article paru à l'origine dans le magazine "Il Borghese" daté du 24 juillet 1969, tiré du recueil "Phénoménologie de la subversion" aux éditions de "L'Homme Libre".
L'historiographie
est l'un des domaines où les éléments de Droite sont désavantagés par
rapport à la Gauche marxiste et communiste. Avec le matérialisme
histographique ou dialectique, le marxisme fournit une vision globale de
l'histoire qui ne se réduit pas à considérer des éléments particuliers,
les guerres, les mouvements ethniques, les conflits nationaux, mais qui
essaie de découvrir un mouvement d'ensemble fondamental par rapport
auquel tout cela est secondaire, en distinguant, dans ce mouvement, des
phases précises. Parce qu'elle est fondée sur la matérialité, la simple
économie, les formes simplement sociales et productives et les classes
en tant que classes uniquement économiques (car, comme on le sait, tout
le reste ne serait que "superstructure"), cette conception est fausse et
grotesque. Pourtant, on ne peut pas lui dénier le mérite d'avoir essayé
de déterminer un sens universel de l'histoire qui puisse par ailleurs
servir de fondement à toute une idéologie et à tout un activisme de
gauche.
La
Droite, en revanche, s'en est trop souvent tenue à une vision
épisodique de l'histoire, qui n'est fréquemment qu'une "histoire
nationale" ou une division temporelle schématique en plusieurs époques,
en dehors de certaines interprétations spéculatives inopérantes et plus
ou moins arbitraires comme celles de la philosophie hégélienne et
néo-hégélienne. Il existe pourtant un modèle que la Droite pourrait
opposer à celui du marxisme, qui possède même un caractère d'évidence et
d'exhaustivité tout différent. En dehors des anticipations partielles
qu'on peut retrouver G.B.Vico et aussi chez O.Spengler, il a été tracé
par certains écrivains traditionnels contemporains, qui l'ont exprimé
presque dans les mêmes termes, indépendamment les uns des autres, comme
s'ils avaient saisi des significations qui "sont dans l'air".
Sous
un certain rapport, cette conception concorde avec la conception
marxiste en ce qui concerne le mouvement historique d'ensemble ; mais,
tandis que le marxisme donne à ce mouvement le sens d'une évolution,
d'un progrès, dont la conclusion serait l'avènement d'une société et
d'une civilisation communiste sur terre, l'autre conception lui donne le
sens d'une involution croissante, dont il considère la dernière phase,
glorifiée par le marxisme, comme un effondrement final.
On considère
que cette involution comporte quatre phases principales, et le
mouvement peut être défini comme celui de la "régression des castes". Le
point de repère est la structure hiérarchique plus ou moins commune aux
plus grandes sociétés traditionnelles dominées par les représentants
d'une autorité spirituelle ou sacrée, suivis par une aristocratie
guerrière, une bourgeoisie possédante et, enfin, la
classe laborieuse ou servile. En Inde, la répartition en castes (il
faudrait sans doute mieux dire : en "classes fonctionnelles", étant
donné que le terme de "caste" évoque quelque chose de rigide et de
stéréotypé) était la reproduction classique de cette articulation
hiérarchique, que, par ailleurs, nous retrouvons aussi en Occident :
outre le modèle de l'Etat tracé par Platon ( qui reflétait partiellement
des constitutions qui existaient effectivement), on peut mentionner le
Moyen Âge lui même, qui était articulé en quatre Ordres : clergé,
noblesse féodale, bourgeoisie et artisanat.
Il
est important de noter qu'il ne s'agissait pas d'une superposition de
classes économiques, mais bien d'une articulation qualitative définie
par des vocations différentes, des fonctions différentes, des intérêts
différents, des modes de vie différents, auxquels pouvaient même
correspondre un droit différent, une éthique différente, et, dans
certains cas (hors d'Europe), des cultes différents, tout cela dans un
ensemble ordonné complémentaire et harmonieux, car l'idéal était que
chacun exercât une fonction correspondant à sa nature.
Or,
le spectacle que nous offre le développement de l'histoire est celui
d'une régression du type de société et des intérêts prédominants de l'un
à l'autre des plans qui définissaient ces classes fonctionnelles. En
effet, pour l'Occident, l'époque des sociétés dominées par les
représentants d'une autorité spirituelle (l'expression de "théocratie"
est toutefois assez vide et stéréotypée) remonte presque à la
préhistoire et au mythe, les derniers prolongements de ces sociétés sont
les "monarchies de droit divin". On descend donc d'un niveau et on
arrive à une société dominées par l'aristocratie guerrière, dont les
idéaux sont désormais l'honneur, la fidélité, l'éthique virile, plutôt
qu'une sacralisation générale de l'existence (comme au premier stade).
C'est le cycle des grandes dynasties européennes. Nouvelle descente :
avec les révolutions, principalement avec la révolution française, avec
la première ère industrielle et le capitalisme, on assiste à l'avènement
du tiers Etat en tant que ploutocratie ; il n'y a plus de rois de
l'esprit ou du sang, mais des rois du charbon, de l'acier, de la
finance. Avec la troisième Internationale, le marxisme et le communisme,
on descend au dernier degré de l'ancienne hiérarchie traditionnelle,
c'est le début de l'avènement du "quatrième état" comme classe
laborieuse et demos collectivisé, avènement préparé par la démocratie et par les diverses tendances "sociales".
