Quiconque a eu l'occasion de lire régulièrement nos articles, et not. ceux publiés à plusieurs reprises dans Vita Nova,
connaît déjà le point de vue qui sera le fil conducteur des présentes
notes : nous faisons allusion à cette idée d'une opposition fondamentale
entre 2 attitudes distinctes quant à l'esprit, où il faut voir
l'origine de 2 traditions bien différenciées sur le plan aussi bien
historique que suprahistorique.
La
première, c'est l'attitude guerrière et royale, la seconde, l'attitude
religieuse et sacerdotale. L'une constitue le pôle viril, l'autre, le
pôle féminin de l'esprit. L'une a pour symbole le Soleil, le “triomphe”,
elle correspond à l'idéal d'une spiritualité dont les maîtres-mots sont
la force, la victoire, la puissance ordonnatrice, et qui embrasse
toutes les activités et tous les individus au sein d'un organisme
simultanément temporel et supratemporel (idéal sacré, de l'Imperium),
en affirmant la prééminence de tout ce qui est différence et
hiérarchie. L'autre attitude a pour symbole la Lune ; comme cette
dernière, elle reçoit d'un autre la lumière et l'autorité, elle s'en
remet à autrui et véhicule un dualisme réducteur, une incompatibilité
entre l'esprit et la puissance, mais aussi une méfiance et un mépris
pour toute forme d'affirmation supérieure et virile de la personnalité :
ce qui la caractérise, c'est le pathos de l'égalité, de la “crainte de Dieu”, du “péché” et de la “rédemption”.
Ce
que l'Histoire — jusqu'à nos jours — nous a montré en fait d'opposition
entre autorité religieuse et pouvoir “temporel”, n'est qu'un écho, une
forme plus tardive et plus matérielle en laquelle a dégénéré un conflit
qui, dès l'origine, se rapportait à ces 2 termes, c'est-à-dire un
conflit entre 2 autorités, également spirituelles, entre 2 courants se
référant au même titre, bien que d'une manière opposée, au supramonde.
Il y a plus : l'attitude “religieuse”, loin de correspondre sans autre
forme de procès au spirituel et d'épuiser ce qui relève du domaine
suprême de l'esprit, n'est que le produit, relativement récent, d'un
processus de dégénérescence qui a frappé une tradition spirituelle plus
ancienne et plus éminente, de type précisément “solaire”.
En
effet, si nous examinons les institutions des plus grandes
civilisations traditionnelles — de la Chine à la Rome antique, de
l'Égypte à l'Iran,
du Pérou précolombien au vieux monde nordico-scandinave — nous trouvons
constamment, sous des traits uniformes, l'idée d'une fusion absolue des
2 pouvoirs, royal et spirituel ; au faîte de la hiérarchie, nous ne
trouvons pas une église, mais une “royauté divine”, non pas l'idéal du
saint, mais de celui qui, par sa nature supérieure même, par la force
nécessitante du rite en tant que “technique divine”, joue, par rapport
aux puissances spirituelles (ou “divinités”) le même rôle viril et
dominateur qu'un chef en face des forces des hommes. C'est un processus
de dévirilisation spirituelle qui, de là, a conduit à la forme religieuse,
puis, en augmentant constamment la distance entre l'homme et Dieu, et
la servilité du premier vis-à-vis du second au seul bénéfice de la caste
sacerdotale, a fini par miner l'unité traditionnelle en donnant lieu à
la double antithèse d'une spiritualité antivirile (sacerdotalité) et
d'une virilité matérielle (sécularisation de l'idée d'État et de
Royauté, matérialisation des aristocraties antiques et sacrées). Si l'on
doit surtout aux rameaux aryens les formes lumineuses des anciennes
civilisations “solaires”, en Occident, c'est surtout à l'élément
levantin que l'on doit le triomphe de l'esprit religieux — jusqu'à
l'asiatisation du monde gréco-romain, jusqu'à la décadence de l'idée
impériale augustéenne, jusqu'à l'arrivée même du christianisme.
Dans les présentes notes, nous nous proposons d’éclairer quelques aspects peu connus de la civilisation médiévale,
afin de démontrer qu'elle inclut la tentative (tantôt visible, tantôt
cachée) d'une grande réaction, la volonté de reconstruire une tradition
universelle dont le but, malgré les apparences formelles et la
conception courante du Moyen Age comme un âge “catholique” par
excellence, est antichrétien ou, plutôt, dépasse le christianisme.
LE RÉVEIL NORDICO-ARYEN DE LA ROMANITAS
Très
vraisemblablement, cette volonté de restauration tira son origine
première des races nordico-germaniques, dont l'influence, à l'époque
post-byzantine, est un fait universellement acquis. Sur la foi des plus
anciens témoignages — y compris, d'un certain point de vue, chez Tacite
lui-même —, ces races nous apparaissent comme un type extrêmement proche
de celui des Achéens, des paléo-Iraniens, des paléo-Romains, et en
général, des Nordico-Aryens, qui se serait conservé, pour ainsi dire, au
stade d'une pureté “préhistorique”.
Et
le fait que, en raison des traits extérieurs rudes, sans fioritures,
grossièrement et âprement sculptés de leur existence et de leurs mœurs,
ces races aient pu apparaître comme “barbares” en face d'une
civilisation qui, d'une part, avait dégénéré sous le poids de ses
structures juridico-admmistratives et, d'autre part, s'était amollie en
recherches de raffinements hédonistes, littéraires et citadins, était
quasiment synonyme de décadence, ce contraste ne saurait empêcher que
ces races aient véhiculé en propre et abrité dans leurs mythes et dans
leurs légendes la profonde spiritualité d'une tradition aryenne
originelle, dont le support était une existence empreinte de rapports
guerriers et virils, de fierté, de liberté, d'honneur et de fidélité.
Par
ailleurs, nous constatons que ce n'est pas de l'esprit “religieux”,
mais précisément de l'esprit "héroïque" qu'émanaient les incarnations
des divinités principales que, à l'origine, ces races reconnaissaient et
vénéraient. C'est le panthéon lumineux des Ases, en lutte perpétuelle
avec les “géants” et les natures élémentaires de la terre. C'est
Donnat-Thor, destructeur de Thyr et d'Hymir, le “fort entre les forts”,
“l’irrésistible”, le maître de “l'abri contre la terreur”. C'est
Wotan-Odin, le donneur de victoire, le détenteur de la sagesse, l'hôte
des héros immortels que les Walkyries choisissent sur les champs de
bataille et dont il fait ses propres fils — le Seigneur des bataillons
tempétueux, celui dont le symbole est identique à celui de la grandeur
romaine et de la “gloire” — hvareno iranienne —, l'Aigle,
dont la force nourrit le sang non-humain des dynasties royales. En
outre, déjà mêlé aux hommes, nous avons des races héroïques, comme celle
de Wälsungen, à laquelle appartiennent Sigmund et Sigurt-Siegfried, et
qui lutteront jusqu'au bout contre le Ragna rökkr, contre
l'obscurcissement des dieux, symbole des âges sombres qui seront le lot
des générations futures ; nous avons les races royales gothiques qui se
considèrent comme des âmals, les “purs” ou les “célestes”, et qui font remonter leur origine à la symbolique Mitgardhz, la “terre du milieu”, située — comme l'Hyperborée du solaire Apollon et l'airynem-vaêjo
des Iraniens — dans l’extrême Nord ; nous avons une variété d'autres
thèmes et d'autres mythes d'origine aryenne très ancienne, également et
toujours empreints de spiritualité guerrière et étrangers a tout
relâchement “religieux”.
