Comme
je le dis parfois, nous vivons dans un présent permanent depuis environ
deux siècles. Les années 1830 sont déjà notre société et nous ne les
quitterons qu’à la prochaine comète qui s’écrasera sur notre vieille
planète. Ce n’est pas un hasard. Le progrès et la blafarde modernité ont
paralysé l’histoire de l’humanité. Pronostiquée par Hegel en 1806, la
Fin de l’Histoire n’en finit pas de prendre son congé.
Gustave
de Beaumont est le célèbre accompagnateur de Tocqueville en Amérique.
Ils allaient y étudier les établissements pénitentiaires (c’est
prémonitoire, il y a trois millions de détenus là-bas, et les matons
forment le premier syndicat dans une dizaine d’Etats). Je n’avais jamais
pensé à le lire mais c’est Karl Marx qui le cite ! Ma curiosité
éveillée, je trouve sur un site québécois son très beau livre (avec une
partie romanesque un peu niaise et trop copiée sur Manon Lescaut)
sur Marie et l’esclavage, où Gustave de Beaumont révèle une lucidité
française bien digne de Tocqueville et un style d’exception digne de
Chateaubriand, du Lamartine de Graziella (texte préféré de
Joyce en français) et plus généralement de l’aristocrate qu’il était –
après ce sera fini avec Balzac ; après la prose sentira la roture, je le
dis comme je le pense.
Les
jugements de Beaumont sont encore plus durs que ceux de Tocqueville. Il
ne digère pas l’hypocrisie éhontée de l’esclavage dans une nation libre
et donneuse de leçons, et aussi beaucoup d’autres choses. J’ai picoré
ces réflexions çà et là dans son si beau texte :
Les Américains des États-Unis sont peut-être la seule de toutes les nations qui n’a point eu d’enfance mystérieuse.
Là, on est bien d’accord. Le prosaïsme américain a écœuré toutes les grandes âmes yankees, Poe (Colloque entre Monos et Una), Melville (Pierre), Hawthorne (lisez l’admirable Petite fille de neige)
entre autres. Encore qu’en analysant mieux le caractère Illuminati du
dollar qui continue de fasciner l’humanité alors que l’Amérique est en
faillite…
Il
est clair en tout cas que pour Beaumont l’argent fait le bonheur des
Américains, qui réifient tout, comme disent aussi les marxistes : la
nature c’est de l’environnement, et l’environnement ça sert d’abord à
faire de l’argent.
Absorbé
par des calculs, l’habitant des campagnes, aux États-Unis, ne perd
point de temps en plaisirs ; les champs ne disent rien à son cœur ; le
soleil qui féconde ses coteaux n’échauffe point son âme. Il prend la
terre comme une matière industrielle ; il vit dans sa chaumière comme
dans une fabrique.
Vrai
Saroumane, l’Américain déteste la nature et en particulier la forêt (on
se souvient du beau poème de Ronsard sur la destruction des bois du
Gâtinais) :
Les Américains considèrent la forêt comme le type de la nature sauvage (wilderness),
et partant de la barbarie ; aussi c’est contre le bois que se dirigent
toutes leurs attaques. Chez nous, on le coupe pour s’en servir ; en
Amérique, pour le détruire. L’habitant des campagnes passe la moitié de
sa vie à combattre son ennemi naturel, la forêt ; il le
poursuit sans relâche ; ses enfants en bas âge apprennent déjà l’usage
de la serpe et de la hache… l’absence de bois est, à leurs yeux, le signe de la civilisation, comme les arbres sont l’annonce de la barbarie.
Beaumont
comprend comme Baudelaire et aussi Edgar Poe qu’avec l’Amérique on
entre dans un nouvel âge du monde : l’âge de l’intérêt matériel, du
conformisme moral (la tyrannie de la majorité) et de la standardisation
industrielle.
