dimanche 15 mars 2020

Majestés cantaliennes

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Distantes, sévères, attendries ou souffrantes, ces dames nous viennent des chapelles et des églises de la Haute-Auvergne, de ce pays volcanique où les monts du Cantal dressent leurs arrondis féminins et formant, depuis la nuit des temps, le sanctuaire d'un monde rude et secret.
Taillées dans le bois ou dans la pierre, par des mains restées anonymes, elles sont près d'une centaine, réunies au musée du Luxembourg, à l'initiative de l'Association des amis du patrimoine de la Haute-Auvergne, pour une exposition qui ne peut laisser indifférent.
Malgré l'usure des siècles et leurs formes souvent naïves, elles disent la permanence de la foi d'un peuple. La plus émouvante et la plus insolite : Notre-Dame du Vauclair. L'austère beauté de cette statuette polychrome dégage une force qui tient probablement aux traits plus « primitifs » que ceux de Notre-Dame de Claviers glorifiée par Malraux.
Hiératique et frontale, assise sur un trône à arcatures, elle surprend par la fixité du regard, lequel est dû à l'incrustation de pierres de couleur dans les orbites. Encadré par une chevelure stylisée, son visage fait penser, tant par l'ovale régulier, le dessin des yeux, le traitement de la bouche et du nez, aux traits des sculptures gauloises de Roquepertuse. Les drapés de la robe fermée et ceux de l'ample manteau portent la marque de l'élégante calligraphie curviligne propre à l'art roman.
Visage et port souverains, l'Enfant qu'elle tient sur ses genoux lève la main droite dans un geste solennel. Sa physionomie qui ne correspond en rien à celle d'un nouveau-né, surprend par certains airs de parenté avec le visage du merveilleux petit dieu de Bouray (Ie siècle avant notre ère). Il représente le Fils de Dieu.
Notre-Dame du Vauclair date de la seconde moitié du XIIe siècle. La légende dit qu'elle fut trouvée au milieu des bois. Transportée dans l'église de Bonnac, elle ne voulut point y rester et revint seule au milieu des arbres. Un habitant du Vauclair l'installa dans sa demeure. Plus tard, une chapelle rut construite pour la recevoir. Les faits correspondent la chapelle de Vauclair a été édifiée aux premières années du XIIIe siècle. Longtemps, la Dame thaumaturge attira les pèlerins venus en procession. Elle rendait la vue aux aveugles et la santé aux malades.
Ici, comme ailleurs en Europe, la Vierge Marie s'est substituée aux anciennes déesses mères. Les hommes l'appellent la « Dame », du même nom qu'ils désignent les Bonnes Fées, les quelles perpétuent le souvenir des Matres gauloises dont Emile Mâle a dit toute l'importance. La tradition rapporte qu'avant l'évangélisation de la Gaule, les habitants de Chartres, les Carnutes qu'évoque Jules César, dans la Guerre des Gaules, rendaient un culte à une statue de bois dénommée la Virgo parituras, la « Vierge avant d'enfanter » (1).
Le culte marial, qui sera un grief majeur à la Réforme contre l'Église, se développe à la faveur de la ferveur populaire. Marie, la Mère de Dieu, a relayé la « Grande Reine » que les Gaulois célébraient sous le nom de Rigantona et dont Bélisama qui présidait aux sources guérisseuses au lieu même où sera édifiée la cathédrale de Chartres, était un avatar.
Notre-Dame du Vauclair traduit fidèlement la doctrine de l'Église. Par son attitude, elle symbolise à la fois la Théotokos, la « Mère de Dieu », et la Seda Saptientale, « le Trône de la Sagesse ». Elle est conforme à la Vierge qui, trois siècles plus tôt, apparaît triomphante à Rome, sur les mosaïques de Sainte-Marie in Dominica. En même temps, elle consacre une rupture ou, plutôt, un retour aux sources.
Entre Clermont et Conques, sur les routes de Compostelle, l'art roman s'est affranchi de l'image plane chère à la tradition byzantine. Renouant avec la ronde-bosse disparue au Ve siècle, il s'inspire des formes anciennes. Magnifiées, celles-ci vont donner naissance aux Majestés cantaliennes dont le modèle va se répandre en Catalogne - les maestàs - dans le reste de l'Europe occidentale et même en Scandinavie, comme en témoignent les Vierges de Viklau (Suède) et d'Urnes (Norvège) présentées lors de la récente exposition consacrée aux Vikings.
À l'origine de cette révolution : les statuettes-reliquaires de Conques et de Clermont (XIe et XVIe siècles). Cette dernière fut exécutée sur l'ordre d'Etienne II, évêque de Clermont, par le clerc Alleaume, orfèvre et architecte, qui réalisa une « âme de bois, recouverte de feuilles d'or » représentant la « Majesté de Sainte Marie », laquelle est la mère de toutes les Majestés.