Si,
de l'extérieur, l'irruption des “barbares”, a pu sembler destructrice
du fait de sa contribution au bouleversement de l'ordonnancement
matériel de l'Empire asiatisé, elle signifia par contre, du point de vue
intérieur, un apport vivificateur de l'esprit aryen, un nouveau contact
galvanisateur avec une force encore à l'état pur, et qui devait donner
lieu à une lutte et à une réaction sous le signe, précisément, de cette Romanitas et de cet Imperium,
qui avaient tiré leur grandeur, dans le monde antique, de leur
conformité à un type de spiritualité virile et solaire. Après les
premiers siècles de notre ère, les envahisseurs prirent en effet
distinctement conscience d'une mission de restauration. Leur
“conversion” laissa presque intacts leur ethos et leur intime
tradition originelle qui, une fois le symbole de l'ancienne Rome adopté,
devait se dresser contre l’usurpation et la volonté d'hégémonie de
l'Église, alors qu'en même temps elle entreprenait la formation,
spirituelle et matérielle, d'une nouvelle civilisation européenne.
Nous
savons que déjà lors du couronnement du roi des Francs, qui avait lieu
le jour considéré par l'Antiquité comme celui de la renaissance de
l'invincible dieu solaire (natalis solis invicti), on adopta la formule Renovatio Romani Imperii.
Après les Francs, ce furent précisément les Germains qui assumèrent,
d'une manière encore plus tranchée, cette fonction. La désignation de
leur idéal impérial œcuménique ne fut pas “teutonique” mais “romain” —
jusque dans les terres les plus lointaines, ils portèrent les enseignes
et les devises romaines : basilei et augusti, leurs rois se parèrent du titre de Romanorum reges, et Rome resta toujours la source symbolique de leur Imperium et de leur légitimité.
Le
semblable rencontre donc son semblable. Le semblable réveille et
intègre son semblable. L'aigle paléonordique d'Odin renoue avec l'aigle
romaine des légions et du dieu capitolin. L'esprit antique renaît sous
de nouvelles formes. Il se crée un grand courant à la fois formateur et
unificateur. L'Église, d'une part, se laisse dominer — elle “romanise”
son propre christianisme — pour pouvoir dominer à son tour, pour pouvoir
se maintenir à la crête de la vague ; et, d'autre part, elle résiste,
elle veut arriver au faîte du pouvoir, elle veut primer sur l'Empire. Si
c'est dans la tension que se libèrent des éclairs extrêmement riches de
signification, n'en demeure pas moins la réalité que, si le Moyen Âge
se présente à nous sous l'aspect d'une grande civilisation
“traditionnelle” dans son expression la plus parfaite, cela ne s'est pas
produit grâce au christianisme, mais malgré le christianisme,
en vertu de l'apport nordique qui ne faisait qu'un avec l'idée antique
de la Rome païenne, et détermina une force agissant dans 2 directions :
sur le plan politique et éthique, au travers du régime féodal, de
l'éthique chevaleresque et de l'idéal gibelin ; sur le plan spirituel,
d'une manière occulte dans l'aspect “interne” de la chevalerie et même
des Croisades, à travers le mythe païen qui renaît autour de l'idée
impériale, à travers les veines cachées d'une tradition qui débouchera
sur Dante et les “Fidèles d'Amour”.
L'ETHOS PAÏEN DE LA FEODALITE
Il
va de soi qu'il est inutile de s'attarder sur le caractère antichrétien
du régime social et des idéaux éthiques du Moyen Âge, tant il s'agit de
choses connues de tous, aux traits par trop évidents.
Le régime féodal
caractérise la société médiévale. Un tel régime est directement issu du
monde nordico-aryen, il se base sur les 2 principes de l'individualité
libre et de la fidélité guerrière, et rien ne lui est plus étranger que
le pathos chrétien de la "socialité", de la collectivité, de
l'amour. Avant le groupe, on trouve ici l'individu. La plus haute
valeur, la vraie mesure de la noblesse, dès la plus ancienne tradition
nordique (comme celle paléoromaine), résidait dans le fait d’être libre.
La distance, la personnalité, la valeur individuelle étaient des
éléments indissolublement liés à toute expression de la vie. L’État,
sous son aspect politique temporel — de même que selon l'ancien concept
aristocratique romain — se résumait au conseil des chefs, chacun d'eux
restant libre et seigneur absolu de sa terre, pater, dux et prêtre de sa propre gens. À partir d'un tel conseil, l'État s'imposait comme idée suprapolitique à travers le roi,
puisque celui-ci, dans l'ancienne tradition nordique, ne l'était que
par son sang “divin”, par le fait de n’être finalement qu'un avatar d'Odin-Wotan lui-même.
Mais,
dans le cas d'une entreprise commune de défense ou de conquête, voici
qu'une condition nouvelle prenait le pas sur l'autre : il se formait
spontanément une hiérarchie rigide, un principe nouveau de fidélité et
de discipline guerrière s'affirmait. Un chef — dux, heritigo
— était élu, et le libre seigneur se transformait alors en un vassal
d'un chef dont l'autorité s'étendait jusqu'au droit de le tuer s'il
venait à manquer aux devoirs qu'il avait acceptés. Au terme de
l'entreprise, cependant, on revenait à l'état normal et antérieur
d'indépendance et d'individualité libre. Le développement qui, de cette
constitution paléonordique, débouche sur le régime féodal, peut être
avant tout caractérisé par une identification de l'idée sacrale du roi
avec l'idée militaire du chef temporaire. Le roi en vient à incarner
l'unité du groupe, y compris en temps de paix, du fait du renforcement
et de l'extension à la vie civile du principe guerrier de la fides ou fidélité. Autour du roi, il se forme une suite de “compagnons” (fideles) ou leudes
(libres), mais trouvant dans l'idéal de la fidélité, dans le service de
leur seigneur, dans le fait de combattre pour son honneur et pour sa
gloire, un privilège et la réalisation d'un mode d’être plus élevé que
celui qui, au fond, les aurait abandonnés à eux-mêmes.