Corrélativement,
l'idéal est désormais celui de la dernière caste, le travail. C'est le
quatrième Etat qui lutte actuellement pour la domination du monde et
revendique l'avenir devant ce qui reste de l'hégémonie (stigmatisée
comme "impérialisme") du "tiers Etat", représentant de la société
"bourgeoise", capitaliste et ploutocratique.
C'est
ainsi que se présente, du point de vue d'une historiographie de Droite,
le "sens", c'est-à-dire la direction de marche, de l'histoire, au-delà
des contingences. C'est une régression qui, à l'évidence, ne concerne
pas seulement les articulations sociales, mais qui s'accompagne du
passage d'une vision du monde et de la vie à un autre. Il s'agit d'un
effondrement. Le sommet s'abaisse, la base s'élargit, jusqu'au
nivellement et à la domination du collectif, sous des formes organisées
et totalitaires (comme dans les Etats marxistes), mais aussi sous des
formes spontanées en marge de la technocratie.
Maintenant,
il serait à se demander si le mouvement s'arrête au quatrième Etat,
s'il n'existerait pas des signes de l'émergence d'un "cinquième Etat".
Un tel "Etat" n'a pas son pendant dans la hiérarchie traditionnelle ; il
ne peut être rapporté qu'à une sorte de sous-sol, aux éléments
informes, déchaînés, et, en quelque sorte, infra-humains, qui étaient
endigués dans les ordres traditionnels, dans lesquels ils subsistaient à
l'état latent. Mais, quand les digues sont rompues, ce substrat peut
émerger dangereusement à la limite des formes régressives de la dernière
phase, la quatrième. Die herraufkunft des fünften Standes (l'avènement
du cinquième Etat), c'est précisément le titre d'un livre qu'avait
publié H.Berl, dans l'entre-deux-guerres. Bien qu'il soit écrit avec
exaltation (l'auteur était dans un sanatorium et se dit "attaqué par la
fièvre" à chaque page), il ne manque pas d'idées attestant une sorte de
clairvoyance hallucinée. Depuis lors, les symptômes sur lesquels Berl
avait attiré l'attention, symptômes sporadiques du début de l'émergence
d'un "Cinquième Etat" par les fissures du "système" existant ( il
songeait au gangstérisme américain et particulièrement à certains
aspects "démoniques" du bolchevisme), se sont multipliés, et c'est
pourquoi sa thèse pourrait même fournir un fil conducteur pour
interpréter divers phénomènes qui vont se généralisant.
Sous
ce rapport, il ne faut pas se référer au monde des nations déjà
marxisées, où les contrôles totalitaires préviennent dans une large
mesure des explosions de ce genre. L'exception pourrait éventuellement
être la Chine des gardes rouges maoïstes, où l'on voudrait perpétuer ce
climat des phases frénétiques de toute révolution dans lequel il y a
effectivement un affleurement en quelque sorte "démonique" des forces
inférieures (J. De Maistre a écrit des pages classiques là-dessus). Il
faudrait plutôt se référence à ces pays occidentaux où les contrôles se
sont relâchés, le principe d'autorité est nié et, parallèlement, le
phénomène de la délinquance et de la violence prend des dimensions
préoccupantes. De plus, il faut envisager les aspects importants des
"contestations" qui se développent insidieusement, quand elles ont le
caractère d'un déchaînement anarchique et d'une furie destructrice.
En
effet, nous considérons que ceux qui cherchent des alibis aux aspects
prédominants de ce qu'on appelle la "contestations globale" se
méprennent, car ce qui est essentiel, ce n'est pas de dire "non" à tel
ou tel des aspects de la société moderne (plus ou moins celle du "tiers
Etat", par exemple, comme "société de consommation"), mais de savoir au
nom de quoi on dit "non" et on se révolte. Qu'une grande partie de ce
mouvement contestataire soit instrumentalisée par la subversion
marxiste, c'est là ce qui est évident ; plus ou moins directement, ce
sont les vieux thèmes de la politique sociale anticapitaliste marxiste
qui servent d'éventuelle justification. Quant au type de l'"anarchiste
de Droite", c'est-à-dire celui qui dit "non" à la "société
technocratique de consommation", au "système" et à tout le reste, au nom
de la conception hiérarchique, articulée et qualitative de la société
dont nous avons parlé plus haut, en la reformulant d'une manière
adéquate, il n'existe presque pas. Il s'agit beaucoup plus souvent, au
contraire, de manifestations d'un anarchisme sans bannière, chaotique,
sauvage, pour lequel tout le reste n'est qu'un prétexte. Dans ce cas, on
pourrait parler d'un réveil et d'une émergence du sous-sol informe,
rebelle, destructif, encore plus inférieur que le "quatrième Etat" : ce
qui favorise cette émergence, c'est le fait qu'un cycle se clôt
conformément au "sens de l'histoire" (le vrai), et que la vie a perdu
toute véritable signification.
Si
sommaires qu'ils soient, ces points de repère peuvent peut-être offrir
un intérêt pour celui qui veut étudier sans peur dans le beau monde où
nous vivons.
Julius Evola http://agedefer.over-blog.net
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