vendredi 28 février 2014

Des lobbies au gouvernement mondial

Les États contemporains, même (et surtout) ceux qui, en apparence, ont conservé leur indépendance nationale, sont-ils pour autant encore souverains ? Les gouvernants de pays comme la Suisse ou Israël, le Venezuela ou le Japon, l’Afrique du Sud ou la Norvège gouvernent-ils effectivement, c’est-à-dire détachés de toute subordination économique ou morale à des organisations internationales officielles (à l’instar de l’Organisation des Nations unies et de ses satellites ou de celles à compétence régionale comme l’Union européenne) comme officieuses ? Eu égard à la place grandissante des traités et accords internationaux, notamment dans les domaines commerciaux et financiers, quasiment tous les États du monde, y compris ceux qui sont soumis à des mesures internationales de rétorsion (embargos militaires et commerciaux par exemple), sont “dépendants” d’un contexte international de plus en plus prégnant sur les plans juridique et politique.
Absence de complot
La réponse, en revanche, est moins simple, s’agissant des officines officieuses et de la nature comme de l’intensité des relations qu’elles entretiendraient avec les États et, plus précisément, leur gouvernement. C’est à bon droit, par exemple que l’on a pu s’interroger sur les connivences pouvant exister entre la mouvance Al-Qaida (et son chef insaisissable, Oussama Ben Laden) et l’État d’Israël et les États-Unis, son mentor et bailleur de fonds. L’objectif ? Endiguer l’expansionnisme islamique en Occident en criminalisant, autant que possible, l’ennemi arabo-musulman et ses séides. Loin de nous l’intention de tout expliquer par la théorie du complot. Comme l’a si bien montré Frédéric Rouvillois dans la revue Les Epées (n° 19, avril 2006), cette théorie vise un ennemi abstrait et éthéré qu’il convient de démasquer ; elle est à la fois légitimante (en ce qu’elle fonde et justifie le discours dominant) et simpliste (car elle occulte délibérément ou inconsciemment la complexité du réel). Néanmoins, force est d’admettre et d’observer, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes, que nos sociétés actuelles, bien que saturées d’informations de toutes sortes, sont pourtant caractérisées par une opacité rendant malaisée la lisibilité autant que la compréhension de la politique nationale et internationale. Ce défaut de transparence, sans avoir été initialement voulu, sert, malgré tout, utilement les intérêts des divers “think tank” (littéralement, “réservoirs de pensées”) et autres groupes de pression aux allures de sociétés secrètes. En somme, pour gouverner sans être dérangé par des mouvements d’opinion ou des sautes d’humeur populistes, demeurons à l’abri des regards soupçonneux dans lesquels se lit une frénésie de contrôle démocratique.
Des réseaux puissants
Ce n’est pas céder, en effet, à la paranoïa conspirationniste que d’affirmer l’existence d’une “internationale” de ce que d’aucuns dénomment les “maîtres du monde”. Ces hommes et femmes d’influence, parce qu’ils sont placés aux endroits stratégiques de la gouvernance économique, politique ou scientifique, détiennent incontestablement une part du pouvoir mondial. Mais si ce “situationnisme” est une condition nécessaire, il n’est, cependant, pas suffisant. Encore faut-il que ces décideurs soient partie intégrante de réseaux aux ramifications particulièrement précises et nombreuses pour les relier entre eux, sans pour autant sacrifier à une démarche pyramidale ou centralisatrice. Suivant le principe des cercles concentriques, allié à la méthode de la toile d’araignée, les réseaux d’influence finissent par couvrir la quasi-totalité de la planète, et ce, quel que soit le domaine d’intervention. Insidieusement, se met donc en place un gouvernement mondial, qui, certes, n’avance pas à visage découvert et sous cette qualification orwelienne, mais agit toujours de concert, au service d’une idéologie de l’universel dont les origines philosophiques sont multiples (toutes empreintes, nonobstant, de l’idéologie des Lumières). Quoi qu’il en soit, au pouvoir déclinant des gouvernements nationaux s’est substitué (souvent avec la complicité active de ceux-ci, par bradage systématique de pans entiers de souveraineté) un nouveau pouvoir, subtil, planétaire et global, échappant complètement au contrôle des peuples. Les citoyens des nations développées, conditionnés par le réflexe consuméro-pavlovien du démocratisme, continuent mécaniquement d’élire des responsables d’institutions nationales alors que le pouvoir réel a été déplacé sournoisement vers de nouveaux centres. C’est ainsi que, sans surprise, le Béhémoth démocratique s’est accouplé au Léviathan oligarchique du gouvernement planétaire.
Talon d’Achille
En outre, il est remarquable de constater que ces groupes d’influence s’entremêlent étroitement avec des cénacles plus notoires. Les uns et les autres se complètent sans jamais se concurrencer. Certains gouvernements peuvent, sans hésitation, être considérés comme des groupes d’influence suigeneris, les États-Unis en constituant un exemple archétypique. Il n’est donc pas étonnant de trouver des membres du Siècle ou de la Trilatérale au sein d’institutions ayant pignon sur rue, comme la Commission européenne ou l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la grande majorité d’entre eux se recrutant dans le puissant groupe de Bilderberg. De même que l’on retrouve des représentants américains et français siégeant dans les mêmes instances (Forum de Davos, par exemple), alors que leurs intérêts politiques et économiques sembleraient apparemment divergents. De plus, les interconnexions sont tellement denses qu’il en résulte une confusion entretenue entre les lobbies industriels et économiques et les décideurs politiques. Ainsi, il n’est guère surprenant que l’Accord multilatéral sur l’investissement (un faux AMI, en quelque sorte, négocié sous l’égide de l’OMC et qui prône, entre autres, le bannissement de toutes les entraves aux échanges économiques et commerciaux), ou encore la directive Bolkestein, aient été le fruit d’une collusion entre les hauts responsables politiques et fonctionnaires internationaux et européens. C’est aussi ce qui explique la raison pour laquelle le président Sarkozy manifeste tant d’empressement à imposer, dans le dos des électeurs qui l’ont rejetée en son temps, la Constitution européenne “simplifiée”. Attiré dans la sphère d’influence des États-Unis, Nicolas Sarkozy est en train de concrétiser le rêve d’une mainmise de ces derniers sur la France et donc sur l’Europe. Les conséquences suivant les causes, il est aisé de deviner que le nouveau “mini-traité” (environ 250 pages !) européen est un prélude aux négociations pour l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Mais peut-être est-ce là le talon d’Achille de ces puissants planétaires. Dévorés par l’orgueilleuse ambition de mettre le monde en coupe réglée, ils n’ont pas conscience qu’en favorisant l’entrée du loup turc dans la bergerie européo-américaine, ils vont, sans doute, précipiter leur Tour de Babel à sa perte. Nous ne nous en plaindrons pas, il suffit d’attendre.
aleucate@yahoo.fr
L’Action Française 2000 n° 2736 – du 15 au 28 novembre 2007

Il y a 220 ans, jour pour jour, aux Lucs-sur-Boulogne…

massacre-des-lucs-sur-boulogne
Et si la Révolution française avait été tout simplement le péché originel de la République ?
Il y a deux cent vingt ans jour pour jour, 564 vieillards, femmes et enfants dont 110 âgés de moins de 7 ans périrent enfermés dans l’église du village des Lucs-sur-Boulogne (Vendée), massacrés à coups de mitraille par les soldats « républicains » envoyés par la Convention.
Les Lucs-sur-Boulogne, contrairement à ce que l’on dit habituellement, n’est pas l’Oradour-sur-Glane de la Vendée, c’est bien Oradour-sur-Glane qui est Les Lucs-sur-Boulogne du Limousin. Malheureuse République qui, dans son obsession de la repentance, préfère encore la copie à l’original ! Car inutile de demander à mes compatriotes s’ils connaissent cet épisode monstrueux de notre histoire, l’immense majorité d’entre eux n’en ont jamais entendu parler, pas plus d’ailleurs que la terrible répression de Fouché et Collot d’Herbois sur la ville de Lyon – 1.876 exécutions du 4 au 27 décembre 1793 à coups de canon chargés à mitraille –, pas plus que les 4.800 noyés à Nantes, dont 2.000 la seule semaine de Noël, pas plus que… etc.

Esclaves blancs chrétiens maîtres musulmans COMPLET 1000 ans de traite h...