Cette nouveauté suscite des réactions. Le clerc Bernard d'Angers s'émut du culte rendu à des « statuettes ressemblant à des idoles » et que le peuple portait en procession selon l'antique usage romain. Mais un miracle de sainte Foy suffit à le rallier. La grande vénération que le Moyen-Âge voue à la Mère de Dieu inspire une multitude de poèmes qui font de Marie « la Rose sans épines » et « la Consolatrice des affligés ». Placée par le peuple au premier rang de la communauté des saints, elle est invoquée comme la « Protectrice du monde » et le XIIIe siècle célèbre son couronnement.
Aux Majestés qui perdurent, s'ajoutent les Vierges de tendresse. Attendrie et souriante, Marie exprime alors l'amour maternel le plus pur. Elle porte l'Enfant dans ses bras. Parfois, celui-ci tient un oiseau dans sa main, comme sur la statuette dite Vierge de la tour Seyac (XIVe siècle). Sous l'influence des Cisterciens, en particulier de Bernard de Clairvaux, le culte marial a pris un nouvel essor. Bientôt, la Dame présente son Fils aux hommes et celui-ci porte le globe du monde.
Apparaissent les Vierges de douleur et de pitié. Taillées dans la pierre et non plus dans le bois, comme celle de Saint-Géraud (XVIIe siècle), ces Vierges souffrantes fleurissent en pays cantalien, mais aussi en Espagne et en Italie. Leur nom de pieta fait oublier qu'elles ont pris naissance aux XVIe siècle, dans les couvents de nonnes mystiques de l'espace rhénan.
Les images de bois ou de pierre illustrent la vie et les vertus de Marie Visitation, Annonciation, Assomption, Vierge au Rosaire, Immaculée conception. Ce dernier thème intervient dans la statuaire bien avant la proclamation du dogme (1854). Il est vrai que l'Église orientale le célèbre depuis longtemps et que les Normands de Sicile ont contribué à le répandre.
Figuration particulièrement rare la Vierge souffrante de Massiac (XVe siècle). Elle rappelle un genre particulièrement répandu à la fin du Moyen-Âge, principalement en Espagne. Le Concile de Trente l’ayant proscrit du répertoire de l'art chrétien, nombreuses furent les destructions de ces statues durant la période de la Contre-Réforme (XVIe et XVIIe siècles).
Célébrées avec ferveur dans une grande partie de l'Europe, à Einsiedeln (Suisse alémanique), à Kazan (Russie), comme à Chartres, les mystérieuses Vierges noires sont présentes en grand nombre. Il est vrai que la Haute-Auvergne leur voue un attachement particulier. Couronnées, richement parées de bijoux, elle portent souvent manteau pour recevoir l'hommage des croyants.
La tradition les attribue fréquemment au retour des Croisades et à saint Louis, mais la noirceur qui les affecte, demeure un sujet de controverses. Une abondante littérature leur a été consacrée. Certains avancent une origine orientale miniatures syriennes, cultes paléo-chrétiens comme ceux d'Isis ou de Cybèle. D'autres avancent le caractère accidentel frottement des reliquaires, fumées de cierges et de l'encens, lavement de bois. Emile Mâle s'est fait l'écho de l'influence qu'aurait pu avoir sur les artistes du Moyen-Âge la couleur des statuettes gallo-romaines représentant des déesses-mères retrouvées enfouies dans le sol. D'autres veulent y voir la symbolique du deuil ou celle de la couleur de la terre liée à la troisième fonction. Deux certitudes le noircissement des Dames a perduré jusqu'au XIXe siècle ; il a affecté des sculptures polychromes, comme Notre-Dame du Vauclair (1).
Romanes, gothiques, baroques, classiques, naïves, souriantes ou austères, pas une de ces Vierges ne ressemble à l'autre. Il en est qui ont les traits d'une reine, d'autres ceux de simples paysannes. Tout en respectant les canons de leur temps, les artistes ont tenu à donner un visage unique à la Mère de Dieu et des hommes. Leurs œuvres éclairent l'évolution du culte mariai à travers les siècles. Elles livrent d'intéressantes précisions sur le costume et le mobilier (en particulier sur la période médiévale). Surtout, elles témoignent d'une foi ancestrale, comme de l'importance de la femme et de la maternité dans l'imaginaire européen.
Jean Hohbarr Le Choc du Mois Octobre 1992 N°57

(1) Sur les origines de la statuaire mariale et sur le mystère des Vierges noires, on consultera utilement l'ouvrage de Sophie Cassagnes-Brouquet Vierges noires - Regard et fascination (Editions du Rouergue, Rodez, 1990).

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