussi bourrés de remords que de Coca-Cola et de marijuana. Bien au contraire, les Français avouent que les années indochinoises ont été les meilleures de leur vie et gardent pour les indigènes et leurs coutumes - à commencer par certaines habitudes culinaires - un attachement qui ne manque pas d'étonner ceux qui n'ont jamais vagabondé dans l'Asie du Sud-Est Ce n'est pas là regret colonialiste. Nos « Indochinois » aiment ce pays et ces gens pour eux-mêmes et pensent que beaucoup de nos malheurs viennent justement de n'avoir pas su respecter la personnalité des populations de la Cochinchine, de l’Annam, du Tonkin, du Laos ou du Cambodge, en raison de notre désir illusoire de former des citoyens partout semblables, dans un Empire qui s'inspirait directement des principes égalisateurs de la République « une et indivisible ».
Si l'échec politique a été retentissant, la postérité littéraire de l'aventure se porte chez nous assez bien, maintenant que, l'âge venu, nos ex-Indochinois veulent nous entraîner à la recherche de leur exotique jeunesse.
Cette véritable hantise de l'Indochine, le Breton Erwan Bergot l'a longtemps partagée avec le Normand Jean Hougron. Il a toujours rêvé d'écrire non pas des petits récits secs et nerveux, mais au contraire un long roman, en plusieurs volumes, se déroulant sur une très longue période historique et mettant en scène de multiples personnages. Le voici.
C'est un genre qui a ses partisans et qu'il convient de nommer saga, non par référence au grand Nord islandais, mais au Sud des Etats-Unis, où se situe souvent ce genre de chronique familiale.
Ce n'est pas un hasard si son livre se nomme justement Sud Lointain, ce qui est la traduction du chinois Nam Viêt.
Bergot nous apprend que depuis vingt siècles on évoquait sous ce vocable un empire indompté situé au-delà des Cent Mille Monts, frontière de la Chine méridionale.
L'auteur de cette grande fresque se garde bien de remonter à la conquête, aux Pavillons Noirs, aux exploits de Francis Garnier, du commandant Rivière, du sergent Bobillot et des héros de Tuyen-Quang, ou « la légion illustra notre drapeau ». Dans ce livre, il n'est plus chroniqueur militaire.
Dormez les morts, nous vous serons fidèles.
Guerrier et historien
Cette fois, il les laisse dormir dans leur tombeau de jungle, ses anciens compagnons ! Guerrier devenu historien et historien devenu romancier, il s'embarque sur sa jonque pour une nouvelle aventure. C'est une autre Indochine qu'il découvre, celle qu'il a toujours aimée en secret, l'Indochine de ceux qui ont bâti ce pays tout au long de notre siècle : pionniers, administrateurs, médecins, missionnaires, artistes et parfois militaires il y en a quand même un, le capitaine Gathelier, indispensable marsouin aux hameçons d'or.
Les quatre héros quand cesserons-nous d'inlassablement ressusciter Les Trois Mousquetaires ? - incarnent quatre situations très typées de Français d'Indochine : Francis Mareuil est « l’indomptable pionnier », Alban Saint-Réaux « l'ambitieux dandy », Ronan Kervizic « le médecin des humbles » style Breton bourru au grand coeur - et Camille Tannerre « l’observateur désabusé et opiomane » - qui nous arrive plus ou moins d'un roman de Malraux.
Ces quatre personnages se retrouvent en 1899 à bord d'un des paquebots, le Tonkin, qui assure la desserte régulière de la ligne d'Extrême-Orient, de Marseille à Yokohama. La longue traversée permet de faire connaissance et de nouer les premières intrigues.
Désormais, les dés sont jetés et chacun va connaître une destinée singulière. Les aventures qui les attendent en Indochine et qui vont, dans ce premier volume, se poursuivre jusqu'en 1932, sont avant tout un prétexte pour nous exposer, sous forme d'une fresque monumentale, ce que l'éditeur présente comme « la première véritable histoire de l'épopée française en Indochine ».