La
constitution féodale s'élabora au travers de l’application progressive
de ce principe. Extérieurement, elle semble altérer l'ancienne
constitution aryenne : la propriété terrienne, à l'origine absolue et
individuelle, paraît maintenant conditionnée — c'est un beneficium
qui implique loyalisme et service. Cependant, elle ne l’altère en
profondeur que là où la fidélité ne fut plus conçue comme une voie
permettant d'atteindre à une liberté véritable, sous une forme
supérieure et déjà supraindividuelle. Quoiqu'il en soit, le régime
féodal fut un principe et non pas une réalité pétrifiée ; ce fut l'idée
générique d'une loi d'organisation directe qui laissait le
champ libre au dynamisme de forces elles-mêmes libres, rangées les unes
sous les autres ou les unes à côté des autres, sans moyens termes et
sans altérations — vassal en face du suzerain et seigneur en face du
seigneur — de manière telle que tout — liberté, honneur, gloire, destin,
propriété — pût reposer sur la valeur et sur le facteur personnalité,
et non pas, ou quasiment pas, sur un élément collectif ou sur un pouvoir
“public”. Ici, on peut dire que le roi lui-même était appelé à perdre
et à reconquérir à tout moment ses prérogatives. Probablement, l'homme
n'a jamais été traité d'une manière plus sévère et plus insolente, et
cependant ce régime fut une école d'indépendance et de virilité, et non
pas de servitude ; dans ce cadre, les rapports de fidélité et d'honneur
surent offrir un caractère de pureté et d'absoluité auquel, par la
suite, on ne devait plus jamais atteindre.
Il
n'est pas besoin, arrivé à ce point, de s'étendre beaucoup pour
démontrer combien cette institution, qui reste pourtant la plus
caractéristique de l'esprit du Moyen Âge, n'a pas grand-chose de commun
avec l'idéal social judéo-chrétien. En elle, par contre, réapparaît
cette fides qui, avant d’être la deutsche Treue, fut la Fides
des Romains ; objet de l'un des plus anciens cultes, elle fit dire à
Livius qu'elle caractérisait au plus haut point le Romain en face du
"barbare". Elle nous ramène à l'idéal de la bhakti des Aryens de l'Inde, et rappelle surtout l'ethos
païen qui anima les sociétés iraniennes : si, de pair avec le principe
de l'autorité et d'une fidélité jusqu'au sacrifice (non seulement dans
l'action mais encore dans la pensée) vouée aux souverains déifiés, on
affirmait aussi le principe de la fraternité, cette dernière restait
totalement étrangère à la sentimentalité féminine et communisante
introduite par le christianisme. Les qualités viriles, jusque sur le
plan de l'initiation (cf. le mithracisme),
avaient une valeur autrement plus élevée que celle de la compassion et
de la mansuétude, de sorte qu'une telle fraternité — semblable à celle
des pairs et des hommes libres du Moyen Âge — demeurait celle, loyale, claire, fortement individualisée et, pouvons-nous même ajouter, romaine, qui pouvait exister entre des guerriers qu'une commune entreprise rassemblait.
LA TRADITION SECRÈTE DE L'EMPIRE
La fides,
qui cimentait les unités féodales particulières en vertu d'une espèce
de purification, de sublimation dans l'intemporel, faisait naître une fides supérieure, qui renvoyait à une entité placée plus haut, universelle et métapolitique — représentée, comme chacun sait, par l'Empire.
L'Empire, surtout tel qu'il s'affirma idéalement avec les Hohenstaufen,
se présenta comme une unité de nature aussi spirituelle et œcuménique
que l'Église.
Comme
l'Église, il revendiqua une origine et une finalité supranaturelles et
s'offrit comme une voie de "salut" aux hommes. Mais, de même que 2
soleils ne peuvent coexister dans un même système planétaire (et cette
dualité Empire-Église fut, justement, souvent représentée par l'image
des 2 soleils), de même le conflit entre ces 2 puissances universelles,
points culminants de la grande ordinatio ad unum du monde féodal, ne devait pas tarder à faire rage.
Le
sens d'un tel conflit échappe fatalement à celui qui, s’arrêtant aux
apparences extérieures et à tout ce qui, d'un point de vue plus profond,
n'est que simple cause fortuite, ne sait y voir qu'une compétition
politique, une rencontre brutale d'orgueils et de volontés d'hégémonie,
alors qu'il s'agit d'une lutte à la fois matérielle et spirituelle, due
au choc des 2 traditions et attitudes opposées dont nous avons parlé au
début. À l'idéal universel de type "religieux" de l'Église, s'oppose
l'idéal impérial comme volonté occulte de reconstruire l'unité des 2
pouvoirs, du royal et du spirituel, du sacral et du viril.
En ce qui concerne ses expressions extérieures, l'idée impériale se limita souvent à ne revendiquer que la maîtrise du corpus et de l'ordo de la Chrétienté ; de ce fait, il est clair qu'en elle on retrouve finalement l'idée nordico-aryenne et païenne de la "royauté divine"
qui, conservée par les “barbares”, dépasse, au contact des symboles de
la romanité antique, les limites d'une race spécifique, c'est-à-dire des
traditions des races nordiques particulières, s'universalise, se dresse
en face de l'Église comme une réalité œcuménique aussi vraie que
l'Église et comme l'âme la plus authentique, le centre d'union et de
sublimation le plus adéquat pour cet ethos guerrier et féodal
de type païen qui, déjà, transcendait les formes particulières et
simplement politiques de la vie à cette époque.
La
prétention même de l'Église, l'idéologie anti-impériale qui lui fut
propre confirment ce caractère de la lutte. L'idée grégorienne est une
idée anti-traditionnelle par excellence : c'est celle de la dualité des
pouvoirs et d'une spiritualité anti-virile qui s'affirme supérieure à
une virilité guerrière que l'on tente par ailleurs d'abaisser
mesquinement à un plan tout-à-fait matériel et politique : c'est l'idée
du clerc souverain trônant au-dessus du chef d'un État conçu comme
pouvoir purement temporel, par conséquent au-dessus d'un “laïc” qui tire
uniquement son autorité du droit naturel et reçoit l'Imperium comme s'il s'agissait d'un beneficium concédé par la caste sacerdotale.
Naturellement,
il ne peut s'agir là que d'une prétention nouvelle, prévaricatrice et
subversive. Sans même parler des grandes traditions préchrétiennes,
l'Église, dans cet empire “converti” qui fut celui de la période
byzantine, non seulement restait dépendante de l'État, mais, lors des
conciles, les évêques s'en remettaient souvent à l'autorité des princes
pour sanctionner et approuver définitivement leurs décisions, y compris
en matière de dogme, au point que la consécration des rois, par la
suite, ne pouvait se distinguer de façon essentielle de celle des
prêtres. Il est ensuite à noter que, si les rois et les empereurs, dès
la période franque, prenaient l'engagement de défendre l'Église,
cela était bien loin de signifier “subordination à l'Église”, mais le
contraire. Dans le langage de l'époque, “défendre” avait un sens bien
différent de celui qu'il a pris de nos jours.
Assurer la défense de l'Église, ou mainbour,
c'était, selon le langage et les idées du temps, exercer sur elle
simultanément protection et autorité. Ce que l'on nommait défense était
un véritable contrat impliquant la dépendance du protégé, qui était
soumis à toutes les obligations que la langue d'alors résumait dans le
mot “rides”. Selon le témoignage d'Eginhard, “après les acclamations, le
pontife se prosterna devant Charles, selon le rite établi au temps des anciens empereurs”
; et le même Charlemagne, en plus de la défense de l'Église,
revendiquait le droit et l'autorité de la “fortifier de l'intérieur selon la vraie foi”, tandis que ne manquent pas les prises de position allant dans le même sens, comme celle-ci : Vos gens sancta estis atque regale estis sacerdotium (Étienne III aux Carolingiens) ou encore : Melchisedek noster, merito rex atque sacerdos, complevit laïcus religionis opus.