Tout
d’ailleurs s’était rapetissé dans le monde, les choses comme les
hommes. On voyait des instruments de pouvoir, faits pour des géants, et
maniés par des pygmées, des traditions de force exploitées par des
infirmes, et des essais de gloire tentés par des médiocrités.
Beaumont a raison : le monde moderne c’est Lilliput.
La
force d’imprégnation américaine est elle qu’elle uniformise toutes les
nations immigrées chez elles. Cela est intéressant car cela se passe
bien avant la machine à broyer hollywoodienne ou l’irruption de la
télévision. L’Amérique c’est l’anti-Babel, le système à tuer les
différences que la chrétienté avait si bien su préservé.
Chose
étrange ! La nation américaine se recrute chez tous les peuples de la
terre, et nul ne présente dans son ensemble une pareille uniformité de
traits et de caractères.
Le
rapport sacré à la terre n’existe bien sûr pas. On n’y connaît pas le
paysan de Heidegger (Beaumont explique que le Tasse et Homère ne
seraient pas riches, alors…). Tout n’est qu’investissement immobilier au
paradis du déracinement libéral :
L’Américain
de race anglaise ne subit d’autre penchant que celui de l’intérêt ;
rien ne l’enchaîne au lieu qu’il habite, ni liens de famille, ni tendres
affections… Toujours prêt à quitter sa demeure pour une autre, il la
vend à qui lui donne un dollar de profit.
C’était bien avant les sub-primes !
Une
des grandes victimes de la civilisation américaine est alors la femme
(avec les noirs et les indiens dont Beaumont parle très bien, et
objectivement). Ce n’est pas pour rien que toutes les cultures du
ressentiment au sens nietzschéen, l’antiracisme, la théorie du genre, le
féminisme, le sectarisme sont nés aux USA au dix-neuvième siècle et
après :
Sa
vie est intellectuelle. Ce jeune homme et cette jeune fille si
dissemblables s’unissent un jour par le mariage. Le premier, suivant le
cours de ses habitudes, passe son temps à la banque ou dans son magasin ;
la seconde, qui tombe dans l’isolement le jour où elle prend un époux,
compare la vie réelle qui lui est échue à l’existence qu’elle avait
rêvée. Comme rien dans ce monde nouveau qui s’offre à elle ne parle à
son cœur, elle se nourrit de chimères, et lit des romans. Ayant peu de
bonheur, elle est très religieuse, et lit des sermons.
On
dirait notre bonne vieille Emma ! Tout cela ne fait pas le bonheur des
femmes, qui n’ont pas encore le féminisme et la pension alimentaire pour
bien se rattraper. L’Amérique invente madame Bovary plus vite que
Flaubert (l’adaptation de Minnelli avec Jennifer Jones est éblouissante
d’ailleurs) et le couple qui n’a rien à se dire – sauf devant l’avocat
ou le psy, comme Mr and Mrs Smith (ils veulent bien se parler, mais il
faut qu’ils paient !). La famille US est déjà telle que nous la
connaissons aujourd’hui : quand elle n’est pas recomposée ou divisée,
elle n’est pas ; Et cela sans qu’il y ait eu besoin de la télévision, du
frigidaire et du portable pour abrutir et isoler tout le monde.
Beaumont ajoute qu’il n’y a aucune affection, c’est cela le plus moderne
– et donc choquant.
Ainsi
se passent ses jours. Le soir, l’Américain rentre chez lui, soucieux,
inquiet, accablé de fatigue ; il apporte à sa femme le fruit de son
travail, et rêve déjà aux spéculations du lendemain. Il demande le
dîner, et ne profère plus une seule parole ; sa femme ne sait rien des
affaires qui le préoccupent ; en présence de son mari, elle ne cesse pas
d’être isolée. L’aspect de sa femme et de ses enfants n’arrache point
l’Américain au monde positif, et il est si rare qu’il leur donne une
marque de tendresse et d’affection, qu’on donne un sobriquet aux ménages
dans lesquels le mari, après une absence, embrasse sa femme et ses
enfants ; on les appelle the kissing families.
