Les écrits de Gustave Le Bon, dans son livre Psychologie du socialisme, paru en 1898, il y a 111 ans, se révèlent d’une singulière actualité. Psychologie du socialisme,
dans la version de sa 3e édition de 1902, est téléchargeable en format
P.D.F. depuis le site de la B.N.F. : http://gallica2.bnf.fr.
Gustave Le Bon.
Extraits des pages 200 à 207 de l’édition numérisée :
« Le problème que nous allons aborder dans ce chapitre [...] nous
montrera une fois de plus combien sont superficielles et irréalisables
les solutions de bonheur universel proposées par les socialistes.
Ce problème, [...] est celui de la lutte économique qui se dessine
plus nettement chaque jour entre l’Orient et l’Occident. Le
rapprochement des distances par la vapeur, et l’évolution de
l’industrie, ont eu pour conséquence de mettre l’Orient à nos portes et
de transformer ses habitants en concurrents de l’Occident. Ces
concurrents, auxquels nous exportions jadis nos produits, se sont mis à
les fabriquer dès qu’ils ont possédé nos machines. Et, au lieu de nous
acheter, ils nous vendent maintenant. Ils y réussissent d’autant plus
facilement qu’étant, par leurs habitudes séculaires, à peu près sans
besoins, les prix de revient des objets fabriqués par eux sont très
inférieurs à ceux des mêmes objets fabriqués en Europe. La plupart des
ouvriers orientaux vivent avec moins de dix sous par jour, alors que
l’ouvrier européen ne vit guère avec moins de quatre à cinq francs. Le
prix du travail réglant toujours celui des marchandises, et la valeur de
ces dernières sur un marché quelconque étant toujours déterminée par
leur valeur sur le marché où elles peuvent être livrées au plus bas
prix, il s’ensuit que nos fabricants européens voient toutes leurs
industries menacées par des rivaux produisant les mêmes objets à des
prix 10 fois moindres. L’Inde, le Japon, et bientôt la Chine, sont
entrés dans la phase que nous prédisions jadis, et ils y progressent
rapidement. Les produits étrangers affluent de plus en plus en Europe,
et les produits fabriqués en sortent de moins en moins.
Pendant longtemps la concurrence est restée localisée sur le terrain
des produits agricoles, et, par ses conséquences, nous pouvons
pressentir ce qui arrivera lorsqu’elle se sera étendue aux objets
fabriqués.
Les premiers résultats de la concurrence ont été, comme l’a fait
remarquer monsieur Méline, à la Chambre des députés, de faire baisser de
moitié en 20 ans la valeur des produits agricoles (…). Beaucoup
d’économistes, et je suis du nombre, considèrent ces baisses comme
avantageuses, puisque c’est en définitive le public, c’est-à-dire le
plus grand nombre qui en profite. Mais il est facile de se placer à des
points de vue où l’on puisse contester que de telles baisses soient
avantageuses. Leur plus grave inconvénient est de mettre l’agriculture
dans une situation précaire et d’obliger quelques pays à y renoncer, ce
qui à certains moments pourraient avoir des conséquences graves.
Cette hypothèse de contrées obligées de renoncer à l’agriculture n’a
rien de chimérique puisqu’elle se réalise de plus en plus aujourd’hui
pour l’Angleterre. Ayant à lutter à la fois contre les blés de l’Inde et
contre ceux de l’Amérique, elle a renoncé progressivement à en
cultiver, malgré la perfection des méthodes anglaises [...].
Bornée d’abord aux matières premières et aux produits agricoles, la
lutte entre l’Orient et l’Occident s’est étendue progressivement aux
produits industriels. Dans les pays d’Extrême-Orient, l’Inde et le Japon
par exemple, le salaire des ouvriers d’usine ne dépasse guère 10 sous
(0 fr. 50) par jour, et leurs chefs n’en reçoivent pas beaucoup plus.
Monsieur de Mandat-Grancey cite une usine, près de Calcutta, occupant
plus de 1.500 ouvriers, et dont le sous-directeur indigène reçoit un
traitement de moins de 20 frs. par mois. Avec des prix de revient aussi
faibles, les exportations de l’Inde ont passé en dix ans de 712 millions
à plus de 4 milliards. (…) Les Orientaux se sont mis à fabriquer
successivement tous les produits européens, et toujours dans des
conditions de bon marché rendant toute lutte impossible. Horlogerie,
faïence, papier, parfumerie, et jusqu’à l’article dit de Paris, se
fabriquent maintenant au Japon. [...] En 1890, les Japonais vendaient
pour 700frs. d’ombrelles et de parapluies, ils en vendaient pour
1.300.000 francs 5 ans après, et de même pour tous les produits qu’ils
se mettent à fabriquer. [...] la Chine n’est pas encore entrée dans le
mouvement industriel, mais nous voyons venir le moment où elle va s’y
lancer. On peut alors prévoir qu’avec son immense population sans
besoins, ses colossales réserves en charbon, elle sera en peu d’années
le premier centre commercial du monde, le régulateur des marchés, et que
ce sera la Bourse de Pékin qui déterminera le prix des marchandises
dans le reste de l’univers. On peut déjà apprécier la puissance de cette
concurrence en se souvenant que les Américains, se reconnaissant
incapables de lutter contre elle, n’ont trouvé d’autre procédé que
d’interdire aux Chinois l’accès de leur territoire. [...]
Il est de toute évidence que l’Europe est destinée à perdre [...] la
clientèle de l’Extrême-Orient [...]. Non seulement elle la perdra, mais
elle sera de plus, condamnée [...] à acheter à ses anciens clients sans
pouvoir rien leur vendre. [...]
Les luttes entre l’Orient et l’Occident, dont nous venons de tracer
la genèse, ne font que commencer, et nous ne pouvons qu’en soupçonner
l’issue.
Les rêveurs de paix perpétuelle et de désarmement universel,
s’imaginent que les luttes guerrières sont les plus désastreuses. Elles
font périr en bloc, en effet, un grand nombre d’individus mais il semble
bien probable que les luttes industrielles et commerciales qui
s’apprêtent seront plus meurtrières et accumuleront plus de désastres et
de ruines que n’en firent jamais les guerres les plus sanglantes. Elles
détruiront entièrement peut-être de grandes nations ce que n’ont jamais
pu réaliser les armées les plus nombreuses. [...]
Le socialisme ne se préoccupe guère de tels problèmes. [...] Ce sera
pour les nations où il [le socialisme] aura pris le plus de
développement, que la lutte commerciale avec l’Orient sera le plus
difficile et l’écrasement du vaincu le plus rapide. [...] Ce n’est pas
le collectivisme, avec son idéal de basse égalité dans le travail et les
salaires, qui pourra fournir aux ouvriers les moyens de lutter contre
l’invasion des produits de l’Orient. Où prendra-t-il les fonds
nécessaires pour payer les travailleurs quand les produits n’auront plus
d’acheteurs, que les usines se seront progressivement fermées, et que
tous les capitaux auront émigré vers des pays où ils trouveront une
rétribution facile et un accueil bienveillant au lieu de persécutions
incessantes ? »
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