« L'Asie aux Asiatiques »
Rapidement, ce n'est plus tant aux personnages que nous nous intéressons qu'au cadre dans lequel ils vont vivre, lutter, souffrir, aimer. Bergot sait de quoi il parle quand il évoque une plantation arrachée à la brousse, des faubourgs grouillants de vice et de misère, des palais bruissants de complots feutrés. Rarement livre fut aussi coloré et aussi précis dans ses descriptions, où se marient vérité, minutie, émotion. La grande réussite de Sud Lointain est de rendre vivant un pays que l'auteur a bien connu, mais en le situant à une époque où il n'était pas né. Il semble qu'il écrit ainsi la préhistoire de sa propre aventure.
En un temps où il convient de vitupérer le colonialisme et de fustiger le racisme, mamelles où s'abreuve l'immonde dragon, Bergot multiplie habilement les mariages mixtes. Si Francis épouse Madeleine puis Catherine, Françaises de souche, Ronan convole avec Pham Thi Phuoc et Alban avec Kim-Anne, métisse comme son nom même l'indique. Leurs enfants continueront de subtils mélanges de sangs et de cultures, exprimant par là même le rêve d'une Indochine multiraciale qui aurait pu succéder à l'Indochine coloniale et dont le Vietminh n'a certes pas voulu, suivant en cela le grand frère japonais de naguère et le slogan de « l'Asie aux Asiatiques ».
Il est singulier et méritoire qu'Erwan Bergot montre une certaine sympathie et même une sympathie certaine pour les nationalistes indochinois, comme s'il avait ramené du Sud lointain, la nostalgie d'un peuple qui émergeait de la nuit impérialiste pour devenir, à travers mille tourments et cent erreurs, lui-même, à nul autre semblable.
Sans chercher à prouver quelque théorie politique, Bergot montre bien qu'un peuple qui garde sa culture reste inentamé, quels que soient les baillons dont on le muselé et les oripeaux dont on l'affuble.
Soumis à la France depuis le milieu du XIXe siècle puis au communisme depuis le milieu du XXe, les gens du Sud Lointain restent d'abord des Vietnamiens avec toutes les variétés de provinces, de tribus et de sectes que Bergot connaît mieux que personne.
Quand se termine le livre d'Erwan Bergot, un jeune officier d'infanterie coloniale sert sur la frontière de Chine. Il se nomme Raoul Salan. C'est l'histoire de cette sentinelle de l'Empire que nous raconte Alain Gandy dans une très objective biographie du « Généchef » d'Algérie, devenu le patron de l'OAS, avant d'échapper de fort peu aux douze fusils de notre plus récente guerre civile.
On devait le surnommer « le mandarin », tant cet originaire du Tarn fut marqué par ses trois séjours au Tonkin et au Laos entre les deux guerres.
Après avoir participé aux dernières semaines de la Grande Guerre et s'être battu en Syrie, où il a été grièvement blessé à un bras, le lieutenant Salan est affecté au 3e régiment de tirailleurs tonkinois. Direction Lang-Son et la route coloniale N° 4. Il gagne Cao Bang, au milieu des calcaires couverts de jungle. Affecté à la 9e compagnie, il est l'adjoint du chef de poste de Nguyen-Binh, commence à apprendre l'annamite et se sent peu à peu gagné par ce fameux Mal jaune.
On lui propose un poste dans le Nord-Laos, à la frontière de la Birmanie. Il mettra quatre mois à rejoindre sa nouvelle garnison, par les pistes et les fleuves d'une Indochine encore sauvage. Détaché à l'administration civile, il se passionne pour cette population singulière des montagnes. On dit même qu'il se convertit au bouddhisme - on dira bien qu'il devait ensuite adhérer à la franc-maçonnerie. Légendes ! Ce catholique d'origine est seulement un peu voltairien et déjà très asiatique.
Lors de son second séjour, Salan occupe, pendant plus d'un an, un poste d'administrateur. Il n'est que lieutenant, alors que sa tâche correspond à celle d'un colonel. Il s'identifie totalement à cette région du Haut-Mékong. Promu capitaine, il contre les activités subversives des partisans d'un certain Nguyen Ai Quôc qui sera un jour appelé Ho Chi Minh. Mais il n'est pas seulement soldat Le voici explorateur pour remonter le cours des rapides et chercher jusqu'où il est possible de naviguer sur le Mékong, à 2 500 kilomètres de la mer.
