« La civilisation française, héritière de la civilisation hellénique, a travaillé pendant des siècles pour former des hommes libres, c'est-à-dire pleinement responsables de leurs actes: la France refuse d'entrer dans le Paradis des Robots. » Georges Bernanos, La France contre les robots.
Notre premier ministre a déclaré que la France est en guerre. Mais l'ennemi est chez nous, au sein même de la population française. Il ne s'agit plus d'envoyer des professionnels, formés et aguerris combattre loin de nos terres, mais de se battre contre un ennemi sournois et impitoyable, qui use pour ses attaques de toutes nos libertés et des droits des citoyens français. Avant de faire une telle déclaration, encore eût-il fallu cultiver au sein du peuple français les valeurs qui font la force morale des nations. Cette nouvelle rubrique a pour objet de proposer des textes pour aider tout un chacun à réfléchir sur des sujets précis et si possible, d'actualité, aujourd'hui : la guerre, la volonté par Alain DECAUX(9)
« Sept mois plus tôt, le 22 novembre 1914, le capitaine Bernard-Thierry, commandant l'Ecole des pilotes à l'aérodrome de Pont-Long, près de Pau, a vu entrer dans son bureau un monsieur de grande allure, arborant une moustache agressive et escorté d'un adolescent blafard, transparent à force de maigreur. Le monsieur s'est présenté comme étant Paul Guynemer, « ancien officier ». Bernard-Thierry a tout de suite senti que, derrière lui, il y avait « beaucoup d'argent et quelques châteaux ». Déjà le père s'explique. Poli, correct, mais sachant ce qu'il veut, il expose que son fils – le gringalet n'ouvre pas la bouche – a fait de bonnes études à Stanislas, qu'il a préparé Polytechnique mais que sa santé délicate l'a empêché d'y entrer.
Le capitaine se demande où ce M. Guynemer veut en venir. Il a autre chose à faire que d'écouter des confidences sur les études secondaires d'un fils souffreteux. Tout se résume en peu de mots : ce fils veut se battre. Au premier jour de la guerre il a déclaré à son père : je m'engage. Le père a répondu : je t'envie. Ils étaient comme ça, les grands bourgeois de 14. Ce dialogue s'est échangé à Biarritz où les médecins avaient expédié la famille Guynemer pour le bien du petit Georges, affirmant que l'air du pays basque était propre à redonner la santé à ceux qui n'en avaient pas.
En regardant Georges Guynemer, le capitaine Bernard-Thierry ne peut s'empêcher de penser que ces médecins étaient des ânes. La santé, il est sûr que ce gosse n'en aura jamais. C'est d'ailleurs ce qu'ont estimé les majors du centre de recrutement de Bayonne. On a pesé Georges : un peu plus de 40 kilos pour 1 m 70. On a tâté ses muscles : inexistants. Comment marcherait-il quarante kilomètres par jour ? Comment porterait-il le sac et le fusil ? Ajourné pour faiblesse de constitution.
M. Guynemer parle toujours : son fils a pris cela comme une insulte. Il ne s'en est pas remis. Une lourde erreur du service de santé, assure le père avec force. Le petit est beaucoup plus robuste qu'il n'y paraît. Il est de première force au fleuret comme à l'épée et bon joueur de tennis. Depuis son plus jeune âge, il rêve d'aviation. Il a même reçu le baptême de l'air. Il ne quitte pas la plage de Biarritz d'où s'envolent tant d'aviateurs. C'est l'un d'eux, d'ailleurs, qui lui a conseillé d'aller à Pau pour y rencontrer le capitaine Bernard-Thierry.
L'officier enveloppe dans le même regard ce père loquace et ce fils muet. Quand M. Guynemer lui demande d'accorder à son fils l'honneur de s'engager en qualité d'élève pilote, il répond par une fin de non-recevoir : ce n'est pas à lui de désigner les élèves pilotes. Ceux-ci sont obligatoirement choisis par le ministère la Guerre parmi les hommes de troupe qui ont achevé leurs classes. Que ce jeune homme fasse ses classes et l'on verra. Pour la première fois, le père abandonne sa superbe. Tristement, il confie que son fils s'est présenté dans cinq ou six bureaux de recrutement et que partout il a été refusé.
Rien à faire, conclut le capitaine Bernard-Thierry. Il se lève pour signifier à ses visiteurs que l'entretien est terminé : « Or, ayant accompagné ces messieurs jusqu'à la porte de l'école, je m'aperçus que Georges Guynemer pleurait. » Touché, le capitaine. Il faut dire que, le 22 novembre 1914, on a vraiment besoin de toutes les énergies. Certes Joffre vient de gagner la bataille de la Marne, mais le haut commandement n'en réclame que davantage de recrues. Des hommes, des hommes et encore des hommes ! Et soudain, devant Bernard-Thierry, un adolescent pleure parce qu'on ne veut pas de lui pour se battre.
Le capitaine a regagné son bureau, il s'est plongé dans ses papiers et puis, brusquement, il s'est levé pour appeler son planton :
- Saute sur ton vélo, va me chercher les deux messieurs qui sortent d'ici. Ramène-les moi !
L'ennui, c'est que le père du gosse est venu avec son automobile et son chauffeur. Le planton les a quand même rattrapés. Les voici de retour dans le bureau. Du coup, il ne pleure plus, le garçon. Il observe le capitaine avec une attention extrême. On dirait qu'il le transperce du regard. Un quart d'heure plus tôt, Bernard-Thierry ne voyait en lui qu'une mauviette. Maintenant, il ressent l'impression d'être confronté à de l'énergie à l'état pur. Il s'étonnerait moins s'il savait qu'un jour, à Stanislas, le même garçon, qualifié de plus petit de la classe, a giflé un professeur !
- Avez-vous des notions de mécanique ? demande le capitaine.
Le père répond : c'est bien simple, son fils sait tout faire. Tant de détermination achève de convaincre Bernard-Thierry. Il propose d'engager le garçon, pour la durée de la guerre, « au titre du service auxiliaire comme élève mécanicien d'avion ». Ensuite ? A chaque jour suffit sa peine ! Le bureau de recrutement n'a le droit de recruter que des spécialistes ? Pendant qu'il y est, le capitaine signe, à l'intention de cet invraisemblable « client », un certificat d'aptitude professionnelle. Plus tard, il jurera que ce fut là le seul faux de sa vie. Nous le croyons sur parole. Comme Georges Guynemer n'a pas vingt ans, son père a signé de son côté pour son fils une autorisation d'engagement. »
Alain DECAUX
Extrait de : « C'était le XXème siècle »,
Le regard de Guynemer
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