jeudi 27 février 2014

L’armée de métier au Moyen-Age

Le XIVe siècle vit l’apparition de la première armée proprement nationale, ou, si l’on préfère, la première armée populaire. Il s’agit de l’armée suisse, qui était composée de paysans libres et de bourgeois des villes. Tous les Suisses de sexe masculin physiquement aptes au service étaient soumis à la conscription et pouvaient porter des armes. Toutefois, en pratique, l’armée ne se composait que de volontaires, le nombre de soldats fournis par chaque canton étant proportionnel à celui de ses habitants. De plus, on recrutait par conscription les jeunes gens particulièrement forts et valides pour en faire des piquiers.
Le principe de la conscription générale, dans un pays d’à peine plus de 500.000 habitants vivant presque exclusivement d’une agriculture de subsistance, ne pouvait manquer avoir des répercussions à la fois sur la stratégie et sur la tactique. Le fait de maintenir ne fût-ce que 4 ou 5% de sa population masculine sous les armes représentait un fardeau qu’un pays comme la Suisse pouvait difficilement supporter pendant une longue période. Il fallait labourer la terre et s’occuper du bétail. Aussi les hommes ne pouvaient-ils servir que pendant des périodes relativement courtes. C’est pourquoi les armées suisses ne s’engageaient jamais dans une guerre d’usure : il leur fallait anéantir rapidement l’adversaire. En tant que formation tactique, elles recouraient à l’ancien groupement germanique en carré, constitué selon la parenté et la commune ; mais, en cas de bataille, cette formation ne pouvait se contenter de disperser l’ennemi ; l’objectif des milices suisses était donc d’empêcher par tous les moyens l’adversaire de récidiver. Comme il leur ait lstrictement interdit de faire des prisonniers, tout homme tombant aux mains des Suisses était froidement massacré. Et, bien que les Suisses s’intéressassent fort au butin, ils prêtaient serment de ne pas dépouiller les cadavres de leurs ennemis avant que la bataille fût terminée par une victoire. En effet, tant la capture de prisonniers que le pillage faisaient perdre du temps et différaient l’issue de la bataille ; pour cette raison, les hommes coupables de l’une l’autre de ces actions passaient en cour martiale, où ils étaient, au minimum, condamnés à avoir un bras coupé à l’épée, mais où il arrivait aussi que les juges rendissent sentence de pendaison ou de décapitation. Pendant les guerres de Bourgogne, une petite ville qui offrit quelque assistance aux Suisses vit sa population entière – hommes, femmes et enfants – exterminée sans miséricorde. La garnison d’un château fut précipitée dans le vide du sommet d’une des tours, et ceux qui avaient réussi à se cacher furent ligotés et jetés vivants dans un lac voisin.
Le centre des formations militaires suisses consistait en hommes armés légèrement, équipés de haches longues ou courtes et de petites épées. Ils étaient entourés de plusieurs rangées de piquiers, dont le rôle était de battre en brèche les lignes des attaquants. Les arbalètes et, plus tard, les armes à feu jouaient un rôle mineur, car les Suisses cherchaient à engager aussi vite que possible un corps à corps avec l’ennemi : pour cela, il est évident que les hommes armés d’épées, de piques et de haches jouissaient d’un grand avantage. L’excellente coordination de leurs armes de combat rapproché conférait aux Suisses, sur le champ de bataille, la vigueur et la fermeté qui avaient toujours fait défaut aux troupes à pied de l’armée féodale au cours des siècles précédents. Face à une formation suisse, les cavaliers ennemis étaient arrêtés par les piques, et cela suffisait à empêcher ceux qui se trouvaient derrière eux d’avancer. Ceux que les chevaliers du Moyen Age appelaient avec mépris les « valets » (en Italie i fanti, d’où découle le mot  « fantassin ») constituèrent, avec la stratégie suisse, une « infanterie » à part entière, et celle-ci devint une « arme » aussi importante que les autres sur tous les champs de bataille d’Europe.
C’est grâce à elle que les Suisses affirmèrent leur indépendance. En 1231 et 1240, l’empereur Frédéric II exempta de toute charge féodale (sauf celles qui étaient dues directement à la couronne impériale) les cantons d’Uri et de Schwyz. Ceux-ci, rejoints par Unterwald, signèrent en 1291 au Grütli « l’alliance éternelle » par laquelle ils juraient de se soutenir mutuellement. Après la fin de la dynastie des Hohenstaufen, qui fut suivie d’un interrègne marqué par un certain désordre, Rodolphe de Habsbourg se fit élire roi d’Allemagne et ceignit la couronne du Saint Empire romain germanique. Cette ascension des Habsbourg représentait pour les Suisses une menace formidable. En 1315, ils réussirent à attirer dans une embuscade le duc Léopold de Habsbourg : celui-ci se trouva pris avec son armée féodale dans un étroit défilé surmonté des deux côtés par des rochers abrupts, à Morgarten, près du lac d’Aegeri et non loin du lac des Quatre-Cantons. Les Suisses déversèrent sur les forces des Habsbourg une avalanche de rochers ; Léopold avait eu l’imprudence de ne pas se faire précéder par une avant-garde et il tomba dans le piège. Une fois que les éboulements eurent joué leur rôle meurtrier, les Suisses descendirent et massacrèrent tous les survivants.
Si Morgarten fut un éclatant succès, ce n’était pas encore une véritable bataille d’infanterie ; mais le triomphe fut suffisant pour que Zurich, Zoug, Glaris, Berne et Lucerne adhérassent à la ligue. Systématiquement, les huit cantons entreprirent alors d’expulser les Habsbourg.
Un autre Léopold, neveu de celui qui avait été défait à Morgarten, décida de prendre une revanche. Avec une armée de 4.000 hommes, il partit en guerre contre l’armée suisse, qui comptait alors quelque 6.000 soldats. Au lieu de se diriger, comme on s’y attendait, vers Zurich ou Lucerne, il avança le 9 juillet 1386 dans la direction de Sempach, une petite ville située à quelques kilomètres au nord de Lucerne, qui avait autrefois appartenu aux Habsbourg mais s’était jointe à la Confédération en même temps que Lucerne elle- même. Léopold de Habsbourg rassembla ses troupes près du lac de Sempach et mit le siège devant la ville, puis il alla à la rencontre des Suisses, qui apparurent, venant d’un sommet d’un monticule abrupt. Les chevaliers autrichiens mirent pied à terre et essayèrent de gravir la colline tandis que leurs arbalétriers tiraient sur les Suisses et leur causaient beaucoup de pertes. Le duc Léopold se lança lui-même dans la bataille, car il s’imaginait avoir en face de lui le gros des troupes suisses et il voulait en finir vite ; mais il ne s’agissait que d’une avant-garde, et le gros des forces suisses apparut soudain au nord, avançant rapidement et pénétrant dans le flanc de l’armée autrichienne. Le nom d’Arnold de Winkelried, qui dirigeait ce contingent et est censé s’être sacrifié pour ouvrir une brèche, est légendaire. Les chevaliers autrichiens qui avaient pied à terre furent littéralement balayés par la violence de l’attaque suisse ; Léopold et une grande partie de ses soldats furent tués sur-le-champ. Ainsi Sempach confirma ce que Courtrai avait démontré : l’infanterie pouvait vaincre la cavalerie féodale. Entre-temps, la bataille de Laupen (1339) avait prouvé que les formations en carré des Suisses pouvaient avoir raison de chevaliers. Embuscade meurtrière à Morgarten, victoire des fantassins sur les cavaliers à Laupen, victoire en terrain découvert sur une armée de chevalier à Sempach : les jours de la chevalerie médiévale étaient comptés.
Ayant ramené les Autrichiens à la raison, les Suisses reprirent l’offensive contre la Souabe et démontrèrent à nouveau que leur infanterie était invincible. Ce fut un moment décisif dans l’histoire militaire du Moyen-Age. Les Suisses reçurent une foule de propositions de la part des diverses puissances qui voulaient louer les services de leur soldats. La première levée de troupes qui eut lieu en Suisse pour répondre à une telle demande se fit en 1424 : la république de Florence offrait de payer 8.000 florins rhénans en échange des services de 10.000 hommes pendant trois mois. A la fin du siècle, le montant des offres s’était élevé à tel point que toute l’armée suisse se transforma en troupes mercenaires. Mais, à la différence des autres, les contingents suisses n’étaient pas composés de soldats de fortune ; ils venaient en droite ligne de leurs cantons et de leurs commune. A longue échéance, la saignée que représentait ce service pour les Suisses devint trop forte et la Confédération ne fut plus en mesure de la supporter.
Néanmoins, elle conserva la suprématie sur les champs de bataille de l’Italie septentrionale et de la Bourgogne pendant plus d’un siècle. Mais les Suisses négligèrent les nouveaux développements en matière d’armements et de méthodes de combat ; par exemple, ils remarquèrent à peine l’avènement de la cavalerie légère, l’amélioration des mousquets et la mobilité accrue de l’artillerie de campagne.
Ils s’en tenaient obstinément à leurs anciennes méthodes. Avec 10.000 ou 15.000 piquiers, ils étaient prêts à attaquer n’importe quel effectif de cavalerie ; et ils y réussirent en effet jusqu’au jour où ils se heurtèrent aux lansquenets, qui, eux, avaient fait la synthèse des techniques suisses et des récents développements militaires que les Suisses avaient ignorés. Les lansquenets, par exemple, n’avaient aucune objection contre la guerre d’usure que pratiquaient leurs commandants et que les Suisses refusaient de mener. Lors des combats entre Charles Quint et François ler pour la possession de la Lombardie, les Suisses abandonnèrent purement et simplement le champ de bataille parce qu’ils étaient las des manœuvres perpétuelles des deux armées conformément à leur tradition, ils attendaient un engagement décisif pour en finir ; celui-ci ne se produisant pas, ils quittèrent la partie.
En 1522, lorsque le maréchal français de Lautrec recruta à nouveau 16.000 Suisses, ceux-ci exigèrent que l’ennemi fût défait à coups de pique et d’épée. L’armée de Charles Quint était commandée par un Italien, le capitaine Prospero Colonna, et consistait en 19.000 hommes, partie fantassins espagnols commandés par Pescara, partie lansquenets allemands commandés par Georg von Frundsberg. En avril, les forces impériales avaient pris position dans un petit relais de chasse, le château de Bicocca (« la Bicoque »), au nord-est de Milan. Colonna avait construit un réseau compliqué de fortifications, de tranchées interconnectées et de remblais, qui rendait une attaque directe sinon impossible, du moins fort risquée. Le maréchal de Lautrec n’avait aucune intention de s’y lancer : ayant pour lui la supériorité numérique (il commandait 32.000 hommes), il comptait obliger Colonna, à force d’escarmouches, à abandonner ses positions. Mais ce projet provoqua une véritable mutinerie chez les Suisses : si on ne leur ordonnait pas de passer à l’attaque, ils menaçaient de rentrer chez eux. Instruit par l’expérience de l’année précédente, le maréchal de Lautrec céda. Il avait un autre sujet de préoccupation : la rivalité entre les deux chefs du contingent suisse, Albert von Stein et Arnold von Winkelried (descendant lointain du héros de Sempach). A la bataille de Marignan – où les Suisses avaient été vaincus -, Winkelried avait reproché à Stein d’avoir abandonné prématurément le champ de bataille et contribué ainsi à la défaite ; mais, comme il n’avait pu donner la preuve de ce qu’il avançait, il avait été obligé de faire amende honorable. A « la Bicoque », les deux capitaines s’efforçaient néanmoins de présenter un front uni ; mais c’était Stein et non Winkelried qui insistait surtout pour que l’assaut fût livré immédiatement. Le maréchal de Lautrec dressa ses plans en conséquence : les 16.000 Suisses attaqueraient de front ; le reste de l’armée, composé de Vénitiens et de Français, prendraient les forces de Colonna à revers. Les deux mouvements effectués contre les flancs de l’armée autrichienne auraient lieu pour commencer, puis, une fois que l’ennemi serait occupé à défendre ses ailes, les Suisses pourraient procéder à leur attaque de front. Mais les Suisses n’attendirent pas l’ordre du maréchal et se précipitèrent sur le champ de bataille de leur propre initiative. Au prix de lourdes pertes, ils s’emparèrent de la première tranchée creusée par les troupes de Colonna et réussirent à abattre une partie du remblai ; ils se heurtèrent alors à une forêt de piques tenues par les lansquenets allemands, tandis que les mousquetaires espagnols les soumettaient à un feu roulant. Les Suisses résistèrent bravement et Winkelried voulut même provoquer Frundsberg en combat singulier, mais celui-ci ignora le défi, et le capitaine suisse fut tué tandis qu’il essayait de se frayer un chemin au milieu des troupes autrichiennes. Un véritable carnage s’ensuivit, et les Suisses furent finalement obligés de se retirer en laissant sur le champ de bataille 3.000 cadavres, dont celui d’Albert von Stein. La bataille de « la Bicoque » mit un terme à la réputation des Suisses. Quant à celle des lansquenets, elle ne faisait que commencer.