De retour à son poste de Muong-Sing, il rend la justice et prend une femme laotienne dont il aura un fils, Victor. Il le reconnaîtra et veillera à son éducation. Ce militaire érudit rédige un très savant Manuel de lecture pour l'enseignement de la langue lu et youne avec traduction correspondante en langue laotienne.
Son troisième séjour indochinois ramène Salan dans la région de Monçay, près de la baie d'Along, au débouché de la RC 4. D se frotte aux brigands chinois et parfait sa connaissance des ethnies locales. Il quitte l'Indochine en avril 1937. Il y reviendra en octobre 1945, dans le sillage de Leclerc.
C'est à cette époque que commence le roman de Henry Noullet.
Les trois cavaliers de Langson
Henry Noullet, dans Les trois cavaliers de Langson, utilise le même procédé que son ami Erwan Bergot pour débuter son histoire. Décidément, les paquebots sont irremplaçables et bien plus romanesques que les avions longs-courriers. On a le temps d'y nouer connaissance.
Le Jehan De Witt appareille en décembre 1945. Destination, l'Indochine. Il s'agit de restaurer la présence française, mise à mal en mars 1945 par la brutale intervention des Japonais, décidés à chasser les Blancs d'Extrême-Orient. Un certain Ho Chi Minh s'apprête à chausser leurs espadrilles.
Tout cela ne peut que se terminer par une guerre. Elle va durer près d'une dizaine d'années. Noullet, qui fut un des acteurs de ce conflit, choisit pour l'appréhender aujourd'hui la forme romanesque. Cela a donné naguère Le Viet et La pagode rouge. Jamais deux sans trois.
A l'inverse de Bergot, qui ambitionne de faire dans la grande fresque aux multiples décors, aventures et personnages, Noullet ramasse son action sur un seul épisode : la réoccupation de Langson, à la frontière chinoise, prélude au désastre de Caobang qui n'est jamais mentionné, mais auquel on ne peut que penser.
Dans cette garnison frontière, se retrouvent donc le capitaine Ebrard, qui a connu l'enfer des atrocités nippones, le lieutenant Rouzic, ancien instituteur, maquisard et alcoolique breton, et le sous-lieutenant Loubrerie de Ferlac, jeune officier de cavalerie selon les meilleurs traditions de Saumur et de toute l'ABC.
Ces trois officiers ont rencontré sur le bateau Fabienne Récy, qui ignorait alors que son mari, officier de marine, qu'elle rejoint à Saigon, vient d'être tué.
Les trois cavaliers sont, bien entendu, amoureux d'elle. Venue au Tonkin comme infirmière et affectée à l'hôpital de Langson, qui des trois va-t-elle choisir ? Le suspense dure jusqu'à la dernière page.
L'essentiel du livre n'est pas dans cette intrigue assez facile. Ce qui compte pour Noullet, c'est la description d'un milieu et d'un pays qu'il connaît bien. C'est aussi le style, ramassé et plein d'humour. Une constante ironie y masque une grande tendresse pour le métier des armes et les élans du cœur.
Des circonstances fortuites mais impératives ont retardé de quelques mois la parution du livre d'un autre « Indochinois ». Raymond Muelle, dans Le bataillon des réprouvés, évoque l'aventure de ces jeunes gens qui furent recrutés dans les prisons de l'Epuration pour aller se battre en Extrême-Orient Embastillés pour avoir combattu le communisme en Biélorussie, en Poméranie et même en Bretagne ou en Savoie, ils furent priés de considérer comme un honneur de combattre le même communisme en Indochine et de laisser si possible dans cette aventure une peau dont leur pays avait honte, mais besoin. C'est une triste histoire ; il ne fallait pourtant pas la taire.
N'est-elle pas un aspect paradoxal et tragique de l'étrange aventure de la France en Indochine ?
Jean Mabire Le Choc du Mois N° 29 Mai 1990
Erwan Bergot : Sud Lointain, le courrier de Saigon, 538 pages. Presses de la Cité.
Alain Gandy : Salan, 444 pages, 33 photos. Perrin.
Henry Noullet : Les trois cavaliers de Langson, 336 pages. Presses de la Cité.
Raymond Muelle : Le bataillon des réprouvés, 272 pages.
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