L’obsession
de l’argent qui crée des crises et de banqueroutes continuelles est
continuelle : on n’a pas attendu Greenspan, Bernanke et les bulles de la
Fed pour se ruiner – ou refaire fortune.
Le
spectacle des fortunes rapides enivre les spéculateurs, et on court en
aveugle vers le but : c’est là la cause de ruine. Ainsi tous les
Américains sont commerçants, parce que tous voient dans le négoce un
moyen de s’enrichir ; tous font banqueroute, parce qu’ils veulent
s’enrichir trop vite.
Voyons
la religion dont on a fait si grand cas là-bas. Si la femme est une
« associée », un partner, comme on dit là-bas, l’homme religieux est un
homme d’affaires. Beaumont est ici excellent dans son observation (c’est
le passage que cite Marx dans un fameux petit essai) :
Le
ministère religieux devient une carrière dans laquelle on entre à tout
âge, dans toute position et selon les circonstances. Tel que vous voyez à
la tête d’une congrégation respectable a commencé par être marchand ;
son commerce étant tombé, il s’est fait ministre ; cet autre a débuté
par le sacerdoce, mais dès qu’il a eu quelque somme d’argent à sa
disposition, il a laissé la chaire pour le négoce. Aux yeux d’un grand
nombre, le ministère religieux est une véritable carrière industrielle.
Le ministre protestant n’offre aucun trait de ressemblance avec le curé
catholique.
On
s’en serait douté ! La religion évangélique comme business et comme
programmation mentale malheureusement a un beau futur devant elle.
Beaumont n’a pas vu de western mais on va voir qu’il aurait pu en écrire les scénarios.
En
Amérique, le duel a toujours une cause grave, et le plus souvent une
issue funeste ; ce n’est pas une mode, un préjugé, c’est un moyen de
prendre la vie de son ennemi. Chez nous, le duel le plus sérieux
s’arrête en général au premier sang ; rarement il cesse en Amérique
autrement que par la mort de l’un des combattants.
Il
y a dans le caractère de l’Américain un mélange de violence et de
froideur qui répand sur ses passions une teinte sombre et cruelle… On
trouve, dans l’Ouest, des États demi-sauvages où le duel, par ses formes
barbares, se rapproche de l’assassinat.
Il
ne manque plus que Liberty Valance, que Wayne abat d’ailleurs comme un
chien dans le classique postmoderne de Ford. Comme on voit, la situation
réelle est aussi sinistre que celle décrit dans bien des films
(contrairement à ce qu’une histoire révisionniste – il y en a pour tous
les genres – a voulu nous faire croire).
Venons-en au thème de son ouvrage.
Scandalisé
par l’esclavage et par le préjugé auto-entretenu qui lui sert de base,
Beaumont comprend très bien le rôle du capitalisme – et surtout du
christianisme – mal digéré :
L’exploitation
de sa terre est une entreprise industrielle ; ses esclaves sont des
instruments de culture. Il a soin de chacun d’eux comme un fabricant a
soin des machines qu’il emploie ; il les nourrit et les soigne comme on
conserve une usine en bon état ; il calcule la force de chacun, fait
mouvoir sans relâche les plus forts et laisse reposer ceux qu’un plus
long usage briserait. Ce n’est pas là une tyrannie de sang et de
supplices, c’est la tyrannie la plus froide et la plus intelligente qui
jamais ait été exercée par le maître sur l’esclave.
Voir
Tocqueville et son analyse de l’extermination légale et philanthropique
des Indiens (« On ne saurait détruire les hommes en respectant mieux
les lois de l’humanité »). S’il n’y a vite eu plus d’Indiens, il y avait
en tout cas 700 000 africains en 1799, quatre millions lors de la
Guerre civile (qui tue 3% de la population, ruine puis pille le Sud, et
endette le pays), 40 millions aujourd’hui ! L’esclavage est un beau
calcul !
