Récemment furent mis en ligne deux documents
traitant de Nietzsche et Schopenhauer. Ces deux philosophes, «
iconoclastes », marquent l’un et l’autre une rupture dans l’histoire de
la philosophie
Il est de bon ton en philosophie de considérer que l’homme est avant tout un être pensant. Ce jugement m’apparaît erroné. Puisque tant de Français disposent désormais d’un ordinateur muni d’un abonnement internet, il serait intéressant de répertorier la proportion de pages mémorisées (favoris, marque-pages) qui ont trait à la pensée conceptuelle parmi toutes les autres. Le résultat serait alors édifiant. Le plus souvent donc, les philosophes se fourvoient en adoptant un point de vue qu’ils posent comme clef de voûte. Avec Schopenhauer puis Nietzsche, un monde nouveau se fait jour. Les deux penseurs considèrent que l’homme, contrairement à la grande tradition philosophique, est davantage un être vivant qu’un être pensant. Par « vivant », il faut comprendre que les hommes sont mus par des pulsions vitales majeures dont le néo-cortex se fait l’instrument.
Il est une expérience que l’on a effectuée à de multiples reprises avec certains singes. Les enfermant dans une pièce presque vide, si ce n’est quelques caisses dans un des coins et une grappe de banane au plafond, on les laisse alors à tour de rôle agir comme bon leur semble. Et à chaque fois le résultat est le même : fixant la grappe avec envie, le singe finit par aller chercher les caisses, les empiler, puis obtenir leur gain. En ce sens, il s’agit bel et bien d’un raisonnement à part entière même si bien entendu, nous avons de solides raisons pour croire que les animaux n’ont pas accès à la pensée conceptuelle.
La majorité des hommes, ne pensent que très peu. Plus exactement, chez eux, la pensée est instrumentalisée afin de résoudre un problème donné et n’est donc pas une finalité. Si les hommes disposent de capacités leur permettant d’avoir accès à la pensée pure comme à l’éthique, elles ne sont utilisées que très peu. L’éthique, tout comme la pensée conceptuelle, sont des conquêtes, bien souvent conséquence d’un dur labeur fourni tout au long de la vie. Ce que nous apprennent aussi les éthologues qui ont beaucoup progressé depuis un demi-siècle, c’est que la distance entre l’homme et l’animal est bien moins importante que ce que l’on croyait naguère. Les psychologues savent depuis fort longtemps que la majorité des hommes agissent selon leurs intérêts où ce qu’ils croient en être. En ce sens aussi, ils ne sont pas fondamentalement différents des animaux.
Le courant auquel appartiennent et Schopenhauer et Nietzsche a pour nom « Lebensphilosophie » que l’on traduit en langue française par « philosophie de la vie ». Il s’insurge donc contre la réduction de l’homme à son seul cerveau, considérant que ce sont nos pulsions – Wille – qui nous définissent le mieux. Ce qui fait la distinction, pour ne pas écrire opposition, entre Schopenhauer et Nietzsche, c’est que le second vante le processus vital alors que le premier le réprouve. Il n’est qu’à lire Nietzsche, volontiers aphoriste – le crépuscule des idoles par exemple – pour savoir à quel point il célèbre la Vie et fustige les métaphysiciens. Réciproquement, Schopenhauer villipendera Hegel, considéré comme le plus métaphysicien de tous les penseurs, au motif – il en est d’autres – qu’il ignore la sphère du vivant. Il y a d’ailleurs dans le cadre de ce que l’on appelle en philosophie « idéalisme », toute une tradition visant à rejeter les sens, ne laissant la place qu’à la pensée.
Dès lors où on admet, et désormais nous n’avons plus guère le choix puisque les spécialistes du vivant sont des scientifiques, l’omniprésence du vivant chez l’homme, il faudra d’un point de vue politique, faire un choix entre Schopenhauer et Nietzsche. Faut-il libérer l’homme – Nietzsche - et en un certain sens le célébrer, ou au contraire comme le souhaite Schopenhauer, lui octroyer le statut de liberté conditionnelle, pour ne pas écrire qu’il faille le menotter ?
Ce qui rend la société dans laquelle nous vivons particulièrement consensuelle, c’est très probablement parce qu’elle privilégie les droits aux dépens des devoirs. Que les devoirs engendrent des droits (Chateaubriand), c’est un vieux thème en philosophie. On insiste assez en classe de terminale durant l’enseignement philosophique sur le fait que la liberté engendre souvent contraintes. Dans une société de type libéral, et c’est le cas pour la nôtre, « chacun fait ce qui lui plait ». En ce sens, le libéralisme flatte nos pulsions les plus animales là où la civilisation astreint l’homme à se maîtriser. Et il va dès lors de soi que si l’homme a un mode de fonctionnement semblable à celui des animaux, il est ravi de l’aubaine – tout au moins de prime abord – que constitue le libéralisme qui lui permet d’agir comme bon lui semble.
Les exemples ne manquent pas. Si c’est la télévision dont on se préoccupe, on sait que la majorité des Français – non sans mauvaise foi souvent - la qualifie de « nulle ». Elle fonctionne pourtant à l’audimat qui n’est autre que le suffrage universel. Si d’aventure les Français venaient à se passionner pour l’astrophysique, nous aurions droit à des émissions, aux heures de grande écoute, sur le sujet. Si en revanche, nous imaginons un instant que ce soient des lettrés et érudits, soucieux de faire monter le niveau général, qui établissaient la grille des programmes, force est de constater alors, que les Français très probablement, se désintéresseraient du petit écran. Il en va de même des marchandises non consommables qui sont proposées aux clients. S’il y a embarras du choix, c’est justement pour que chacun soit satisfait, cultivant son Moi. Il ne s’agit pas de prétendre que tous étaient habillés de la même façon voici un demi-siècle, mais il existait naguère une homogénéité qui a disparu aujourd’hui. A bien des égards aussi, le fait identitaire qui touche aussi bien blancs qu’arabes – de djellabas voici trente ans, il n’y en avait presque pas – n’est autre que celui d’un Moi collectif partiel, qui vient s’opposer au Tout national.
Reste donc le choix à effectuer entre la célébration du Moi et sa contestation. On peut d’ailleurs considérer que mai 68 fut le point de départ historique de ce que l’on appelle postmodernité. Mai 68 fut véritablement la revendication de droits aux dépens d’une cité longtemps bâtie sur le devoir. Je ne veux nullement prétendre que Nietzsche eut souhaité être récupéré, lui l’aristocrate, par la société libérale, mais je suis bien obligé de considérer qu’il a été en ce sens annexé malgré lui…
A suivre.
Philippe Delbauvre http://www.voxnr.com/cc/dt_autres/EFlEkppykFQEzWpksw.shtml
Il est de bon ton en philosophie de considérer que l’homme est avant tout un être pensant. Ce jugement m’apparaît erroné. Puisque tant de Français disposent désormais d’un ordinateur muni d’un abonnement internet, il serait intéressant de répertorier la proportion de pages mémorisées (favoris, marque-pages) qui ont trait à la pensée conceptuelle parmi toutes les autres. Le résultat serait alors édifiant. Le plus souvent donc, les philosophes se fourvoient en adoptant un point de vue qu’ils posent comme clef de voûte. Avec Schopenhauer puis Nietzsche, un monde nouveau se fait jour. Les deux penseurs considèrent que l’homme, contrairement à la grande tradition philosophique, est davantage un être vivant qu’un être pensant. Par « vivant », il faut comprendre que les hommes sont mus par des pulsions vitales majeures dont le néo-cortex se fait l’instrument.
Il est une expérience que l’on a effectuée à de multiples reprises avec certains singes. Les enfermant dans une pièce presque vide, si ce n’est quelques caisses dans un des coins et une grappe de banane au plafond, on les laisse alors à tour de rôle agir comme bon leur semble. Et à chaque fois le résultat est le même : fixant la grappe avec envie, le singe finit par aller chercher les caisses, les empiler, puis obtenir leur gain. En ce sens, il s’agit bel et bien d’un raisonnement à part entière même si bien entendu, nous avons de solides raisons pour croire que les animaux n’ont pas accès à la pensée conceptuelle.
La majorité des hommes, ne pensent que très peu. Plus exactement, chez eux, la pensée est instrumentalisée afin de résoudre un problème donné et n’est donc pas une finalité. Si les hommes disposent de capacités leur permettant d’avoir accès à la pensée pure comme à l’éthique, elles ne sont utilisées que très peu. L’éthique, tout comme la pensée conceptuelle, sont des conquêtes, bien souvent conséquence d’un dur labeur fourni tout au long de la vie. Ce que nous apprennent aussi les éthologues qui ont beaucoup progressé depuis un demi-siècle, c’est que la distance entre l’homme et l’animal est bien moins importante que ce que l’on croyait naguère. Les psychologues savent depuis fort longtemps que la majorité des hommes agissent selon leurs intérêts où ce qu’ils croient en être. En ce sens aussi, ils ne sont pas fondamentalement différents des animaux.