L'opposition
guelfe contre l'Empire est donc une pure et simple révolte qui reprend
comme slogan la parole de Gélase Ier : "Après le Christ, aucun homme ne
peut être roi et prêtre" et tend à désacraliser l'idée d'Empire, à
étouffer la tentative nordico-romaine de la réunification "solaire" des 2
pouvoirs et, par conséquent, de la reconstruction d'une autorité
supérieure à celle que l'Église, en tant qu'institution religieuse,
n'aurait jamais dû revendiquer pour elle-même.
Et
chaque fois que l'Histoire ne parle qu'implicitement de cette
aspiration supérieure, c'est le mythe qui s'en charge : le mythe qui ne
s'oppose pas, ici, à l'Histoire, mais l’intègre et en révèle une
dimension plus profonde. Voici donc, à la période franque, que revient
souvent pour le roi (et la phrase citée plus haut nous en donne un
exemple) le symbole énigmatique de Melchisedek et de sa religion royale
: de ce Melchisedek, roi de Salem, prêtre d'une religion d'un rang plus
éminent que celui de la religion d'Abraham, et qui doit être considéré
comme la figuration biblique de l'idée extrabiblique, païenne et traditionnelle au sens supérieur, du Seigneur universel (le çakravarti hindou), de celui qui réunit en lui de manière solaire les 2 pouvoirs et se trouve être le point d'union vivant entre le monde et le supramonde.
Mais
cette même signification réapparaît aussi dans de très nombreuses
légendes relatives aux empereurs germaniques, où interférent le réel et
l'irréel, l'Histoire et le mythe. En plus de Charlemagne, Frédéric Ier
et Frédéric II, entrés dans la légende, ne seraient jamais morts. Ils
auraient reçu en don du mystérieux "Prêtre Jean", qui n'est autre qu'une
figure médiévale du "seigneur universel", les symboles d'une vie
éternelle et d'un pouvoir non humain de victoire (la peau de salamandre,
l'eau de vie, l'anneau d'or). Ils poursuivraient leur existence au
sommet d'une montagne (par ex. l'Odenberg ou le Kyffhaüser), quelquefois en un lieu souterrain. Ici également reviennent les symboles, que nous pouvons définir comme universels, d'une tradition païenne très ancienne.
En
effet, c'est sur une montagne ou dans un lieu souterrain qu'aurait
trouvé refuge et que se trouverait toujours le roi paléoiranien Yima,
“le Resplendissant, celui qui, parmi les hommes, est semblable au
soleil” ; le Walhalla nordique, siège des rois divinisés et des héros
immortalisés, fut souvent conçu sous la forme d'une montagne ; et c'est
encore sur une montagne, (la Montagne de l’Ancêtre) que, selon les légendes bouddhiques, disparaîtraient les “éveillés” et les “êtres libres et surhumains” — comme souvent les héros grecs divinisés, y compris Alexandre le Grand, dans certaines légendes du monde hellénique.
L'Agartha, nom tibétain de la résidence du “seigneur universel” (qui correspond d'autre part, étymologiquement parlant, à l'Asgard
de l'Edda, résidence des Ases et des rois divins primordiaux) serait
enfouie au cœur d'une montagne. En général, les montagnes symboliques
des légendes médiévales, mais également le Meru hindou, le Kef islamique, le Mont Salvat des légendes du Graal, et même l'Olympe,
ne sont que diverses versions d'un thème unique ; au travers du symbole
de la “hauteur”, ils expriment les états spirituels transcendants et
“célestes” (convergence avec le symbolisme des lieux souterrains,
c'est-à-dire cachés, si l'on songe à la relation entre coelum, ciel et celare, cacher), qui conféraient, traditionnellement, l'autorité et la fonction absolue, métaphysique, de l'Imperium.
La
légende des empereurs jamais morts et ravis sur une montagne nous
confirme le fait qu'en ces figures on voulut voir les manifestations de
la fonction éternelle, en elle-même immortelle, du domaine spirituel
universel qui, d'autre part, selon un thème traditionnel récurrent (cf.
l'Edda, le Brahmâna, l'Avesta, etc.) doit se manifester à nouveau à
l'occasion d'une crise décisive de l'histoire du monde. En effet, dans
les légendes médiévales, on trouve aussi l'idée que les Empereurs du
Saint-Empire Romain se réveilleront le jour où feront irruption les
hordes de Gog et Magog — symboles du démonisme de la pure collectivité —
jadis enfermés par Alexandre le Grand derrière une muraille de fer. Les
Empereurs livreront la dernière bataille dont dépendra la floraison
nouvelle de “l’Arbre sec” — l'Arbre de la Vie et du Monde, qui n'est
autre que la plante dépouillée de Dante mais aussi l'Yggdrasil de l'Edda, dont la mort marquera le Ragna rökkr, l'obscurcissement des dieux.
Il
est donc significatif que, parmi ces mythes qui mettent en évidence la
relation de l'idéal impérial médiéval avec l'idée “solaire”
traditionnelle — mais également le dépassement de la conception
“religieuse” de l'esprit et de la limitation politique et laïque de
l'empire et de la royauté — il y en a quelques-uns (cf. par ex. le Speculum Theologiae)
qui poussent l'opposition à l'Église et au christianisme au point de
donner à l'Empereur ressuscité, qui fera refleurir l'Arbre sec, les
traits de l'Antéchrist ; naturellement, non pas au sens habituel
(puisqu'il restera toujours celui qui combat contre les hordes de Gog et
de Magog), mais probablement à titre de symbole d'un type de
spiritualité irréductible à celle de l'Église, au point d’être
obscurément assimilé, dans la légende, à la figure de l'ennemi du dieu
chrétien.
Le
ferment gibelin, l'âpre lutte pour la revendication impériale, outre
son aspect visible, avait donc un côté invisible. Derrière la lutte
politique se cachait une lutte entre 2 traditions spirituelles opposées,
et, au moment où la victoire semblait sourire à un Frédéric II, déjà
les prophéties populaires annonçaient : “Le cèdre du Liban sera coupé.
Il n'y aura plus qu'un seul dieu, c'est-à-dire un monarque. Malheur au
clergé ! S'il tombe, un ordre nouveau est prêt”.
LE SENS DE LA CHEVALERIE
La
chevalerie est à l'Empire ce que le sacerdoce est à l'Église. Et, de
même que l'Empire connut la tentative de reconstituer l'unité suprême
des 2 pouvoirs selon l'idéal païen, de même la chevalerie connut-elle
une tentative analogue de reporter à un plan ascétique, voire
métaphysique et initiatique, le type du guerrier, de l'aristocrate et du
héros. À l'instar de l'idéal politique médiéval où nous avons relevé un
double aspect — l'un relatif à l’ethos féodal, l'autre à
l'aspect interne du mythe de l'Empire — d'irréductibilité avec les
conceptions chrétiennes, dans la chevalerie elle-même, au-delà des
apparences de ses formes extérieures, on peut également remarquer cette
double irréductibilité, éthique et ésotérique.