Beaumont
constate que racisme finit par découler de l’esclavage ce qui n’était
pas le cas avant. Cela aura des conséquences importantes dans les années
vingt du siècle, quand les Allemands décrèteront que les Ukrainiens
sont bons à leur servir d’esclaves ou que les Polonais peuvent être
remplacés parce que moins techniques et moins universitaires (comme on
sait l’antisémitisme a d’autres fondements). Ils avaient moins de
« lumières », comme disait Washington à propos des Indiens ou Ferry à
propos des « races inférieures » – on en dit quoi dans les loges du
mariage pour tous ?
Faudrait-il,
parce qu’on reconnaîtrait à l’homme d’Europe un degré d’intelligence de
plus qu’à l’Africain, en conclure que le second est destiné par la
nature à servir le premier ? Mais où mènerait une pareille théorie ?
Il
y a aussi parmi les blancs des intelligences inégales : tout être moins
éclairé sera-t-il l’esclave de celui qui aura plus de lumières ? Et qui
déterminera le degré des intelligences ?
Le
grand ennemi spirituel des sectes protestantes souvent athées ou folles
(les quakers par exemple : « rien dans cette cérémonie burlesque ne
fait rire, parce que tout fait pitié ») qui se partagent le pays est
bien sûr le catholicisme. Ici Beaumont va aussi plus loin que
Tocqueville :
Au
milieu des sectes innombrables qui existent aux États Unis, le
catholicisme est le seul culte dont le principe soit contraire à celui
des autres.
On dirait du Chesterton. L’Eglise fait enrager tout le monde, et cela n’a pas changé !
L’unité
du catholicisme, le principe de l’autorité dont il procède,
l’immobilité de ses doctrines au milieu des sectes protestantes qui se
divisent, et de leurs théories qui sont contraires entre elles, quoique
partant d’un principe commun, qui est le droit de discussion et d’examen
; toutes ces causes tendent à exciter parmi les protestants quelques
sentiments hostiles envers les catholiques.
La
haine du catholicisme devient alors le seul commun dénominateur (on se
doutait que ce n’était pas Jésus !) du discours américain, comme de tout
discours moderne en général (c’est ce que disait notre ami Muray et il
avait bien raison !)
Il
paraît bien constant qu’aux États-Unis le catholicisme est en progrès,
et que sans cesse il grossit ses rangs, tandis que les autres communions
tendent à se diviser. Aussi est-il vrai de dire que, si les sectes
protestantes se jalousent entre elles, toutes haïssent le catholicisme,
leur ennemi commun.
L’Etat
américain n’est bien sûr pas chrétien, il est comme dit Marx judaïque –
on dira vétérotestamentaire (on jure sur la Bible, on ignore toujours
l’Evangile ; vous avez déjà vu une allusion à la naissance du Christ
pour le fête de Noël en Amérique ?), et il a même inventé la laïcité,
aujourd’hui battue en brèche par le ressentiment communautariste venu
aussi d’Amérique.
Ainsi
il n’existe aux États-Unis ni religion de l’État, ni religion déclarée
celle de la majorité, ni prééminence d’un culte sur un autre. L’État est
étranger à tous les cultes.
Enfin
Beaumont trouve que les Américains deviendront dangereux avec leur
orgueil ; et que l’on pourrait même arrêter de trop critiquer sa pauvre
vieille France !
Je
blâme cet aveuglement de l’orgueil national des Américains, qui leur
fait admirer tout ce qui se passe dans leur pays, mais j’aime encore
moins la disposition des habitants de certaine contrée, qui, chez eux,
trouvent toujours tout mal.
Il
n’y a pas de quoi s’en faire, si l’on trouve que Gustave Beaumont
exagère, qu’il est un hystérique opposé à l’Obama-land ou à la marche du
progrès. Car comme disait mon ami l’éditeur Yves Berger, l’Amérique est
partout maintenant ! On a Lady Gaga, le shopping centre et le dernier
Apple ! Alors consolez-vous !
Nicholas Bonnal
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire