Le samedi 24 avril 1915, à Constantinople (*), capitale de l'empire ottoman, 600 notables arméniens sont assassinés sur ordre du gouvernement. C'est le début d'un génocide, le premier du XXe siècle.
Il va faire environ 1,2 million de victimes dans la population
arménienne de l'empire turc. Sur les horreurs de ces massacres, voir la
vidéo ci-contre de l'INA (1982).
André Larané
La République turque et le génocide
La République turque,
qui a succédé en 1923 à l'empire ottoman, ne nie pas la réalité des
massacres mais en conteste la responsabilité et surtout rejette le
qualificatif de génocide.Les Turcs les plus accommodants attribuent la responsabilité des massacres à un régime disparu, le sultanat, ou aux aléas de la guerre. Le gouvernement d'Istamboul, allié de l'Allemagne contre la Russie, la France et l'Angleterre, pouvait craindre une alliance entre les Russes et les Arméniens de l'intérieur, chrétiens comme eux.
Ils font aussi valoir que ces massacres n'étaient pas motivés par une idéologie raciale. Ils ne visaient pas à l'extermination systématique du peuple arménien. Ainsi, les Arméniens de Jérusalem et de Syrie, alors possessions ottomanes, n'ont pas été affectés par les massacres. Beaucoup de jeunes filles ont aussi pu sauver leur vie en se convertissant à l'islam et en épousant un Turc, une «chance» dont n'ont pas bénéficié les Juives victimes des nazis... Pour les mêmes raisons, certains historiens occidentaux contestent également le qualificatif de génocide.
Un empire composite
Aux premiers siècles de son existence, l'empire ottoman comptait une
majorité de chrétiens (Slaves, Grecs, Arméniens, Caucasiens,
Assyriens....). Ils jouaient un grand rôle dans le commerce et
l'administration, et leur influence s'étendait au Sérail, le palais du sultan. Ces «protégés» (dhimmis en arabe coranique) n'en étaient pas moins soumis à de lourds impôts et avaient l'interdiction de porter les armes.
Les premiers sultans, souvent nés d'une mère chrétienne, témoignaient
d'une relative bienveillance à l'égard des Grecs orthodoxes et des
Arméniens monophysites.
Ces derniers étaient surtout établis dans l'ancien royaume d'Arménie,
au pied du Caucase, premier royaume de l'Histoire à s'être rallié au
christianisme ! Ils étaient majoritaires aussi en Cilicie, une province
du sud de l'Asie mineure que l'on appelait parfois «Petite Arménie». On en retrouvait à Istamboul ainsi que dans les villes libanaises et à Jérusalem.
L'empire ottoman comptait environ 2 millions d'Arméniens à la fin du
XIXe siècle sur une population totale de 36 millions d'habitants.
Ébauche de génocide
Après une tentative de modernisation par le haut, dans la période du Tanzimat,
entre 1839 et 1876, l'empire ottoman entre dans une décadence
accélérée. Le sultan Abdul-Hamid II attise sans vergogne les haines
religieuses pour consolider son pouvoir (les derniers tsars de Russie
font de même dans leur empire).
Entre 1894 et 1896, comme les Arméniens réclament des réformes et une
modernisation des institutions, le sultan en fait massacrer 200.000 à
250.000 avec le concours diligent des montagnards
kurdes. À Constantinople même, la violence se déchaîne contre les
Arméniens du grand bazar, tués à coups de gourdin.
Un million d'Arméniens sont dépouillés de leurs biens et quelques
milliers convertis de force. Des centaines d'églises sont brûlées ou
transformées en mosquées... Rien qu'en juin 1896, dans la région de Van,
au coeur de l'Arménie historique, pas moins de 350 villages sont rayés
de la carte.
Ces massacres planifiés ont déjà un avant-goût de génocide.
L'Américain George Hepworth enquêtant sur les lieux deux ans après les
faits, écrit : «Pendant mes déplacements en Arménie, j'ai été de
jour en jour plus profondément convaincu que l'avenir des Arméniens est
excessivement sombre. Il se peut que la main des Turcs soit retenue dans
la crainte de l'Europe mais je suis sûr que leur objectif est
l'extermination et qu'ils poursuivront cet objectif jusqu'au bout si
l'occasion s'en présente. Ils sont déjà tout près de l'avoir atteint» (*).
Les Occidentaux se contentent de plates protestations. Il est vrai que le «Sultan rouge» fait le maximum pour dissimuler son forfait et même paie la presse européenne pour qu'elle fasse silence sur les massacres.
Abdul-Hamid II joue par ailleurs la carte de chef spirituel de tous
les musulmans en sa qualité de calife. Il fait construire le chemin de
fer du Hedjaz pour faciliter les pèlerinages à La Mecque. Il se
rapproche aussi de l'Allemagne de Guillaume II. Mais ces initiatives lui
valent d'être déposé en 1909 par le mouvement des «Jeunes-Turcs».