A la suite des humiliantes défaites qu’elles avaient subies pendant les guerres hussites, les forces impériales germa- niques avaient compris qu’il fallait absolument réformer le système militaire existant, et cela d’autant plus que les innovations apportées en France par Charles VII n’étaient pas passées inaperçues. L’événement décisif, à cet égard, fut la bataille de Guinegatte, au cours de laquelle l’armée bourguignonne, composée de fantassins flamands, battit l’armée française le 7 août 1479. Les Bourguignons étaient conduits par l’archiduc Maximilien de Habsbourg, gendre du duc de Bourgogne Charles le Téméraire, qui avait trouvé la mort deux ans plus tôt à la bataille de Nancy ; c’était à la suite de cela que Maximilien (futur empereur Maximilien 1er) avait recruté des Flamands et les avait entraînés en s’inspirant de la tactique des Suisses. En les enrôlant, il avait beaucoup insisté pour que les soldats destinés à former des unités communes provinssent des mêmes districts : c’était encore une adaptation du système suisse, qui, en veillant à l’identité d’origine sociale de ses recrues, assurait l’homogénéité et le sentiment de communauté de ses troupes. Mais, si Maximilien remporta de la sorte une victoire à Guinegatte, celle-ci n’eut ni conséquences stratégiques ni répercussions politiques, car il ne put poursuivre ses adversaires afin de leur imposer ses conditions, et, comme il était à court d’argent, ses troupes l’abandonnèrent pour rentrer chez elles. Aussi l’archiduc se tourna-t-il vers d’autres territoires et y recruta-t-il des hommes que les Allemands baptisèrent Landsknechte (« serviteurs du pays »), expression d’où dérive le mot français « lansquenet ».
Bien que les lansquenets fussent à certains égards des mercenaires, il serait erroné de leur appliquer ce terme, car ils en différaient tant par leur composition originale que par d’autres particularités. Il fallait, avant tout, que toute la troupe recrutée par ce moyen provint de la même région ; ces soldats d’origine commune constituaient une unité qui demeurait constante, même si elle n’avait pas toujours le même chef. Ce à quoi les lansquenets s’apparentaient le plus, c’étaient aux milices populaires mérovingiennes ; mais celles-ci, depuis le règne de Charlemagne et l’avènement du système féodal, étaient passées à l’arrière-plan et étaient tombées dans l’oubli. Toutefois, en certaines occasions, on avait vu ces milices reparaître : des soldats provenant de la même région se rangeaient sous les ordres d’un chef auquel ils avaient juré obéissance ou qu’ils avaient élu eux-mêmes ; ces soldats avaient leurs propres tribunaux et étaient toujours des hommes libres. On vit ainsi une unité, qu’on peut considérer comme une anticipation des lansquenets, servir en 1276 sous les ordres de Rodolphe de Habsbourg ; mais, après la bataille, les chevaliers décapitèrent les prisonniers que cette unité avait faits sans lui demander sa permission, et elle refusa de renouveler son engagement. Un siècle plus tard, la ville d’Ulm et la ligue des villes souabes recrutèrent une unité de « serviteurs » libres, qui prit le nom de  « Fédération de la liberté », et, depuis lors, ces troupes jouèrent un rôle important dans plusieurs guerres en Allemagne, sous des noms différents et avec des succès divers. Dans le Holstein, on les appelait les « gardes noirs », et, quand ils se mettaient au service de la Hanse, ils devenaient « l’infanterie marine ». La composition de ces unités avait perdu sa pureté originelle et, tout comme les groupes de mercenaires ordinaires, elles recrutaient la lie de la société, y compris des assassins ; mais elles continuaient à observer le code qu’elles s’étaient fixé, et les maraudeurs étaient sévèrement punis par leurs camarades : les peines allaient de l’enchaînement (le coupable était suspendu par les quatre membres à des chaînes) au bûcher.
Dans les rares occasions où une ville envoyait des contingents à l’empereur, elle habillait ses soldats de vêtements de couleur afin qu’on les reconnût aisément. Tel fut le cas des lansquenets de Maximilien, qui les baptisa de ce nom pour éviter certaines critiques : les États de l’Empire germanique étaient las des mercenaires, tout comme l’étaient les Français, et ils souhaitaient se débarrasser de cette plaie, de sorte que le recrutement effectué par Maximilien avait suscité des craintes et des soupçons. C’est pour répondre à ceux-ci que l’archiduc rétorqua qu’il s’agissait non pas de mercenaires mais de « serviteurs du pays », ce qu’il démontra par sa méthode de recrutement, par l’origine de ses soldats et par la discipline rigide qu’il leur imposa.
Entre 1482 et 1486, Maximilien recruta des lansquenets en Rhénanie et dans les régions voisines du bas Rhin, et il les forma comme il avait formé ses troupes précédentes, selon le modèle suisse. Une vive hostilité opposa bientôt les lansquenets aux mercenaires suisses. Sous les ordres du duc Sigismond de Tyrol, avec à leur tête le capitaine Friedrich Kappler, les lansquenets battirent les condottières vénitiens à la bataille de Calliano, en 1487. Un an plus tard, faisant partie de l’armée de l’empire, ils furent envoyés aux Pays- Bas et, en route, ils prirent leurs quartiers à Cologne ; lorsque les troupes suisses voulurent également s’y installer, l’archevêque de Cologne leur refusa l’entrée de la ville pour éviter tout heurt entre eux et les lansquenets. En 1490, Maximilien partit en guerre contre les Hongrois, et, à cette occasion, les lansquenets prirent d’assaut la ville de Stuhlweissenburg ; dès lors, leur réputation, en Europe, fut équivalente à celle des Suisses. A cette époque, Maximilien disposait de deux régiments de lansquenets comportant chacun 3.000 à 4.000 hommes. Ceux-ci lui étaient aveuglément dévoués, et c’était précisément ce qui lui avait fait défaut par le passé, de sorte qu’il ne cessait de se dépenser pour que ces contingents, en provenance des villes allemandes, fussent bien conscients de représenter une élite militaire. Mais, sur le plan politique, il se vérifia dès le début que les lansquenets constituaient une institution difficile à traiter. Il fallait les prendre pour ce qu’ils étaient : une confrérie militaire, dont le métier était de faire la guerre ; ils étaient souvent méfiants et obstinés, mais, sur le champ de bataille, leur bravoure était insurpassable et ils étaient d’une remarquable endurance.
Maximilien d’Autriche s’était rendu compte que le système militaire féodal avait besoin d’être transformé, en particulier sur le plan économique. Aussi le recrutement de lansquenets fut-il organisé sur une base complètement nouvelle. L’empereur accordait à un colonel – en général doté d’une certaine réputation militaire – un brevet pour recruter des troupes ; il recevait pour cela une somme forfaitaire titre d’avance. Le colonel gardait souvent une bonne partie de cet argent pour lui-même et engageait les hommes en leur promettant un riche butin à l’issue de la guerre, et semble que beaucoup de lansquenets aient dû financer eux mêmes leur équipement. En fait, le colonel recruteur était un « entrepreneur militaire » et, contrairement à ce qu’avait obtenu des états généraux d’Orléans Charles VII de France, Maximilien, devenu empereur d’Allemagne, ne put jamais persuader la Diète allemande de lever des impôts régulier destinés à financer l’armée, et ses successeurs n’y parvinrent pas davantage. L’expédient qui consistait à charger un colonel de lever des troupes était donc assez fragile, car l’argent comptant dont disposait l’empereur était restreint. La seule chance qu’avaient les lansquenets d’être payés résidait dans la conquête d’un vaste butin, et ils le savaient fort bien. De plus, la Diète avait fixé des limites géographiques aux zones de recrutement ; en 1495, la Diète de Worms permit l’empereur de recruter des lansquenets dans tout l’empire mais uniquement pour la campagne d’Italie. En toute autre circonstance, il dut s’en tenir à ses propres États.
Lors des premières campagnes pour le recrutement de lansquenets, il est prouvé que l’officier recruteur prête grande attention au caractère des hommes qu’il engageait. La nouvelle recrue recevait un peu d’argent mais devait fournir elle-même ses armes. Les recruteurs exigeaient de l’empereur une somme correspondant à l’engagement d beaucoup plus de lansquenets qu’ils n’en recrutaient en fait. Les hommes de grande expérience, qu’on plaçait aux premiers rangs, recevaient une double paie : le recruteur donnait leurs armes à des lansquenets ordinaires, dont la paie était simple, mais, sur les rôles militaires, ces hommes figuraient pour une paie double, et c’était le recruteur qui mettait la différence dans sa poche. Ainsi il grugeait à la fois l’empereur et la recrue.
Le colonel qui avait reçu le brevet de recruteur nommait des capitaines ; ceux-ci nommaient eux-mêmes des lieutenants, des enseignes, des sergents, des quartiers-maîtres et des caporaux (ces derniers étaient aussi parfois élus par les hommes). Les lansquenets se répartissaient en compagnies dont chacune avait son « guidon » (« Fähnlein« ), analogue à la bannière de l’armée féodale. Il y avait environ 400 hommes sous un « guidon » et un régiment de lansquenets se composait de 10 à 18 compagnies, elles-mêmes baptisées « Fähnlein » ; mais il s’agissait là d’unités administratives et non tactiques : l’unité tactique était, comme chez les Suisses, le bataillon, ou formation en carré.
La plus grande force des lansquenets résidait dans leur structure interne et dans l’ordre qui régnait à l’intérieur de celle-ci. Comme les gens de toute autre profession, ils formaient une corporation analogue aux « guildes » des artisans et des commerçants. Avant la bataille, le capitaine de chaque unité devait consulter le conseil de la compagnie, le « cercle » ( Ring ), l’informer de ses plans et tenir compte de ses avis. Chaque unité élisait son représentant, qui agissait comme porte-parole vis-à-vis du capitaine. Un capitaine suprême exerçait, au-dessus de tous les autres, les pouvoirs judiciaires et disciplinaires, avec l’aide d’un magistrat et de ses assistants ; ceux-ci, choisis dans les compagnies, étaient eux-mêmes des lansquenets ; dans certains cas particuliers, les lansquenets avaient le droit de juger et de punir eux-mêmes un de leurs membres. L’accusé était traduit devant le Ring de sa compagnie ; il devait répondre de ses actes et se défendre lui-même comme il le pouvait. Si l’accusé était reconnu coupable, les lansquenets exécutaient immédiatement la sentence. Toutes ces mesures étaient destinées à fournir aux lansquenets cette cohésion interne qui avait fait l’excellence des Suisses. Ils avaient leur constitution, la « lettre d’articles » (« Artikelbrief« ), sur laquelle toutes les recrues devaient prêter serment. Tous ces dispositifs n’avaient rien de nouveau ; l’empereur Frédéric Barberousse, comme les Suisses plus tard, avait recouru à une structure analogue ; mais les Allemands l’avaient adaptée à leurs besoins. Georg von Frundsberg, qu’on a souvent surnommé « le père des lansquenets », avait stipulé que la prestation de serment devait avoir lieu par petits groupes : « S’ils sont réunis en une grande assemblée avant d’avoir prêté serment, ils refusent de jurer sur la lettre d’articles ; ils commencent par faire valoir leurs propres exigences selon leur bon vouloir, et il faut que vous y accédiez, et, après cela, vous n’êtes plus tranquille. On ne peut pas obliger les gens à faire la guerre tout le temps ; c’est pourquoi il faut que vous puissiez leur présenter la loi sur laquelle ils ont juré. »