Pour ce qui concerne le premier aspect, relatif à l'ethos,
la constatation est presque banale. La chevalerie, avant pour idéal le
héros plus que le saint et le vainqueur plus que le martyr ; pour qui
toutes les valeurs se résumaient dans la fidélité et dans l'honneur,
plus que dans la caritas et dans l'amour ; voyant dans la
lâcheté et dans la honte des maux pires que le “péché” ; peu encline à
ne pas résister au mal et à rendre le mal par le bien, mais davantage
habituée à punir l'injuste et à rendre le mal pour le mal ; excluant de
ses rangs celui qui se serait tenu à la lettre au principe chrétien du
“Tu ne tueras point” ; ayant pour principe de ne pas aimer l'ennemi mais
de le combattre et de ne montrer de magnanimité qu’après l'avoir vaincu
— dans tout cela la Chevalerie affirma, quasiment sans altération, une
éthique héroïco-païenne et aryenne au sein d'un monde qui n'était
catholique que de nom.
Il
y a plus. Si la “preuve par les armes”, la solution des conflits par la
force, considérée comme une vertu accordée par Dieu à l'homme pour
faire triompher la justice et la vérité, est l'idée fondamentale sur
laquelle repose l'esprit chevaleresque et s'étend du droit féodal au
plan théologique en proposant l'usage des armes et le "jugement de Dieu"
jusqu'en matière de foi — une telle idée appartient, elle aussi, à
l'esprit païen ; plus directement encore, elle se réfère à la théorie
mystique de la “Victoire”, qui, étrangère aux dualismes propres aux
conceptions religieuses, unissait l'esprit à la puissance, transformait
la victoire en une espèce de consécration divine, le vainqueur et le
héros en un être aussi proche des “cieux” que pouvaient l’être un saint
et un ascète — alors qu'elle assimilait le vaincu, par contre, au
coupable et quasiment au pécheur. Les édulcorations théistes au nom
desquelles, au Moyen Âge, on voulut y voir, allégoriquement, une
intervention personnelle et directe de Dieu, n’enlèvent rien au fond
antichrétien présent dans les usages dont nous venons de parler et qui
restitua au concept de “gloire” (cantonné par le christianisme à
l'auréole des saints et des martyrs) sa signification originelle et
virile, puisque la “gloire”, c'est le Hvarenô iranien, le farr
des traditions plus récentes, c'est-à-dire le feu divin propre aux
natures solaires qui adoube les rois et les chefs, et les rend
immortels, témoignant au travers de la victoire de leur droit d'ordre transcendental.
On
nous objectera : la chevalerie n'a-t-elle pas toujours reconnu
l'autorité de l'Église ? La chevalerie n'a-t-elle pas entrepris les
Croisades pour défendre le christianisme ? Oui, cela est vrai, mais doit
être replacé sous le jour qui est le sien et sans laisser de côté tout
le reste. Si le monde chevaleresque, en général, proclama sa fidélité à
l'Église mais aussi dans le même temps, à l'Empire, trop d'éléments font
penser que, plus que d'une acceptation de la croyance chrétienne, il
s'agissait d'un hommage semblable à celui que l'on rendait également aux
divers idéaux et aux dames
vers lesquels le chevalier se tournait de façon désindividualisée car,
pour lui, et conformément à la voie qu'il s'était tracée, seule était
décisive la faculté générique du sacrifice héroïque de son propre
bonheur et de sa vie, et non pas le problème de la foi au sens
spécifique et théologique. En réalité, l'esprit même des Croisades ne
fut pas différent. Dans l'idéal des Croisades, on retrouve celui, non
réductible évidemment au seul christianisme évangélique, mais facilement
reconnaissable, par contre, aussi bien dans la tradition iranienne que
dans celle de l'Inde (Bhagavad-gîta) ou dans le Coran, sans parler des conceptions classiques se rapportant à la mors triumphalis ou de la “guerre sainte” comme voie héroïque de dépassement de la mort et d'immortalisation.
Même
en admettant que l'on combattit pour libérer la terre où mourut
l'apôtre galiléen — dans les Croisades, on retrouve, encore une fois, un
phénomène qui, par son origine, entrait dans le cadre de ces visions du
monde auxquelles appartient la maxime : “Le sang des héros est plus
près de Dieu que les prières des dévots et l'encre des savants”, qui
tenaient le Walhalla (le “palais des héros”) pour l'idéal céleste,
“l’île des héros” où règne le blond Rhadamante sur le trône des
immortels — et non de la conception qui, participant de l'horreur
pélasgico-méridionale pour le sang, avait adopté la sentence
augustinienne : “Celui qui peut penser à la guerre et la supporter sans
douleur grave a vraiment perdu tout sens de l'humain” et les expressions
encore plus drastiques d'un Tertullien, naïvement fidèle à
l'évangélique “Qui frappe avec l'épée périra par l'épée” et au
commandement de Jésus à Pierre de remettre son glaive au fourreau.
En
réalité, si les Croisades purent apparaître comme chrétiennes et être
voulues et sanctifiées par l'Église, la conclusion que l'on doit tirer
de tout ceci, c'est que la tradition héroïque, nordico-romaine, a fini
par déteindre sur le christianisme, même lors des Croisades. Au lieu
d'une édulcoration de cette tradition en christianisme, on constate au
contraire, derrière les formes chrétiennes, la restauration de l'antique
virilité spirituelle, où la voie du guerrier sacral se substitue à
celle du saint et du dévot.
Le
type du guerrier sacral est, au fond, le type du chevalier des grands
ordres médiévaux. Dans ces ordres, l'idée ascétique rejoint donc l'ethos
nordique, et ce furent des ordres pratiquant, non pas au sens religieux
mais au sens héroïque, les mêmes vœux que les moines — dans des
forteresses au lieu de monastères et par le sacrifice du sang au lieu de
celui de l'encens. Ils possédèrent des cérémonies régulières de
consécration, ils allèrent quelquefois jusqu'à être dotés d'initiations
au sens propre et de symboles énigmatiques d'une spiritualité
supérieure. À cet égard, l'ordre des Templiers fut naturellement l'un
des plus significatifs ; et encore plus significative fut sa féroce
destruction sous les coups de l'Église et d'un souverain, ennemi de
l'aristocratie et déjà proche du type du laïc moderne, comme Philippe le
Bel.