À l'origine du sentiment national turc, ces derniers lui reprochent
de livrer l'empire aux appétits étrangers et de montrer trop de
complaisance pour les Arabes.
Les «Jeunes-Turcs» veulent se démarquer des «Vieux-Turcs» qui, au début du XIXe siècle, s'opposèrent à la modernisation de l'empire.
Ils installent au pouvoir un Comité Union et Progrès (CUP, en turc Ittihad) dirigé par Enver pacha (27 ans), sous l'égide d'un nouveau sultan, Mohamed V.
Ils donnent au pays une Constitution... ainsi qu'une devise empruntée à la France: «Liberté, Égalité, Fraternité».
Ils laissent espérer un sort meilleur aux minorités de l'empire, sur
des bases laïques. Mais leur idéologie emprunte au nationalisme le plus
étroit.
Confrontés à un lent démembrement de l'empire multinational et à sa
transformation en puissance asiatique (l'empire ne possède plus en
Europe que la région de Constantinople), ils se font les champions du «touranisme».
Cette idéologie prône l'union de tous les peuples de langue turque ou
assimilée, de la mer Égée aux confins de la Chine (Anatolie,
Azerbaïdjan, Kazakhstan, etc) (*).
Dès leur prise de pouvoir en 1909, les Jeunes-Turcs, soucieux de
créer une nation turque racialement homogène, multiplient les exactions
contre les Arméniens d'Asie mineure. On compte ainsi 20.000 à 30.000
morts à Adana le 1er avril 1909...
Ils lancent des campagnes de boycott des commerces tenus par des
Grecs, des Juifs ou des Arméniens, en s'appuyant sur le ressentiment et
la haine des musulmans turcs refoulés des Balkans.
Ils réécrivent l'Histoire en occultant la période ottomane, trop peu
turque à leur goût, et en rattachant la race turque aux Mongols de Gengis Khan, aux Huns d'Attila,
voire aux Hittites de la haute Antiquité. Ce nationalisme outrancier ne
les empêche pas de perdre les deux guerres balkaniques de 1912 et 1913.
La Turquie dans la guerre de 1914-1918
Le 8 février 1914, la Russie impose au gouvernement turc une
commission internationale destinée à veiller aux bonnes relations entre
les populations ottomanes. Les Jeunes-Turcs ravalent leur humiliation
mais lorsque la Grande Guerre
éclate, en août de la même année, ils poussent le sultan Mahomet V à
entrer dans le conflit, aux côtés des Puissances centrales (Allemagne et
Autriche), contre la Russie et les Occidentaux.
Le sultan déclare la guerre le 1er novembre 1914. Les Turcs tentent
de soulever en leur faveur les Arméniens de Russie. Mal leur en prend...
Bien qu'en nombre supérieur, ils sont défaits par les Russes à
Sarikamish le 29 décembre 1914.
L'empire ottoman est envahi. L'armée turque perd 100.000 hommes. Elle
bat en retraite et, exaspérée, multiplie les violences à l'égard des
Arméniens dans les territoires qu'elle traverse. Les Russes, à leur
tour, retournent en leur faveur les Arméniens de Turquie. Le 7 avril
1915, la ville de Van, à l'est de la Turquie, se soulève et proclame un
gouvernement arménien autonome.
Dans le même temps, à l'initiative du Lord britannique de l'Amirauté, un certain Winston Churchill, les Français et les Britanniques préparent un débarquement dans le détroit des Dardanelles pour se saisir de Constantinople.
Le génocide
Les Jeunes-Turcs profitent de l'occasion pour accomplir leur dessein
d'éliminer la totalité des Arméniens de l'Asie mineure, une région
qu'ils considèrent comme le foyer national exclusif du peuple turc. Ils
procèdent avec méthode et brutalité.
L'un de leurs chefs, le ministre de l'Intérieur Talaat Pacha, ordonne
l'assassinat des élites arméniennes de la capitale puis des Arméniens
de l'armée, bien que ces derniers aient fait la preuve de leur loyauté
(on a ainsi compté moins de désertions chez les soldats arméniens que
chez leurs homologues turcs). C'est ensuite le tour des nombreuses
populations arméniennes des sept provinces orientales (les Arméniens des
provinces arabophones du Liban et de Jérusalem ne seront jamais
inquiétés).
Voici le texte d'un télégramme transmis par le ministre à la direction des Jeunes-Turcs de la préfecture d'Alep : «Le
gouvernement a décidé de détruire tous les Arméniens résidant en
Turquie. Il faut mettre fin à leur existence, aussi criminelles que
soient les mesures à prendre. Il ne faut tenir compte ni de l'âge, ni du
sexe. Les scrupules de conscience n'ont pas leur place ici».
Le gouvernement destitue les fonctionnaires locaux qui font preuve de
tiédeur, ainsi que le rapporte l'historien britannique Arnold Toynbee,
qui enquêta sur place.
Dans un premier temps, les agents du gouvernement rassemblent les
hommes de moins de 20 ans et de plus de 45 ans et les éloignent de leur
région natale pour leur faire accomplir des travaux épuisants. Beaucoup
d'hommes sont aussi tués sur place.
La «Loi provisoire de déportation» du 27 mai 1915 fixe le cadre réglementaire de la déportation des survivants ainsi que de la spoliation des victimes.
Dans les villages qui ont été quelques semaines plus tôt privés de
leurs notables et de leurs jeunes gens, militaires et gendarmes ont
toute facilité à réunir les femmes et les enfants. Ces malheureux sont
réunis en longs convois et déportés vers le sud, vers Alep, une ville de
la Syrie ottomane.
Les marches se déroulent sous le soleil de l'été, dans des conditions
épouvantables, sans vivres et sans eau, sous la menace constante des
montagnards kurdes, trop heureux de pouvoir librement exterminer leurs
voisins et rivaux. Elles débouchent en général sur une mort rapide.
Survivent toutefois beaucoup de jeunes femmes ou d'adolescentes
(parmi les plus jolies) ; celles-là sont enlevées par les Turcs ou les
Kurdes pour être vendues comme esclaves ou converties de force à l'islam
et mariées à des familiers (en ce début du XXIe siècle, beaucoup de
Turcs sont troublés de découvrir qu'ils descendent ainsi d'une jeune
chrétienne d'Arménie arrachée à sa famille et à sa culture).
En septembre, après les habitants des provinces orientales, vient le
tour d'autres Arméniens de l'empire. Ceux-là sont convoyés vers Alep
dans des wagons à bestiaux puis transférés dans des camps de
concentration en zone désertique où ils ne tardent pas à succomber à
leur tour, loin des regards indiscrets.
Au total disparaissent pendant l'été 1915 les deux tiers de la population arménienne sous souveraineté ottomane.
Les Européens et le génocide
En Occident, les informations sur le génocide émeuvent l'opinion mais
le sultan se justifie en arguant de la nécessité de déplacer les
populations pour des raisons militaires !
Le gouvernement allemand, allié de la Turquie, censure les
informations sur le génocide. L'Allemagne entretient en Turquie, pendant
le conflit, une mission militaire très importante (jusqu'à 12.000
hommes). Et après la guerre, c'est en Allemagne que se réfugient les
responsables du génocide, y compris Talaat Pacha.
Ce dernier est assassiné à Berlin le 16 mars 1921 par un jeune
Arménien, Soghomon Tehlirian. Mais l'assassin sera acquitté par la
justice allemande, preuve si besoin est d'une réelle démocratisation de
la vie allemande sous le régime républicain issu de Weimar !
Le traité de Sèvres
signé le 10 août 1920 entre les Alliés et le nouveau gouvernement de
l'empire ottoman prévoit la mise en jugement des responsables du
génocide. Mais le sursaut nationaliste du général Moustafa Kémal bouscule ces bonnes résolutions.
D'abord favorable à ce que soient punis les responsables de la
défaite et du génocide, Moustafa Kémal se ravise car il a besoin de
ressouder la nation turque face aux Grecs et aux Occidentaux qui
menacent sa souveraineté. Il décrète une amnistie générale, le 31 mars
1923.
La même année, le général parachève la «turcisation» de la
Turquie en expulsant les Grecs qui y vivaient depuis la haute
Antiquité. Istamboul, ville aux deux-tiers chrétienne en 1914, devient
dès lors exclusivement turque et musulmane.
Les nazis tireront les leçons du premier génocide de l'Histoire et de cette occasion perdue de juger les coupables... «Qui se souvient encore de l'extermination des Arméniens ?» aurait lancé Hitler en 1939, à la veille de massacrer les handicapés de son pays (l'extermination des Juifs viendra deux ans plus tard).
À la vérité, c'est seulement dans les années 1980 que l'opinion
publique occidentale a retrouvé le souvenir de ce génocide, à
l'investigation de l'Église arménienne et des jeunes militants de la
troisième génération, dont certains n'ont pas hésité à recourir à des
attentats contre les intérêts turcs.
Les historiens multiplient depuis lors les enquêtes et les
témoignages sur ce génocide, le premier du siècle. Le cinéaste français
d'origine arménienne Henri Verneuil a évoqué dans un film émouvant, Mayrig, en 1991, l'histoire de sa famille qui a vécu ce drame dans sa chair. On trouvera par ailleurs dans Le siècle des génocides (Bernard Bruneteau, Armand Colin, 2004) une très claire et très complète enquête sur ce génocide (et les autres), avec sources et références à l'appui.
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