La teneur et la forme de ces articles variaient considérablement d’une troupe à l’autre, mais la base en était toujours la même : un engagement contractuel réciproque par les lansquenets et par ceux qui les payaient. Les soldats juraient de remplir leur devoir, et l’empereur, pour sa part devait les payer comme il était convenu, en tant que seigneur loyal à l’égard de ses hommes.
Les lansquenets prêtaient serment d’obéissance à tous ordres reçus ; le principe d’obédience était sans équivoque et il était explicitement déclaré qu’il s’appliquait à tous, quel que fût leur rang. Au XVIe siècle, la paie mensuelle des lansquenets s’élevait à 4 florins. Il arrivait toutefois souvent qu’il y eût de vives discussions à ce propos et que les lansquenets exigeassent que le mois commençât ou finît avec chaque bataille ou prise de ville. Le roi de France François 1er accepta une fois de garder les lansquenets à son service pendant 10 mois et, à la veille de la bataille, de leur payer un mois supplémentaire. Philippe de Hesse, ce prince allemand qui se rendit célèbre par sa bigamie que Melanchthon et Luther condamnèrent, avait conseillé à ses fils de ne faire que des guerres défensives, car, autrement, les exigences des lansquenets seraient telles qu’ils ne pourraient les satisfaire. D’autre part, il était interdit aux lansquenets de constituer des « syndicats » : s’ils avaient des plaintes à formuler, ils devaient le faire par l’entremise de leurs représentants ou, à défaut, par celle d’un lansquenet à double paie qui serait désigné spécialement pour aller transmettre la plainte au capitaine. L’ère féodale ne s’était pas achevée brusquement, d’un seul coup : on en trouve encore des traces dans les « lettres d’articles ». Ainsi, les cavaliers n’étaient pas recrutés individuellement mais en petites unités : un chevalier avec des aides à cheval ; et les chevaliers bénéficiaient de privilèges particuliers, de même que d’autres spécialistes, tels que les artilleurs, les hommes du génie et les sapeurs.
Tout homme était tenu de veiller à l’entretien de ses armes, de ses vêtements et, le cas échéant, de son cheval, qu’il avait toujours l’obligation d’acheter au quartier-maître. Les lansquenets devaient aussi se procurer leur nourriture, qui leur était vendue par des vivandières affectées à chaque compagnie. Comme ces femmes auraient eu du mal à transporter tout le ravitaillement nécessaire à une grande armée, il était inévitable qu’on vît les lansquenets s’approvisionner également dans le pays, et, à cet égard, ils constituaient pour un territoire en guerre une plaie aussi pénible que l’avaient été les mercenaires. Dans certaines des « lettres d’articles », on spécifie que le fourrage pour les chevaux, le pain, les légumes et quelques autres produits alimentaires sont les seules denrées que les lansquenets ont le droit de prendre dans un pays ami ou neutre : il leur était strictement interdit de s’emparer de bétail et de biens domestiques, et de forcer les armoires et les coffres des habitants.
Une fois qu’une ville avait été prise, les lansquenets devaient, même s’ils n’avaient pas encore été payés, obéir strictement aux ordres du colonel. La force d’occupation était tenue de construire des fortifications, stipulation qui causa fréquemment des difficultés, parce que les lansquenets jugeaient contraire à leur dignité de se livrer à des travaux manuels.
Dans le cas où un conflit se fût déclaré entre les lansquenets, il leur était expressément défendu d’en appeler à la nation, car, si les compatriotes des lansquenets en cause étaient venus à leur secours, une véritable guerre civile eût risqué de se développer. Cependant, ces conflits entre lansquenets n’étaient pas rares ; ils s’élevaient surtout au sujet des femmes, du ravitaillement ou du butin. On leur permettait de se battre en duel, mais à armes courtoises (émoussées) et à l’écart du campement principal. Le butin que les lansquenets ramassaient en cas de victoire leur appartenait, exception faite de la poudre à canon et des pièces d’artillerie, qu’ils devaient remettre au capitaine.
On voit que les « lettres d’articles » étaient des constitutions aussi bien que des codes de discipline, dans le cadre desquels fonctionnaient des armées massives, du moins en comparaison de celles du Moyen-Age. Jusque-là, aucun État n’avait été assez fort, économiquement parlant, pour aligner des armées aussi considérables : c’est avec l’apparition de l’État national français que tout avait changé, ainsi qu’en raison de la consolidation de la couronne d’Angleterre sous les Tudors, de l’importance prise par l’Espagne en tant que nation et de l’accroissement territorial du domaine des Habsbourg. Toutefois, si les choses évoluèrent à partir de ce moment-là, on ne saurait dire que les fonds qui avaient manqué jusqu’alors devinrent soudain disponibles : ils se trouvèrent plus aisément accessibles, mais jamais en quanti- tés suffisantes pour mener à terme les campagnes engagées aux XVe et XVIe siècles ; de sorte que, pour les lansquenets, le problème économique demeura. Maximilien d’Autriche avait essayé de créer une troupe d’élite qui lui fût loyale, mais comment pouvait-il, et comment ses successeurs pourraient- ils assurer le maintien de cette loyauté s’ils se trouvaient incapables d’honorer leur part du contrat ? En Europe centrale, ce fut Wallenstein qui trouva la réponse à ce problème fondamental, mais seulement au XVIIe siècle.
L’insuffisance de la paie des lansquenets était compensée par le butin, mais, pour obtenir celui-ci, on donnait fatalement libre cours à des excès. Les chants que chantaient les lansquenets à l’époque, et qui nous ont été conservés, expriment de manière énergique les ravages qu’ils causaient dans les territoires sur lesquels ils se battaient. Toutefois, la cruauté n’était pas l’apanage des lansquenets ou des mercenaires, car l’ère dite de la chevalerie abonde en exemples du même genre : tout est affaire de proportions. Ce qui est frappant, c’est qu’à la fin du Moyen-Age les guerres mettaient en jeu des troupes beaucoup plus nombreuses, et, lorsqu’une ville était prise d’assaut par les lansquenets, c’étaient des milliers d’hommes qui violaient et pillaient, et non plus des centaines comme autrefois. Il arrivait bien souvent, désormais, qu’une ville capitulât en échange d’une promesse de clémence ; or, sitôt les portes ouvertes, le sac commençait. Et le capitaine ou le colonel qui, naguère, avait peut-être refréné les mauvais instincts de quelques chevaliers, comment eût-il pu à présent empêcher d’abuser de sa victoire ou traduire en cour martiale toute une armée ? Le grand prévôt qui aurait arrêté l’un des lansquenets aurait eu à affronter l’unité tout entière. En outre, les lansquenets savaient fort bien que leurs supérieurs s’intéressaient tout autant qu’eux au butin, qu’ils en profitaient souvent au détriment de leurs hommes et qu’ils y étaient du reste obligés, dans une large mesure, par la pénurie financière du souverain qui les employait.
Au cours de leurs campagnes, les lansquenets emmenaient Une suite importante. Chacun d’eux désirait avoir avec lui sa femme, voire plusieurs femmes, et au moins un domestique. D’ailleurs, les femmes étaient indispensables pour s’occuper des malades et des blessées. Et puis… il y avait le repos du guerrier : en 1567, lorsque le duc d’Albe, venant d’Italie, marcha sur les Flandres, son armée était accompagnée de 400 prostituées, suite qui ne laissait pas d’être assez encombrante. Parmi les lansquenets allemands, les femmes servaient encore à transporter les bagages : on a estimé que chaque femme portait en moyenne entre 20 et 30 kilos de marchandises diverses !
Leur arme principale, comme celle des Suisses, était la pique. Au moment où on leur donnait l’ordre de « former le serpent », ils devaient pointer leurs piques : la formation du « serpent » était le mouvement par lequel la colonne en marche se transformait en carré en vue de l’attaque, mouvement qui ne pouvait être exécuté convenablement qu’après quantité d’exercices ; il semble que ce soit à la fin du XVe siècle que les lansquenets l’ont exécuté de façon parfaite ; or c’est précisément l’époque où le train militaire de leurs unités était le plus chargé. En bataille rangée, les choses se passaient bien ; mais, lorsqu’ils rencontraient l’ennemi à l’improviste, la manœuvre était plus difficile.
Le maniement de la pique n’était pas non plus aisé. Un contemporain en a écrit ceci : « Le plus désagréable, c’est la vibration de la hampe. J’en ai fait moi-même l’expérience : lorsqu’on se bat avec une longue pique, il est presque impossible d’atteindre sa cible, car la pointe vibre trop, surtout lors de fortes poussées, et elle vibre le plus fort lorsqu’on utilise toute la longueur de l’arme, avec le bras droit entièrement étendu. Il faut une poussée lente et sûre, effectuée avec réflexion, en attendant le moment favorable, si l’on veut frapper un mercenaire en armure aux endroits les plus sensibles du cou ou de l’abdomen et atteindre avec précision les articulations de l’armure. »
En principe, des forces supérieures battent des troupes moins nombreuses ; mais il arrivait souvent que les forces fussent équilibrées, et, dans ce cas, pour amener une décision, il fallait que l’une des masses armées opérât une brèche dans l’autre. Avant l’avènement de l’artillerie et des mousquets, cette tâche incombait à un groupe d’hommes choisis très soigneusement pour cela. Il les fallait d’abord spécialement forts, car ils devaient manier à deux mains un glaive à deux tranchants plus grand qu’eux-mêmes. Ce glaive était si lourd qu’on ne pouvait l’utiliser qu’une seule fois et qu’il fallait donc atteindre sa cible du premier coup ; en cas d’échec, l’attaquant était inéluctablement transpercé par les piques de l’ennemi. Lors de tels engagements, peu avant la rencontre des deux armées, le groupe d’assaut, placé au second rang, s’avançait de quelques pas devant le premier, ce qui constituait pour l’adversaire un élément de surprise. Mais, en raison du risque encouru en pareil cas, la force à elle seule ne suffisait pas, et la promesse de récompenses non plus : aussi chargeait-on fréquemment de cette mission meurtrière des condamnés à mort qui, s’ils réussissaient à pratiquer une brèche dans les rangs ennemis, voyaient leur peine commuée ou annulée. Les lansquenets donnaient le nom de « compagnie perdue » (« verlorener Haufe« ) au groupe d’hommes exceptionnellement courageux ou tout à fait désespérés qui acceptaient de courir le risque de se frayer un chemin dans un carré composé parfois de cent guerriers de front et d’autant de rangées.
La « compagnie perdue » cessa d’être nécessaire au moment où le mousquet devint d’un usage courant chez les lansquenets. Dès 1507, l’empereur Maximilien renonçait à l’arbalète. Dans toute l’Europe, on commença à former des armées sur le modèle des Suisses et des Allemands ; les résultats obtenus furent inégaux selon les pays. Par exemple, après la défaite de Guinegatte, Louis XI essaya de remodeler son infanterie selon ces principes, mais il n’y parvint pas tout à fait et n’obtint ainsi qu’une seule victoire, devant Gênes en 1507. Les efforts de François 1er ne furent pas plus heureux : il semble que ses fantassins aient déserté en masse, par exemple en 1543, lorsque l’infanterie française était censée défendre Luxembourg contre les Allemands et, au lieu de cela, leur abandonna la ville. En Espagne, Ferdinand d’Aragon fit venir, paraît-il, une troupe de Suisses pour la donner en exemple à son infanterie : et en effet l’infanterie espagnole se battit en Italie selon les mêmes tactiques que les Suisses et les lansquenets ; à la bataille de Ravenne, en 1512, elle se couvrit d’une gloire qu’elle allait conserver un siècle et demi durant, tout en maintenant un caractère national remarquable. N’ayant pas encore derrière eux les ressources du Nouveau Monde, Castille et Aragon étaient alors trop pauvres pour se payer des mercenaires, de sorte que la nécessité les obligeait à tirer le maximum de leurs propres ressources militaires. En définitive, ce furent les lansquenets et les Espagnols qui dominèrent, sur les champs de bataille européens, jusqu’au milieu du XVIIe siècle.