On sait que, parmi les accusations portées contre les Templiers,
il y avait celle, au grade préliminaire de leur initiation, d'imposer
au néophyte de repousser le symbole de la croix, de voir en Jésus un
faux prophète dont la doctrine ne conduisait à aucun salut. Une autre
accusation récurrente portait sur la célébration de rites abominables
lors desquels, entre autres, on brûlait, disait-on, des enfants. La
coloration sacrilège expressément donnée à ces bribes de confessions
arrachées sous la torture, nonobstant la déclaration claire et
concordante de la part des accusés qu'il s'agissait de symboles, ne doit
pas nous empêcher d'en pressentir le sens plus profond. En repoussant
la croix, il ne s'agissait, en toute probabilité, que de repousser une
forme inférieure de croyance, au nom d'une forme supérieure. La fameuse
action de brûler un nouveau-né ne signifie autre chose que le baptême du
feu destiné à la régénération : ce symbole peut être rapproché de celui
de la salamandre (animal qui, comme le phénix immortel, exulte dans le
"feu" de la renaissance héroïque) — qui est aussi l'un des signes que
Frédéric II aurait reçus du "Prêtre Jean" — rite qui peut aussi faire
penser à la crémation rituelle des cadavres pratiquée par presque toutes
les grandes civilisations aryennes, et not. prescrite par Odin pour
ceux qui sont destinés à entrer au Walhalla.
D'autre part, le symbolisme du Temple,
auquel les Templiers s'étaient consacrés, et pour lequel la plupart des
Croisés luttaient et mouraient dans l'espoir de transmuer la mort en
immortalité, d'obtenir la “gloire absolue” et de “conquerre lit en paradis”, ne se réduit pas sans autre forme de procès à n’être qu'un synonyme d'Église. On a très justement relevé que le Temple
est un terme plus auguste, plus vaste et moins conditionné que celui
d'“Église”. Le Temple est au-dessus de l'Église : les églises tombent en
ruine, mais le Temple demeure comme le symbole de la parenté de toutes
les grandes traditions spirituelles et de la pérennité de leur esprit.
C'est pourquoi le grand mouvement universel des Croisades vers
Jérusalem, vers le Temple en vue duquel l'Europe réalisa, pour la
première et dernière fois, l'idéal impérial d'une unité supranationale
au travers du rite de l'action et de la guerre sainte, n'est
pas, à notre avis, sans signification ésotérique. Le rôle qu'y jouèrent
les Albigeois et les Templiers, son caractère éminemment gibelin,
devraient déjà suffire à éveiller l'attention. En réalité, dans le
courant vers Jérusalem se cacha souvent un courant occulte contre la
Rome des papes, et que Rome sans s'en apercevoir alimentait elle-même,
dont la chevalerie était la militia et qui devait trouver son
apothéose avec un empereur stigmatisé par Grégoire IX comme celui qui «
menace de substituer à la foi chrétienne les anciens rites des peuples
païens et, trônant au milieu du temple, d'usurper les fonctions du
sacerdoce ».
La figure de Godefroy de Bouillon — du représentant le plus significatif de la chevalerie des Croisés, appelé lux monachorum
(ce qui nous mène à nouveau à l'unité du principe ascétique et
spirituel et du principe guerrier propre à ces ordres) — une telle
figure est bien celle d'un prince qui n'accepte de monter sur le trône
de Jérusalem qu’après avoir porté à Rome le fer et le feu, tué de sa
propre main l'anticésar Rodolphe de Rhinfeld, et chassé le pape de la
cité des Césars.
De
plus, la légende établit une “parenté” significative entre ce roi des
Croisés et le mythique "Chevalier au cygne" (l'Hélias français, le
Lohengrin germanique) qui, à son tour, se réfère à des symboles
impériaux païens (que l'on pense à sa connexion généalogique symbolique
avec César lui-même), solaires (voir les relations étymologiques entre
Hélias, Hélios et Elie) et pagano-hyperboréens (le cygne qui conduit
Hélias ou Lohengrin au "siège céleste" est le même animal emblématique
qui ramène Apollon parmi les Hyperboréens
et revient fréquemment dans les traces paléographiques du culte
nordico-arctique préhistorique). Une telle conjonction d'éléments fait
que Godefroy de Bouillon fut un signe de plus — en relation avec les
Croisades elles-mêmes — donnant le véritable sens de cette force secrète
qui, dans la lutte politique des empereurs germaniques et dans le
triomphe même d'un Othon Ier, ne révèle que sa manifestation extérieure
la plus visible.
LE GRAAL ET LA DAME
En
outre, le Temple se trouve au centre de la chevalerie non seulement en
tant que Temple de Jérusalem, mais également en tant que Temple du Graal. Le Graal,
à bien des égards, incarne l'aspect ésotérique de la chevalerie, mais
l'ensemble des légendes qui s'y référent ne fait qu'évoquer sa secrète
signification.
Déjà
dans la forme chrétienne de cette légende, le Graal, le vase mystique
aux propriétés merveilleuses, qui ôte tout besoin de nourriture
terrestre et procure une éternelle jeunesse, aurait été transporté,
après la Cène, par les anges au Ciel, d'où il ne serait redescendu qu'au
moment où apparut enfin sur terre une race de héros capable de lui
faire bonne garde. Le chef de cette lignée fit construire pour le Graal
un Temple à l'image de celui de Jérusalem, et institua l'ordre du Graal,
composé de 12 chevaliers appelés les “chevaliers parfaits” et même
“célestes”. Or, si cet objet mystique, dont la quête est l'idéal le plus
élevé du chevalier — et qui, d'un certain point de vue, incarne la
tradition spirituelle jadis perdue ou devenue invisible (le Graal ravi
dans les “cieux” — que l'on se souvienne du rapport entre coelum, ciel et celare,
cacher) pouvait se rattacher à l'orthodoxie de Rome et à la tradition
sacerdotale de l'Église, si l'on songe que cette tradition est
directement postérieure au Christ, comment peut-on expliquer l'idée que
le Graal ait pu disparaître, ainsi que l'idée qu'il ait été nécessaire
que se lève une nouvelle race, non pas de prêtres mais de héros, de
chevaliers, afin que le Graal puisse revenir à nouveau sur terre, dans
son Temple ? Il est clair qu'ici, encore une fois, il est fait allusion à
une autre spiritualité, à quelque chose qui ne se trouve pas dans
l'Église et pour laquelle la tradition de cette dernière n'est d'aucune
utilité.
D'autre part, la légende du Graal
n'est que l'adaptation chrétienne d'une tradition préchrétienne,
païenne. Les 2 objets mystiques de la légende du Graal, la coupe et la
lance, se retrouvent, en effet, au nombre de ceux que la race divine des
Tuatha Dé Dannan
(vraisemblablement les hommes dits de Cro-Magnon, que l'on appelle
parfois les “Hellènes du Paléolithique”) aurait emporté avec elle en
quittant Avalon pour l'Irlande. Dans l'île d'Avalon, “où la mort n'existe pas”, résiderait d'autre part le roi Arthur,
à qui l'on attribue l'institution de l'ordre des Chevaliers du Graal ;
et les représentations du château dans lequel il aurait gardé — selon
l'antique légende celte — un récipient prodiguant une nourriture sans
fin (qui, par la suite, prendra le nom de Graal), coïncident souvent
avec celles du siège symbolique du “roi universel”, du palais du Prêtre
Jean, de l'Asgard de l'Edda, siège des Ases et des fondateurs des
maisons royales nordiques, et avec de nombreuses autres représentations
allégoriques du “lieu” de l'autorité spirituelle suprême, maîtresse des 2
pouvoirs.