Le courant auquel appartiennent et Schopenhauer et Nietzsche a pour nom « Lebensphilosophie » que l’on traduit en langue française par « philosophie de la vie ». Il s’insurge donc contre la réduction de l’homme à son seul cerveau, considérant que ce sont nos pulsions – Wille – qui nous définissent le mieux. Ce qui fait la distinction, pour ne pas écrire opposition, entre Schopenhauer et Nietzsche, c’est que le second vante le processus vital alors que le premier le réprouve. Il n’est qu’à lire Nietzsche, volontiers aphoriste – le crépuscule des idoles par exemple – pour savoir à quel point il célèbre la Vie et fustige les métaphysiciens. Réciproquement, Schopenhauer villipendera Hegel, considéré comme le plus métaphysicien de tous les penseurs, au motif – il en est d’autres – qu’il ignore la sphère du vivant. Il y a d’ailleurs dans le cadre de ce que l’on appelle en philosophie « idéalisme », toute une tradition visant à rejeter les sens, ne laissant la place qu’à la pensée.
Dès lors où on admet, et désormais nous n’avons plus guère le choix puisque les spécialistes du vivant sont des scientifiques, l’omniprésence du vivant chez l’homme, il faudra d’un point de vue politique, faire un choix entre Schopenhauer et Nietzsche. Faut-il libérer l’homme – Nietzsche - et en un certain sens le célébrer, ou au contraire comme le souhaite Schopenhauer, lui octroyer le statut de liberté conditionnelle, pour ne pas écrire qu’il faille le menotter ?
Ce qui rend la société dans laquelle nous vivons particulièrement consensuelle, c’est très probablement parce qu’elle privilégie les droits aux dépens des devoirs. Que les devoirs engendrent des droits (Chateaubriand), c’est un vieux thème en philosophie. On insiste assez en classe de terminale durant l’enseignement philosophique sur le fait que la liberté engendre souvent contraintes. Dans une société de type libéral, et c’est le cas pour la nôtre, « chacun fait ce qui lui plait ». En ce sens, le libéralisme flatte nos pulsions les plus animales là où la civilisation astreint l’homme à se maîtriser. Et il va dès lors de soi que si l’homme a un mode de fonctionnement semblable à celui des animaux, il est ravi de l’aubaine – tout au moins de prime abord – que constitue le libéralisme qui lui permet d’agir comme bon lui semble.
Les exemples ne manquent pas. Si c’est la télévision dont on se préoccupe, on sait que la majorité des Français – non sans mauvaise foi souvent - la qualifie de « nulle ». Elle fonctionne pourtant à l’audimat qui n’est autre que le suffrage universel. Si d’aventure les Français venaient à se passionner pour l’astrophysique, nous aurions droit à des émissions, aux heures de grande écoute, sur le sujet. Si en revanche, nous imaginons un instant que ce soient des lettrés et érudits, soucieux de faire monter le niveau général, qui établissaient la grille des programmes, force est de constater alors, que les Français très probablement, se désintéresseraient du petit écran. Il en va de même des marchandises non consommables qui sont proposées aux clients. S’il y a embarras du choix, c’est justement pour que chacun soit satisfait, cultivant son Moi. Il ne s’agit pas de prétendre que tous étaient habillés de la même façon voici un demi-siècle, mais il existait naguère une homogénéité qui a disparu aujourd’hui. A bien des égards aussi, le fait identitaire qui touche aussi bien blancs qu’arabes – de djellabas voici trente ans, il n’y en avait presque pas – n’est autre que celui d’un Moi collectif partiel, qui vient s’opposer au Tout national.
Reste donc le choix à effectuer entre la célébration du Moi et sa contestation. On peut d’ailleurs considérer que mai 68 fut le point de départ historique de ce que l’on appelle postmodernité. Mai 68 fut véritablement la revendication de droits aux dépens d’une cité longtemps bâtie sur le devoir. Je ne veux nullement prétendre que Nietzsche eut souhaité être récupéré, lui l’aristocrate, par la société libérale, mais je suis bien obligé de considérer qu’il a été en ce sens annexé malgré lui…
A suivre.
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