Les Archives Fabuleuses de l'Armee Francaise La Legion Etrangere

Celui qui donna Louis XIV à la France

Mazarin, à qui Simone Bertière vient de consacrer une remarquable biographie, est l’un des personnages les plus importants non seulement de l’histoire de la France, mais aussi de celle de l’Europe du XVIIe siècle. Et surtout, de tous les hommes d’État de cette époque, celui dont la carrière a été la plus étonnante.
Pur Italien, il fut recommandé au roi par Richelieu, alors qu’il était nonce à Paris. Dix-huit mois de travail en commun avaient convaincu le cardinal de la valeur de cet étranger. Puis Louis XIII lui demanda d’être le parrain de son fils.
Son appartenance au clergé (l’Église catholique étant, nous le savons bien, “la seule Internationale qui tienne”) contribue largement, avec d’éminentes qualités personnelles, à expliquer cette ascension, ce passage d’un pays à l’autre, au plus haut niveau. Il est le produit d’une méritocratie au sein d’un clergé très ouvert. Il fut élève des jésuites, officier dans l’armée pontificale, diplomate au service du Saint-Père. Il frappa ses contemporains par sa grande pénétration psychologique. Séduisant et cultivé, il parlait parfaitement espagnol, et français avec un léger accent.
Homme de paix
Enfin, il était courageux, notamment sur le champ de bataille. En 1630, alors que Français et Espagnols allaient s’affronter devant Casal, et que l’on attendait le signal de l’assaut, Mazarin apparut à cheval entre les lignes criant : « Halte, halte ! Pace, pace ! » la paix ! Et brandissant le texte de l’armistice dont il venait d’achever la négociation. « On n’a rien vu de si extraordinaire », affirme un témoin oculaire, du Plessis-Praslin. « Deux armées n’ont jamais été aussi prêtes de se mêler, et c’est une espèce de miracle que l’entremise d’un seul homme les ait arrêtées tout court. Il faut avoir vu la chose pour le croire. »
Toute sa vie, Mazarin a été “un homme de paix”, un diplomate de premier ordre. Lors de la Fronde, il a su triompher des magistrats et des grands seigneurs indociles, mais sans jamais user de dures représailles. Il a su défendre l’autorité royale avec fermeté mais avec souplesse. « Il a usé de son pouvoir avec une modération louable » écrit Mme de Motteville. « Il aimait l’État et servit le Roi avec toute la fidélité que méritait la confiance que la Reine avait en lui. »
Mme Bertière ne dissimule nullement l’enrichissement de Mazarin, mais elle souligne qu’en contre-partie, lorsque l’État se trouvait en détresse, il mobilisait, pour l’aider, ses avoirs personnels. Également qu’il légua au roi ses précieuses collections d’oeuvres d’art. Mme Bertière démontre qu’il n’existait pas (ainsi qu’on l’a trop souvent écrit...) de mariage secret d’Anne d’Autriche avec ce cardinal qui n’était pas prêtre ; que tous deux étaient liés par une parfaite entente intellectuelle et morale, par une totale solidarité dans l’action. L’un et l’autre étaient dévoués au roi, et Mazarin lui expliquait à fond les données de la politique étrangère.
Éducateur de roi
Le chef-d’oeuvre de la diplomatie mazarine fut le traité des Pyrénées, qui prévoyait le mariage du roi avec l’Infante d’Espagne. Or, cet édifice faillit s’effondrer à cause de l’amour très sincère, de Louis pour Marie Mancini. Un chapitre d’une grande intensité psychologique, sans doute le plus beau du livre, analyse les efforts du cardinal pour dissuader ce jeune prince de vingt ans d’épouser sa nièce. Le 16 juillet 1659, il lui rappelle que les rois qui ont sacrifié leur devoir à « leurs passions particulières » ont attiré sur les États « des révolutions et des accablements » (p. 550). Et comme Louis refuse de se laisser convaincre, « il le renvoie à ses ministres pour toutes les affaires courantes ». En somme, Mazarin se met partiellement en grève ! Le roi accepte la leçon, « fait amende honorable auprès de son parrain, et se dit résolu à surmonter sa passion » (p. 553).
Mazarin a donné Louis XIV à la France. Le bilan éducatif de son pupille est positif. Il a fait de lui un grand roi (p. 637).
Dans cette passionnante biographie, Simone Bertière allie la rigueur de l’historienne au talent de l’écrivain.
 René Pillorget L’Action Française 2000 n° 27333 – du 4 au 17 octobre 2007
* Simone Bertière : Mazarin. Le maître du jeu. Éd. de Fallois, 2007, 697 pages.