Avant
d’être la coupe dont se servit Jésus pour la Cène, le Graal,
idéalement, est le récipient magique donné par le fils de Llyr, Brân, à
Matholwch, récipient qui a le pouvoir de ressusciter les “morts” et de
guérir toute blessure, non sans relation avec de nombreux autres vases
du même genre connus des légendes celtes, dont parfois il est dit qu'ils
refusent le mets mystique non pas aux “pécheurs” mais, de façon plus
“aryenne”, au lâche et au parjure. Mais il y a quelque chose d'encore
plus “curieux”. Numa aurait reçu du "ciel" à titre de pignus imperii,
de garantie de l'éternité de Rome — un bouclier sacré, correspondant à
une ancienne vasque destinée à recevoir l'ambroisie, c'est-à-dire la
nourriture non terrestre des immortels. Dans la Romanité païenne, le
bouclier sacré était gardé par le collège des Salii ; ces derniers, en
plus du bouclier, possédaient la lance et ils étaient au nombre
de 12, comme les chevaliers du Graal et du roi Arthur qui, eux aussi,
avaient en garde un objet inestimable : le Graal, la coupe du breuvage
immortel et une lance. Voici qu'à nouveau, par des voies souterraines,
réaffleure un symbolisme identique, une même tradition énigmatique liée
aux formes d'anciennes civilisations héroïco-païennes.
Tout cela évoque d'une manière significative les “coulisses” de la chevalerie et de ses mystères
— pour employer l'expression d'Aroux. Aroux, et avec lui Rossetti, bien
que l'ignorance d'une certaine culture académique ne l'ait qu'à peine
entrevu, avaient déjà ouvert la voie à d'autres découvertes ; ils
avaient démontré l'existence d'un langage, chiffré et allégorique, dans
les textes et les récits de la chevalerie et cela jusqu'à Dante et à
ceux qu'on appela les Fidèles d'Amour. Grâce à ce langage, on
ne dissimulait pas seulement des enseignements peu orthodoxes qui
sortaient des limites imposées par le Christianisme mais également une
radicale et parfois vive aversion pour l'Église. Ce n'est pas le lieu
ici de développer ce sujet ; d'autant que, de nos jours, le regretté
Luigi Valli a fourni à ce propos une remarquable contribution en
montrant le double aspect, gibelin et initiatique, d'une littérature
uniquement considérée comme "poétique" à l'époque du Stil nuovo.
Nous nous limiterons à dire que quiconque penserait que la réaction
contre l'Église, dont on trouve trace dans les sectes et les traditions
secrètes jusqu'au temps de Dante, était due à la corruption et à la
décadence de l'Église elle-même, se tromperait lourdement. Ici, il
s'agit — une fois de plus — d'un autre idéal qui, de par sa nature même,
s'oppose à celui que l'Église, corrompue ou non en tant qu'organe du
Christianisme, c'est-à-dire d'une simple religion, n'a jamais pu
représenter. Ici aussi, il y a opposition politique et, simultanément,
opposition spirituelle. À cet égard, et avant de conclure, il convient
d'évoquer le symbolisme chevaleresque de la Dame.
Comme chacun sait, le culte de la Dame
fut propre à la chevalerie, et il fut poussé si loin que, si on le
prenait à la lettre, il pourrait sembler aberrant, comme d'aucuns l'ont
pensé. Le fait de se vouer à une Dame, de lui consacrer inconditionnellement sa fidélité, fut l'un des thèmes récurrents des cours chevaleresques. À la Dame
on laissait juger de la valeur et de l'honneur des chevaliers et, selon
la théologie des châteaux, il n'était pas douteux que le chevalier mort
pour sa Dame participât au même destin d'immortalité
bienheureuse assuré au Croisé mort pour la libération du Temple. Chose
curieuse, voire quelque peu shocking, si l'on considère certains rites, on constate que la Dame
du récipiendaire devait le déshabiller pour le conduire au bain afin
qu'il puisse se purifier et revêtir ensuite — comme les néophytes des
mystères païens — les vêtements immaculés de la Veillée d'armes
et recevoir, enfin, l'investiture chevaleresque. Nous voyons, d'autre
part, que les héros d'aventures parfois scabreuses dans lesquelles
figure la Dame, héros comme Tristan (sir Tristem) et Lancelot,
sont simultanément des chevaliers du roi Arthur en quête du Graal,
c'est-à-dire des membres du même ordre mystique auquel appartient aussi
Parsifal, que Kundry séduit en vain — et des chevaliers célestes, comme l'hyperboréen Chevalier au Cygne que méprise Elsa.
La
vérité, c'est que derrière tout ceci se cachaient des significations
plus profondes, destinées ni aux juges de l'Inquisition ni au public
grossier, mais intelligibles symboliquement sous le couvert d'usages
bizarres et de récits érotiques. Dans la plupart des cas, par Dame de l'ancienne chevalerie il faut entendre ce qui vaut également pour la Dame des Fidèles d'Amour, et relève, d'autre part, d'un symbolisme traditionnel bien précis. La Dame à laquelle on jure une fidélité inconditionnelle, et à qui on se voue en se croisant, la Dame
qui conduit à la purification (que le chevalier considère comme sa
récompense et qui le rend immortel quand il meurt pour elle), est au
fond l'équivalent du Graal lui-même.
C'est — comme l'a démontré Valli — pour les Fidèles d'Amour,
“l’intelligence” au sens transcendantal, la "sainte sagesse", la
personnification, donc, d'une spiritualité transfigurante et d'une vie
qui ignore la mort ; c'est, pour ainsi dire, un avatar de Hébé, l'éternelle jeunesse qui devient l'épouse du héros Héraclès, le “beau vainqueur”, au sein de l'Olympe, et d'Athéna, née du front divin, qui sert de guide à ce héros ; de la Freyja de l'Edda, déesse de la lumière, constamment convoitée par des êtres telluriques, les Elementarwesen,
qui cherchent en vain à la conquérir ; de Sigrdrifa-Brynhilde, que
Wotan destine à devenir l'épouse terrestre du héros qui traversera la
barrière de feu (et, ici, nous pouvons rappeler le baptême du feu des
Templiers) ; de la vierge Sophia, figuration qui, dans tout le cycle
mythique traditionnel d'Orient et d'Occident, est en relation avec
l'Arbre du Monde et de la Vie, personnifiant la force vitale originelle,
la vie de la vie et même la puissance, conformément à la double
signification du terme sanskrit çakti, à la fois épouse et puissance.
Avec
l'Arbre, elle est présente non seulement dans les diverses légendes
relatives à la conquête de l'immortalité ou de la sagesse par le héros
mais aussi, et de manière plus significative encore dans notre cas, dans
celles qui se rapportent au pouvoir royal et sacerdotal d'un
“vainqueur” (cf. par ex. la légende italique du Rex Nemorensis).