mercredi 26 février 2014

Chronique de livre: Stefano Fabei, Le faisceau, la croix gammée et le croissant

Stefano Fabei, Le faisceau, la croix gammée et le croissant, Akribéia, 2005.
livre 1.JPGLes éditions Akribéia avaient eu la bonne idée de traduire il y a quelques années cet intéressant livre de l’historien italien Stefano Fabei, paru initialement en 2002. Fabei est un spécialiste du monde musulman et des relations que celui-ci a entretenu avec les puissances de l’Axe avant et pendant la Seconde Guerre Mondiale.  Dans Le faisceau, la croix gammée et le croissant, sont présentées dans le détail les relations qui se nouèrent entre les Arabes et l’Islam d’une part et l’Italie fasciste et l’Allemagne Nationale-Socialiste d’autre part. Ces relations furent très nombreuses et l’auteur apporte sur celle-ci un éclairage très détaillé, fruit d’un colossal travail de recherche dans les archives de nombreux pays. Le livre fourmille de détails et il serait évidemment impossible de tous les recenser ici, nous nous attacherons donc à ce qui nous paraît être l’essentiel. Les nationalistes arabes avaient combattu l’Empire Ottoman avec l’Entente durant la Grande Guerre, pensant qu’ils obtiendraient à l’issue de celle-ci leur indépendance. Las, le traité de Sèvres (1920) remplaça la tutelle ottomane par celle de la France et de l’Angleterre qui obtinrent des mandats sur cette zone (Syrie, Irak, Palestine, Liban, Arabie) au nom de la Société des Nations. Les nationalistes arabes rêvant d’indépendance furent donc très mécontents de la tournure des évènements, ce qui les poussa à chercher des soutiens ailleurs. Soulignons que ce combat pour l’indépendance fut, dans les années qui suivirent, le principal moteur de l’intérêt que portèrent les nationalistes arabes à l’Italie fasciste et à l’Allemagne Nationale-Socialiste, même si il n’en fut pas le seul facteur et que des accointances idéologiques jouèrent également leur rôle.
Le nationalisme arabe trouva dans le fascisme des origines une sympathie à son égard que l’on peut expliquer par l’existence d’un courant anti-impérialiste au sein de celui-ci. Au début des années 1920, le mouvement fasciste soutient explicitement la lutte pour l’indépendance des Arabes. D’Annunzio et Mussolini n’hésitent pas à témoigner de leur sympathie aux mouvements de libération luttant contre les Anglais ou les Français et se proclament partisans de l’indépendance des pays arabes. Le Parti National Fasciste en fait en même en mai 1922. L’intérêt officiel porté par le PNF au nationalisme arabe va ensuite s’essouffler à cause principalement d’une frange très hostile aux idées pro-arabes (et qui le restera par la suite) : les catholiques, les conservateurs ainsi que les milieux monarchistes proches de la Cour. Cela n’empêchera pas Mussolini de témoigner de son soutien de principe aux Arabes. Ce n’est qu’à partir de 1930 que l’Italie fasciste nouera de vrais contacts avec les nationalistes arabes par le biais d’une politique dynamique portée par une action culturelle et économique dirigée vers le monde arabo-islamique. L’Italie veut propager dans les pays arabes une image positive et se rapprocher de ceux-ci. Cela se traduit par le développement de l’Instituto per l’Oriento, la publication dès 1932 du journal L’avenire arabo, la création d’une radio arabe… Alors que l’Italie développe une propagande explicite envers le monde arabe, elle entretient dès cette époque des liens avec des personnalités telles l’émir druze Arslan mais surtout avec le fameux Hadj Amine el-Husseini, Grand Mufti de Jérusalem, autorité religieuse et combattant infatigable de la cause arabe qui sera l’une des figures principales jusqu’à la fin de la guerre des relations entre l’Axe et les musulmans. Entre 1936 et 1938, Le Grand Mufti arrivera même à obtenir de Rome une aide financière dans sa lutte en Palestine contre les Anglais et les Juifs : la Grande révolte arabe. Rome, dans la seconde moitié des années 1930, a donc une politique arabophile dont l’un des buts majeurs est de renforcer son influence sur l’aire méditerranéenne et de faire pression, par l’intermédiaire des Arabes, sur les intérêts anglais et français. Cette pression était toutefois mesurée par le désir de ne pas trop envenimer les relations avec Londres et Paris, ce qui explique par exemple qu’aucune arme ne fut envoyée en Palestine malgré les demandes du Grand Mufti.
L’Allemagne de cette époque entretient elle aussi de bonnes relations avec les nationalistes arabes. Si la question arabe était quasiment absente des centres d’intérêt du National-Socialisme des origines, il en est tout autrement dans les années 1930. Hitler se présente tôt comme un allié des Arabes dans leur lutte contre les Juifs et il partage avec Himmler bien des positions islamophiles. Les convergences idéologiques entre National-Socialisme et Islam sont en effet non négligeables : le danger représenté par la haute finance et l’usurocratie juive doit être combattu, les ennemis sont communs (Marxisme, Juifs…), le pouvoir du chef doit prévaloir sur la farce électorale que constitue la démocratie… Dès 1934, la propagande véhiculée par l’Office de Politique Extérieure d’Alfred Rosenberg envers les pays musulmans, tant du Maghreb que du Moyen-Orient, est intensive. L’Allemagne veille dans le même temps à sérieusement développer ses relations économiques avec les pays arabes. Sur son propre sol, elle accueille de nombreux étudiants et offre une situation privilégiée aux arabes résidants qui sont loin d’être des parias dans le Reich et ont de nombreuses associations et comités. Les Allemands firent d’ailleurs leur possible pour éviter toute forme de racisme à l’encontre des Arabes, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Reich. Il faut bien dire que ces derniers avaient pour Hitler et le nazisme une grande admiration. Admiration qui s’explique par les convergences décrites plus haut mais aussi par la personnalité d’Hitler vu comme un champion de la lutte contre les Juifs (les lois de Nuremberg avaient été très bien accueillies par l’opinion publique arabe) et qui apparaîtra durant la guerre comme un prophète qui allait instaurer un nouvel ordre et aider les pays musulmans à gagner leur indépendance. Dès le milieu des années 1930, Mein Kampf avait été traduit en arabe et les bonnes paroles envers les musulmans et l’Islam (de la part d’Hitler ou d’autres membres éminents du régime) n’étaient pas rares. Le fait que l’Allemagne n’avait pas, à la différence de l’Italie, de visée colonisatrice voire hégémonique autour de la Méditerranée, ne faisait que renforcer son crédit auprès des Arabes. Le seul heurt d’importance que connut l’Allemagne dans ces années avec les nationalistes arabes fut autour de la question sioniste. En effet, en vertu de la signature du Pacte Germano-Sioniste de 1933, le régime nazi soutenait ardemment l’émigration des Juifs vers la Palestine. Cela ne plaisait pas aux Arabes de Palestine et au Grand Mufti qui ne voulaient pas non plus des Juifs. L’Allemagne changea de cap en 1937 quand on réalisa que la création d’un Etat juif en Palestine devenait possible (solution non envisagée sérieusement jusque là) en vertu du soutien anglais à cette idée. A partir de ce moment, l’Allemagne, réalisant que le problème juif n’était pas seulement intérieur mais aussi extérieur et qu’il pourrait devenir très épineux à terme, se mit à soutenir plus activement les nationalistes palestiniens, premier rempart à la création d’un Etat juif en Palestine. L’Allemagne, malgré toutes les accointances qu’elle pouvait avoir avec le monde arabo-musulman, mena tout de même durant ces années, à l’image de l’Italie, une politique raisonnable visant à ne pas mettre le feu aux poudres et se garda de faire aux nationalistes arabes des promesses trop poussées sur leurs désirs d’indépendance, ce qui n’empêcha pas la création de plusieurs mouvements arabes influencés par le nazisme.
Dès le début de la Seconde Guerre Mondiale, les premières victoires de l’Axe ne font que renforcer les Arabes dans leurs sentiments pro-Allemands. C’est vers l’Allemagne plus que vers l’Italie qu’ils se tournent en considération de ses positions non-impérialistes. L’Allemagne, en effet, ne comptait pas s’investir dans les pays arabes autrement que politiquement, culturellement et économiquement. L’Allemagne avait d’ailleurs reconnu assez tôt à l’Italie la prédominance politique de l’espace méditerranéen.
Retraçant l’histoire du conflit mondial dans les différents pays musulmans (Irak, Iran, Egypte…), Stefano Fabei relate surtout le déroulement des relations entre l’Axe et les grands dirigeants nationalistes arabes que sont le Grand Mufti  et Rachid Ali al Gaylani, ancien premier ministre irakien chassé du pouvoir par les Anglais en mai 1941. Nationaliste irakien recherchant le soutien de l’Allemagne à son projet indépendantiste arabe, deux fois premier ministre du pays avant de revenir au pouvoir à l’issue d’un coup d’Etat mené par le Carré d’Or - groupe de généraux irakiens pro-nazi dont il était membre- en avril 1941, il avait fini par sérieusement gêner les Anglais… En exil en Europe, le Mufti et Gaylani (considéré comme le chef du gouvernement irakien en exil) vont tout tenter pour amener les pays de l’Axe à soutenir leur politique indépendantiste mais vont avoir à faire face à plusieurs problèmes : une certaine rivalité entre l’Italie et l’Allemagne sur la politique à mener au Moyen Orient, ce qui conduisit à d’innombrables intrigues de cour ; un refus de l’Allemagne de trop promettre trop vite et de prendre des engagements officiels clairs sur la liberté et l’indépendance des pays musulmans (pour ne pas envenimer les relations avec Vichy etc) et enfin la rivalité larvée entre ces deux grandes figures désirant chacune prendre le pas sur l’autre en tant qu’interlocuteur privilégié sur les questions arabes auprès des autorités italiennes et allemandes. Le Mufti était en effet un religieux alors que Gaylani était un laïc. Souhaitant tout deux l’indépendance des pays arabes, le premier se prononçait pour une union de ceux-ci tandis que le second soutenait l’existence de plusieurs pays. Ils s’entendaient cependant sur le fait d’aider l’Axe par tous les moyens et sur la nécessité de contrer la création d’un Etat juif en Palestine. Gaylani et le Mufti ne furent pas, au milieu de ces relations avec l’Axe, toujours cordiales mais ô combien difficiles, de simples pions et ils jouèrent le jeu des intrigues entre l’Italie et l’Allemagne en se positionnant eux aussi selon leurs intérêts directs. Notons que durant cette période, le prestige de Gaylani et du Mufti étaient grands en Europe, reçus aussi bien par Mussolini que par Hitler, ils étaient des hôtes de marque. La presse du Reich ne tarissait pas d’éloges sur le Grand Mufti, décrit comme le héros de la libération arabe et comme le principal adversaire des Anglais et des Juifs en Orient, ce n’est pas rien, n’oublions pas qu’il avait appelé les musulmans au jihad contre les Anglais en 1941… Ce fut finalement le Grand Mufti, Hadj Amine el-Husseini, qui devint de fait l’interlocuteur privilégié de l’Axe, fort de son activisme incessant envers les pays islamiques et les minorités musulmanes (en Yougoslavie par exemple). Le Mufti était très actif, que ce soit dans le développement de la propagande pro-Axe ou dans ses efforts de recrutement de combattants musulmans (il collabora notamment au recrutement de la division de Waffen SS islamique Handschar).
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La dernière partie du livre traite avec force détails des forces armées musulmanes qui combattirent aux côtés de l’Axe durant la Seconde Guerre Mondiale. En effet, dès 1941, le Grand Mufti avait appelé de ses vœux la création d’une légion arabe, il avait à cette fin démarché Mussolini et Hitler. On trouve des Arabes musulmans dès cette année-là engagés auprès de l’Axe, très majoritairement du côté allemand. Le noyau de base de ces premières unités était d’une part des étudiants arabes du Reich, formés idéologiquement, ainsi que des combattants arabes antibritanniques. Prêtant le double serment de fidélité au Führer et à la cause arabe (liberté et indépendance des Arabes), ils combattirent dans plusieurs unités au cours de la guerre et seront jusqu’à la fin aux côtés du Reich. Les musulmans d’Europe ne furent pas en reste non plus étant donné qu’à partir de 1943, sous l’impulsion d’Himmler et de son admiration des valeurs guerrières de l’Islam, la Waffen SS commença à les recruter. La division la plus célèbre fut évidemment la division Handschar formée de Bosniaques. Ceux-ci avaient leurs imams et portaient le fez. En plus des insignes nazis, ils portaient le Handschar (cimeterre) et le drapeau croate sur leur uniforme. A noter que la Handschar comportait un certain nombre de chrétiens à l’image d’une autre division SS musulmane : la division Skanderbeg, créée par Himmler en 1944 à l’instigation du Grand Mufti et composée pour sa part de Kosovars et d’Albanais. En URSS, sur le front de l’est, de très nombreux musulmans (mais pas exclusivement comme on le sait) vinrent combattre avec les Allemands : Caucasiens, Turkmènes, Tatars de Crimée… Pour ceux-ci, le but était de parvenir à défaire l’oppresseur soviétique qui les empêchait de pratiquer leur culte. Les Allemands participèrent ainsi à la réouverture de mosquées, ce qui leur amena d’énormes sympathies : plus de 300 000 volontaires musulmans d’URSS combattirent avec eux durant la guerre et pour la petite anecdote, 30 000 d’entre eux furent capturés en France à l’issue du débarquement des alliés.
Finissons sur la France où les relations entre les Allemands et les Arabes se déroulèrent sans heurts entre 1940 et 1944. A titre d’exemple, 18 000 Arabes travaillèrent pour l’organisation Todt. Un certain nombre d’entre eux avait d’ailleurs adhéré aux partis de la collaboration (RNP, PPF…). Ce qui a été dit plus haut reste valable pour la France : les nationalistes arabes, notamment algériens, présents sur son sol soutenaient l’Axe qu’ils voyaient comme un garant de la future indépendance de leurs pays. Ceux-ci avaient d’ailleurs été combattus par Blum et Daladier avant la guerre, ils cherchèrent donc eux aussi d’autres appuis. La figure la plus marquante de cette époque est Mohammed el-Maadi qui est le collaborateur de l’Axe le plus connu en France. Dès les premiers temps de l’occupation, il entre en contact avec les Allemands. Comme le Grand Mufti, il allie travaux de propagande (son journal er-Rachid –tirant à 80 000 exemplaires- appelle de ses vœux l’indépendance des pays arabes et la victoire de l’Axe) et recrutement de volontaires pour combattre les alliés. Fuyant l’avancée alliée en 1944, el-Maadi trouva refuge lui aussi en Allemagne où il fut accueilli par le Grand Mufti.
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Les causes arabes furent indéniablement soutenues par les Allemands et les Italiens. Goebbels ne déclarait-il pas durant la guerre qu’Allemands et Arabes luttaient contre la « tyrannie impérialiste et ploutocratique » du monde juif et anglo-américain ? Cependant, si les relations Arabes / Axe furent fructueuses d’un côté, elles souffrirent d’une différence de traitement entre les Allemands et les Italiens qui ne parvinrent jamais à trouver une politique commune sur cet aspect. Ces derniers voulaient renforcer leur présence en Méditerranée, ce qui effrayait bien des nationalistes arabes qui préféraient ainsi donner leur soutien à l’Allemagne qui, de son côté, refusait de donner sa parole en vain sur les lendemains incertains de la guerre. La politique arabe d’Hitler, qui ne s’intéressa que tardivement à ses débouchés réels, resta prudente trop longtemps d’une part pour ne pas mécontenter Vichy et les Italiens mais aussi car il était obnubilé par son illusion de pouvoir, un jour, trouver un terrain d’entente avec l’Angleterre. Se rendant compte trop tard de ses erreurs et de ce qu’elles avaient coûté dans les évolutions de la guerre, il déclara en février 1945 : « L’allié italien nous a gênés presque partout. Il nous a empêchés de conduire une politique révolutionnaire en Afrique du Nord. Seuls, nous aurions pu libérer les pays musulmans dominés par la France. Le phénomène aurait eu une répercussion énorme en Egypte et dans le Moyen-Orient asservis aux Anglais. Tout l’Islam vibrait à l’annonce de nos victoires. La présence des Italiens à nos côtés nous paralysait et créait un malaise chez nos amis islamiques qui voyaient en nous les complices, conscients ou non, de leurs oppresseurs. Le Duce avait une grande politique à mener vis-à-vis de l’Islam. Elle a échoué, comme tant de choses que nous avons manquées au nom de notre fidélité à l’allié italien ! »
Stefano Fabei a écrit ici un livre d’importance et d’une grande richesse pour la compréhension de ces relations méconnues entre le faisceau, la croix gammée et le croissant. On regrettera simplement l’aspect trop détaillé de certaines parties qui perdent le lecteur entre la multitude de noms, de lieux et d’organismes divers et variés. L’auteur a depuis continué ses recherches sur ce thème et publié d’autres livres, non disponibles en français à ce jour.
Rüdiger

Rous': la Ruthénie kiévienne, histoire et civilisation

par Iaroslav Lebedynsky
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Le Dniepr, « voie des Varègues aux Grecs », loin d'être seulement un axe commercial animé, ouvrit la Russie aux influences culturelles et religieuses de Byzance. C'est ainsi que, pendant plus de trois siècles, Kiev fut le centre d'une civilisation originale et la capitale d'un État dont Iaroslav Lebedynsky, auteur notamment de l'ouvrage Le prince Igor (L'Harmattan, 2001), nous fait revivre ici les heures les plus brillantes.
De la légende à l'histoire
Les débuts de l'État kiévien sont connus par les sources locales – la Chronique des années écoulées, hélas biaisée par des réfections successives à la gloire de la dynastie princière – que complètent des données byzantines, arabes et occidentales. Ces questions étant encore ardemment débattues, on se bornera ici aux faits les plus sûrs.
Depuis la grande expansion des Slaves aux VIe et VIIe siècles, les tribus slaves du groupe oriental, demeurées à proximité du foyer primitif, formaient une dizaine de petites principautés ou chefferies. Certaines étaient vassales des Khazars, peuple turc nomade fixé dans la steppe russe et qui avait bâti un « empire » assez solide. Dans la seconde moitié du IXe siècle, plusieurs de ces tribus furent unies à l'initiative d'une dynastie et d'une élite militaire issues des « Varègues », c'est-à-dire de ces groupes d'aventuriers, marchands et mercenaires, à forte composante scandinave, qui hantaient la grande route commerciale entre la Baltique et la mer Noire justement baptisée « voie des Varègues aux Grecs ». Ce groupe dirigeant et le territoire qu'il dominait furent connus sous le nom de Rous', dont l'origine et le sens initial demeurent obscurs. Dans des circonstances embrumées par la légende, des chefs varègues montèrent sur les trônes de diverses principautés slaves-orientales et notamment celui de Kiev, capitale des Polianes idéalement située sur le Dniepr. Ils se posèrent en rivaux des Khazars.
Oleg, au pouvoir à Kiev à partir de 882, soumit plusieurs autres tribus slaves-orientales et même finnoises et il était assez puissant, dès 907, pour entreprendre la première d'une série de grandes campagnes contre Constantinople. À partir de ce moment, la Rous', la « Ruthénie » kiévienne, devint un acteur essentiel de la politique est-européenne et une pièce importante sur l'échiquier diplomatique byzantin.
Croissance de la Ruthénie
Les successeurs d'Oleg – Igor (913-945) ; la régente Olga (945-964) ; Sviatoslav, le premier à porter un nom slave (964-972) – achevèrent d'unir par la force les tribus slaves-orientales, notamment les récalcitrants Drevlianes. La dynastie s'était slavisée, même si les Varègues continuèrent à jouer un rôle militaire important jusqu'au début du XIe siècle.
Igor puis Sviatoslav attaquèrent Constantinople moins dans l'espoir de s'en emparer que pour lui extorquer des accords commerciaux avantageux. En même temps, les souverains kiéviens durent affronter les nomades turcophones de la steppe méridionale. Sviatoslav porta en 965 un coup fatal à l'Empire khazar affaibli, mais tomba lui-même lors d'un combat contre les Petchénègues en 972.
La mort de Sviatoslav fut suivie par une série de conflits entre ses fils, dont sortit vainqueur en 980 Volodimer (Vladimir). Fratricide et débauché, celui qui allait devenir « saint Vladimir » inaugura son règne par une série de victoires sur la Pologne et sur diverses tribus révoltées, et s'efforça d'ériger en religion d'État le « paganisme » slave-oriental alors dominé par le culte de Péroun, dieu de l'orage et protecteur des guerriers. Puis, en 988, Vladimir changea complètement d'orientation et opta pour le christianisme de rite byzantin.
La conversion au christianisme
La Chronique des années écoulées présente cette conversion comme le résultat d'une sorte d'étude comparative entre religions – islam, christianisme latin et grec, et même judaïsme – à laquelle aurait fait procéder Vladimir. En fait, le christianisme avait pénétré depuis longtemps en Ruthénie, et la régente Olga aurait été baptisée en 955 lors d'un voyage à Constantinople. Pour le reste, la décision de Vladimir dut être le résultat de calculs complexes dans lesquels entraient ses convictions personnelles, la perspective d'une alliance avec l'empire d'Orient, peut-être aussi l'échec de sa tentative de « paganisme d'État ». En tout cas, ce choix fut décisif et il a orienté jusqu'à nos jours la spiritualité et la culture des Slaves orientaux.
La conversion ordonnée par Vladimir – et imposée, lorsque c'était nécessaire, par la force – fit entrer la Ruthénie dans l'orbite culturelle de Byzance tout en préservant son identité et sa pleine souveraineté politique. L'architecture et la peinture byzantines furent introduites et des écoles artistiques locales se développèrent rapidement. Pour les besoins du culte puis de l'administration, ce n'est pas la langue grecque qui fut adoptée, mais le vieux-slave tel qu'il était écrit au moyen de l'alphabet « cyrillique » dans la Bulgarie voisine, également slave et orthodoxe. Cette langue d'ailleurs vite influencée par les parlers slaves-orientaux locaux, servit à traduire les textes saints, mais aussi, sous les successeurs de Vladimir, à noter l'histoire et le droit ruthène. Le monnayage de Vladimir manifeste cette dualité du modèle byzantin et de l'individualité ruthène : le souverain y est représenté en costume d'empereur, mais accompagné de son emblème, un « trident » qui rappelle les tamgas héraldiques non-figuratifs des peuples nomades, et avec une légende en slave.
On ne saurait trop souligner l'importance du saut qualitatif causé par la conversion : sous Vladimir, la Ruthénie « barbare » et « païenne » devint un empire chrétien et un partenaire à part entière des grandes puissances de l'époque. On relèvera en contrepoint, pour la déplorer, la disparition de pans entiers de la culture pré-chrétienne des Slaves orientaux. Leur religion, en particulier, n'est connue que par bribes.
Note du C.N.C.: le présent texte est soumis à des droits d'auteurs et de copie, nous ne pouvons pas le reproduire entièrement, il vous faudra donc poursuivre la lecture sur le site de CLIO.
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Illustration: La Justice des Rus, par Ivan Bilibine

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D’où vient le surnom « La gueuse » pour désigner la République ?

Le surnom péjoratif n’apparut ni pendant la Révolution française, ni à la suite de la proclamation de la Deuxième République (1848). Il faut attendre les premières décennies de la Troisième pour voir le terme apparaître timidement. Ce serait à Paul de Cassagnac (1842-1904) que reviendrait la paternité de l’expression.
la gueuse
Issu d’une famille de notables bonapartistes, Paul de Cassagnac (ou Paul Granier de Cassagnac) fut député bonapartiste du Gers de 1876 à 1893, suivant son père Adolphe Granier de Cassagnac qui fut député impérialiste de ce département sous le Second Empire. Tenant en exécration la République, sans renier ses idées bonapartistes, il fut dans les années 1880 la figure de proue du mouvement solutionniste (« n’importe qui-quiste » pour ses détracteurs), acceptant n’importe quel régime ou prétendant du moment qu’il ne s’agit pas de la République. Dans ses discours à la Chambre puis articles dans son journal l’Autorité (dont le slogan est « Pour Dieu, pour la France »), il popularisa le surnom, repris ensuite par les royalistes et notamment l’Action française, la formule rencontrant un grand succès.
Il s’illustra également dans de nombreux duels (vingt-deux au total) dont il ne ressortit jamais blessé.
« L’Action française reprend à son compte le surnom injurieux de ‘la gueuse’ inventé par Paul de Cassagnac pour désigner la République. » – René Rémond, Les Droites en France, Paris, Aubier, 1954, p. 172.

mardi 25 février 2014

Les Présocratiques

Si la philosophie n'a sans doute pas commencé avec les grecs, les traces qui nous restent sont celles des présocratiques. Le berceau de la philosophie occidentale s'est trouvé en Asie mineure (Ionie) pour ensuite s'établir en Italie du sud.
Toutes les questions essentielles sont abordées comme l'origine du monde, la vérité, l'être, la morale ou l'éthique.... La philosophie grecque n'est donc pas née à Athènes avec Socrate, mais elle y convergera. La philosophie première a donc parlé grec bien avant que Heidegger ne dise qu'elle parle allemand.
Les philosophes comme Hegel, Nietzsche (avec Heraclite) et Heidegger (avec Parménide) se réfèreront aux présocratiques. Si les présocratiques ne se coupent pas complètement des mythes, il y a chez eux une recherche d'explication du monde qui veut sortir de la mythologie. Le discours se veut de plus en plus rationnel. S'il ne reste parfois que des fragments de textes, ils seront source d'inspiration pour les futures philosophes d'Athènes et même de tout l'Occident.
Les philosophes d'Ionie
Les philosophes d'Ionie sont les premiers à avoir pratiqué la philosophie naturelle, c'est-à-dire ce qu'on appelle maintenant la physique. Auparavant, les seuls qui donnaient sens étaient les poètes et les théologiens. Pour les philosophes milésiens (c'est-à-dire de Milet), il y a un principe originaire commun (arche) parmi la diversité des choses.
Thalès de Milet
Il est considéré comme le premier philosophe (Vlème siècle avant J.C.). Il fut de ceux qui étudièrent la nature en dehors du mystère des mythes. Thalès a donc un regard de physicien qu'on dirait de nos jours qualitatif.
L'arche (le principe originaire) est l'eau.
« Et l'eau est le principe de la nature humide, qui comprend en soi toutes les choses » (Simplicius).
Si Thalès a eu une explication rationnelle des choses, il reste croyant aux dieux.
« Thalès a pensé que toutes choses étaient remplies de dieux » (Aristote)
Le savoir n'étant pas divisé comme de nos jours, Thalès était aussi mathématicien et astronome (il avait prévu l'éclipsé de 585 avant J.C.).
Anaximandre
Il fut le disciple de Thalès. Ce présocratique a défini le principe originaire comme étant l'infini, l'illimité (a-peiron : le non limite).
« Illimité est le principe des choses qui sont. Ce dont la génération procède pour les choses qui sont, est aussi ce vers quoi elles retournent sous l'effet de la corruption, selon la nécessité ».
Le monde chez Anaximandre est organisé de façon harmonieuse. Il est le résultat de forces contraires.
Anaximène
L'arche pour ce philosophe est l'air. Il pénètre tout élément.
« Notre âme, parce qu'elle est de l'air, est en chacun de nous un principe d'union ; de même le souffle ou l'air contient le monde dans son ensemble ».
L'air est un principe infini. Anaximène reprend en cela Anaximandre.
Les Pythagoriciens
L'école a été fondée par Pythagore. Les membres vivent à Crotone en Italie du sud. L'essence de la réalité est contenue dans les nombres. « Tout est nombre ».
« Or, à cet égard, il apparaît que les pythagoriciens estiment que le nombre est principe, à la fois comme matière des êtres, et comme constituant leurs modifications et leurs états » (Aristote, La Métaphysique).
On a donc chez les pythagoriciens une interprétation mathématique du réel avant Galilée et Descartes.
Le pythagorisme a eu des ressemblances sur d'autres points avec l'orphisme. La mort délivre l'homme de l'état de prisonnier de son corps. La vie est faite pour expier nos fautes. Le corps est une déchéance de l'âme.
Les pythagoriciens seront aussi des stoïciens avant l'heure puisqu'ils prônent une vie ascétique et la maîtrise de soi.
Heraclite
Le philosophe inspira Hegel et Nietzsche. C'est le penseur du devenir et de l'écoulement ininterrompu du temps.
« Car on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve » « Tout passe et rien ne demeure »
« Les choses froides se réchauffent, le chaud se refroidit, l'humide s'assèche et le desséché se mouille »
Tout a son contraire. Le conflit (la guerre) est père de toutes choses. Une réconciliation serait la fin du monde. Heraclite fut le premier dialecticien. D'une façon que reprendra Platon, Heraclite distingue entre ce qui est évident pour les sens et ce qui est accessible à la pensée.
« Nature aime à se cacher. La plupart n'ont pas conscience de ce que sont les choses qu'ils rencontrent. Ils ne comprennent pas, quand ils apprennent mais ils se figurent »
Les Eléates
Xénophane est considéré comme le premier penseur de l’École des Eléates, fondée à Elée (Italie du sud). Il a une attitude critique vis-à-vis des religions et superstitions. Il combat aussi la contradiction dans le raisonnement.
Xénophane est très sceptique sur la faculté de connaissance de l'homme. On ne connaît que ce qu'on est capable de percevoir, c'est-à-dire pas grand-chose.
« La connaissance claire, aucun homme ne l'a eue et il n'y aura personne qui la possédera au sujet des dieux et pour toutes choses dont je parle » (Xénophane).
Le philosophe dénonce l'anthropomorphisme que l'on trouve par exemple chez Homère et Hésiode qui attribuent aux dieux les caractères des hommes.
« Les bœufs et chevaux peindraient semblables à des bœufs et à des chevaux les figures des dieux et leur façonneraient des corps semblables à l'apparence que chaque espèce a pour soi... les Ethiopiens, Leurs dieux ont le nez camus et la peau noire »
Parménide (VI, Vème siècle avant J.C.)
Sa philosophie est contenue dans cette phrase :
« L'être est, le non-être n'est pas ». L'être est donc immobile. Les sens nous trompent qui nous donnent l'apparence du changement.
Parménide s'oppose radicalement à Heraclite le philosophe du changement. Il pose le principe de non-contradiction. On ne peut pas être et ne pas être. Parménide énoncera aussi : « C'est la même chose que penser et être ». Cette phrase peut être interprétée de différentes façons. Une chose n'existerait que s'il y a conscience pour la penser. On pourrait aussi ne penser que ce qui est est. Une autre interprétation serait de donner de l'être qu'à l'être pensant.
Le disciple de Parménide, Zenon d'Elée va inventer des paradoxes pour nier le mouvement (Paradoxes d'Achille et de la flèche). Le changement et le mouvement ne sont que des illusions.
Empédocle
Le philosophe veut faire une synthèse avec tous ses prédécesseurs. Le mouvement est régi par deux principes : la haine et l'amitié. Il existe quatre éléments qui constituent les choses : le feu, l'eau, la terre et l'air.
« Car c'est des éléments que sortent toutes choses, tout ce qui a été, qui est et qui sera... Ils sont les seuls à avoir l'être, et dans leur course, par échanges mutuels, ils deviennent ceci ou cela ». Comme les pythagoriciens, Empédocle pense que les hommes sont sur terre en exil, expier une faute commise au royaume des dieux. La vie est un purgatoire.
Anaxagore
Le principe du mouvement est une intelligence séparée, un « intellect » (nous). L'être, pour Empédocle était quadruple. Pour Anaxagore, il y a un nombre infini d'éléments premiers. Les choses sont déterminées par une combinaison de ces éléments. Ce ne sont pas des atomes, que nous verrons ensuite car les semences d'Anaxagore sont divisibles à l'infini à la différence des atomes insécables. Les matières sont mues par le nous (esprit) qui les ordonne.
Les Abdéritains (Vème siècle avant J.C.)
Leucippe est le fondateur de la théorie atomiste. Atome en grec veut dire insécable (a-tomos). Les atomes se déplacent par pression et choc mutuels. Cette explication mécanique du monde exclut Dieu.
« Nulle chose ne se produit fortuitement, mais toutes choses procèdent de la raison et de la nécessité ».
Démocrite, l'élève de Leucippe peut être considéré comme le fondateur du matérialisme. Il exclut tout élément mythique. L'atome est inengendré et éternel. Le vide est nécessaire pour le mouvement. « Les principes de tous les corps sont les atomes et le vide, et tout le reste n'est que croyance... Tout se produit par nécessité : le tourbillon est la cause de la genèse de tous les corps » (Laërce, doxographe)
Les Sophistes
Ils ont été les maîtres du discours et du relativisme, ce qui a séduit Nietzsche qui ne croyait guère à l'idée de Vérité. Les sophistes pouvaient soutenir n'importe quelle thèse. Pour les philosophes comme Socrate, Platon, Aristote à la recherche de la Vérité ceci était un véritable dévergondage de la pensée. De plus, les sophistes se faisaient payer ce qui ne pouvait que révulser les philosophes, esthètes de la pensée. Leur relativisme se trouve dans tous les domaines. Les valeurs morales ne sont que des conventions selon les époques et les lieux. La religion est une invention de l'homme. Pour Prodicos par exemple, les dieux ne sont que l'expression des sentiments humains.
Pour Protagoras : « Il y a sur tout sujet deux discours mutuellement opposés ». « L'homme est la mesure de toutes choses, pour celles qui sont, de leur existence, pour celles qui ne sont pas de leur non-existence ».
On a donc l'homo-mesura.
Gorgias prône un doute que l'on retrouvera chez Descartes, mais ce dernier s'en écartera pour fonder la certitude. Rien n'existe ; si quelque chose existe, on ne peut le connaître ; si on peut le connaître, on ne peut l'exprimer. L'homme est enfermé dans les opinions.
Platon trouvera les sophistes dangereux.
Les présocratiques présentent une très grande diversité. Mais au-delà de leur pluralisme d'écoles, il reste un discours qui se veut de plus en plus lié à la raison. Chez les philosophes de l'école de Milet comme pour les Abdéritains il y a la formation d'un discours scientifique qui se prolongera jusqu'à nos jours. Les pythagoriciens ont introduit les mathématiques comme outil de connaissance pour étudier la nature. Les grands thèmes métaphysiques furent abordés. S'il ne reste que des fragments écrits, cette pensée nous est parvenue grâce aux doxographes et aux philosophes postérieurs qui les ont commentés. Socrate et Platon ne partirent pas de rien pour constituer une nouvelle somme philosophique.
Patrice GROS-SUAUDEAU