Y aurait-il donc une aspiration religieuse derrière toute cette
symbolique féminine et érotique ? Nous ne le croyons pas. Dans la mesure
où, en parlant de résurrection au sens religieux, on n'encourait
évidemment pas, dans le cadre du christianisme, le danger d’être
soupçonné d'hérésie, l'emploi d'un tel travestissement par la Chevalerie
et les Fidèles d'Amour resterait tout-à-fait incompréhensible si,
effectivement, il s'était agi de cela !
Quelque chose de différent, et d'incompréhensible aux profanes et aux adeptes du christianisme, devait y être caché : une autre
aspiration, irréductible aux limites religieuses, tournée vers une plus
haute sphère ; quelque chose qui, sans doute, appartenait aux grandes
traditions du paganisme aryen, traditions qui ignoraient le pathos
du péché et du salut, les terreurs de l'au-delà et le réconfort du
Rédempteur ; qui, au lieu de la vérité "démocratique" transformant toute
âme mortelle en âme immortelle, reconnaissait la double voie, le double
destin, la double possibilité : d'un côté, la voie des ancêtres et des
démons de la terre, l'Hadès, le glacial Niflheim, les eaux de la
dissolution et de l'oubli, de l'autre, la voie des dieux — dêvayâna — et des héros, la religion olympienne des immortels, le Walhalla, les eaux du réveil, la "vie sans sommeil" de l'Avesta.
De
même qu'au sommet de la société médiévale se trouvait l'idéal de
l'Empire qui renouait avec la tradition païenne d'une suprême autorité
“solaire” ; de même que le symbole du Temple et du Graal était un
travestissement chrétien d'une idée supérieure à la religion ; de même
que, dans les prémisses de l'éthique féodale et chevaleresque, on
retrouve le type viril et païen de la spiritualité, et, dans les
Croisades et dans les “épreuves des armes”, la doctrine antique de la mors triumphalis et de la victoria — de même est-il possible que le symbolisme de la Dame
et de la relation entre elle et les chevaliers du Graal ait caché des
éléments propres à la doctrine des initiations païennes, à celle de
l'éveil et du passage, non pas mystique et sentimental mais réel, d'un
mode d’être à un autre mode d’être, accompli selon une voie virile et
héroïque, étrangère à toute évasion religieuse et à toute servilité
devant le divin. Et que l'on ait voulu maintenir l'attitude solaire
selon laquelle l'élément de la sagesse, de la vie spirituelle et de la
puissance, auquel on se consacre et dont on est le "fidèle" jusqu'à la
mort, doit néanmoins conserver des traits féminins vis-à-vis de la
virilité spirituelle de l'initié en tant que valeur centrale. En
définitive, la signification exacte de tout ceci, on la trouve, après
les Fidèles d'Amour,
derrière le symbolisme encore plus impénétrable de la littérature
hermético-alchimiste, propre à la tradition qui, fait significatif, prit
le nom d'Ars regia, d'art royal, et reprit les thèmes
d'initiation de la royauté divine égyptienne elle-même et établit le
"mythe" d'une “race immortelle et autonome”, celle des “sans-roi”,
“héritiers de la sagesse des siècles”, “époux de la Dame” et “Seigneurs
des deux pouvoirs”.
Tout
ce qui précède ne constitue que quelques aspects d'un matériel
documentaire autrement vaste, qui pourrait faire l'objet de plus amples
développements, aptes à conforter notre point de vue. Les civilisations
et les grandes époques historiques ont une face visible (une Oberwelt) et une face cachée (une Unterwelt)
où gît la signification authentique des formes qui affleurent à la
surface, mais qui, dans l'Histoire commune, sont considérées exactement
de la même manière que la psychologie d'hier pouvait expliquer les
formes de la conscience extérieure sans avoir la moindre idée des
coulisses du subconscient et des processus internes dont ces formes ne
sont que le résultat. Une méthode historique qui tiendrait compte de ce
“sous-sol” de l'Histoire, de cette Unterwelt der Kultur, s'amorce à peine de nos jours, encore tellement encombrés d'ignorance “positive”.
En
l'appliquant au Moyen Âge, il nous a semblé reconnaître dans ce moment
de l'Histoire quelque chose de radicalement différent des suppositions
de ceux qui n'y voyaient avec nostalgie qu'une sorte d'âge d'or de la
tradition catholique, la réalisation la plus achevée de l'idéal de la
“Chrétienté”. Il nous a semblé, au contraire, y reconnaître,
prédominantes et indomptées, des forces d'une tout autre nature, des
forces qui portent la marque des plus radieuses civilisations antiques,
et convergent vers le glorieux symbole qui devait faire dire au grand
gibelin, à Dante, que « le Christ lui-même fut romain ».
La race de l’âme
« …
tout ce qui est forme du caractère, sensibilité, inclination naturelle,
“style” d’action et de réaction, attitude en face de ses propres
expériences » (Julius Evola, Éléments pour une éducation raciale.)
Pour
la chevalerie, les bases de cette race sont un ensemble de normes
spécifiques agissant comme autant de forces psychiques et psychologiques
qui « obligent », créent une tension interne et donnent forme, parfois
sur le plan somatique, à un type humain particulier, le chevalier,
lequel, par leur activation au sein d’une « voie », cesse d’être un
individu indifférencié pour devenir une personne différenciée par ses
qualités, sa nature propre et une série d’attributs s’articulant en
fonction de la nature de la “voie” et de ses choix personnels. Ces
forces sont l’honneur, la fidélité — la fides —, le courage,
l’abnégation, l’amour du combat, valeurs relevant d’un ethos
héroïco-viril païen, auxquelles l’Église ajouta la pitié, le désir de
paix, l’amour du prochain, la protection d’autrui, la charité, etc…
idées envers lesquelles le chevalier n’offrait bien souvent qu’une
obéissance formelle. Joint à un mode de vie profane commun à tous les
chevaliers, tout cela créa un “style” se caractérisant par des rapports
clairs et ouverts d’homme à homme, l’affirmation d’une impersonnalité
active allant jusqu’au sacrifice de ses intérêts et de sa vie de façon
anonyme, le goût de la hiérarchisation et des rapports de
commandement/obéissance, le tout s’organisant dans un ordre organique
tissé de multiples liens réciproques s’articulant verticalement. Ces
spécificités, admirablement mises en forme au Moyen Age, sont d’ailleurs
celles de toute “société d’hommes” à quoi se résume, in fine, la chevalerie. (…)
S’il
est vrai que la totalité des chevaliers se veulent chrétiens, souvent
de façon non orthodoxe, il n’en reste pas moins que leurs idéaux de base
de leur éthique sont issus de valeurs païennes. Ainsi, en mettant en
avant les notions de fidélité, d’honneur, de sacrifice, de respect de la
parole donnée, les notions de lâcheté et de honte (plutôt que le péché)
qui entachent l’honneur de l’homme et de son lignage, de laver une
injustice dans le sang (plutôt que le pardon chrétien), celle de vouloir
la paix par la victoire des armes (notion romaine), etc. le chevalier
affirme nettement une éthique héroïco-païenne au sein d’un univers
superficiellement chrétien.
► Bernard Marillier, B.A.-BA Chevalerie, Pardès, 1998.
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