Vers l’an mil a lieu une mutation d’une grande importance en
Espagne : alors qu’al-Andalus (l’Espagne musulmane) entre dans une crise
profonde qui conduit à son éclatement au cours du XIe siècle,
l’Occident connaît un formidable essor démographique et économique,
s’accompagnant d’une grande ferveur religieuse. La Chrétienté « se barde de fer » selon la formule de Munier-Jolain, historien du XIXe siècle.
Avant le XIe siècle, il est inexact de parler de Reconquista
et d’ailleurs les territoires reconquis jusqu’à cette date sont
négligeables. Ce ne’st qu’après le double « électrochoc » du sac de
St-Jacques-de-Compostelle et du sac du Saint-Sépulcre, que l’idée d’une
reconquête légitime de l’Espagne fait son chemin jusqu’à devenir un
projet dynastique pour les souverains chrétiens espagnols. A cet égard,
le royaume d’Aragon joue un rôle d’impulsion mais c’est le royaume de
Castille qui s’étend le plus rapidement à l’Ouest de la péninsule. Le
XIe siècle voit d’ailleurs la reconquête symbolique de Tolède,
l’ancienne capitale des Wisigoths.
I. Les événements déclencheurs
● Les raids musulmans de l’an mil
Al-Mansûr par
Francisco Zubaran (XVIIe).
A la fin du Xe siècle, al-Mansûr (« le Victorieux »), vizir du calife
de Cordoue Hisham II, mène une série d’expéditions vers les territoires
chrétiens du Nord. En 983, la ville de Simancas est détruite et les
habitants, réduits en esclavage, sont envoyés à Cordoue. En 985, la
ville de Barcelone est prise et mise à sac. Mais l’événement qui va
frapper profondément toute la Chrétienté est l’expédition de 997 contre
le sanctuaire de Saint-Jacques-de-Compostelle. Avec une gigantesque
armée, al-Mansûr assiège la ville, puis la prend et l’incendie. La
basilique est rasée et les cloches ramenées à Cordoue. C’est un
véritable traumatisme qui secoue monde chrétien. En Orient, un peu plus
de 10 ans plus tard (en 1009), le calife fatimide al-Hakim rase le
Saint-Sépulcre (remarquez la synchronicité des événements).
● L’éclatement d’al-Andalus en taifas
Alors que vers l’an mil l’Occident chrétien entre dans une phase
d’essor démographique et économique, l’Espagne musulmane, après la mort
d’al-Mansûr (1002), connaît de graves troubles politiques, économiques
et surtout ethniques. Al-Andalus est alors une véritable mosaïque de
peuples entre les Arabes, les Berbères et les Hispaniques arabisés.
L’affaiblissement du pouvoir central, les haines inter-ethniques et les
difficultés économiques provoquent la dislocation de l’Espagne musulmane
en de multiples principautés appelées taifas et la fin du califat omeyyade (1031).
Cette division politique ne peut que profiter aux Chrétiens, les taifas contrôlés par différents groupes ethniques entrant en concurrence pour tenter d’imposer leur hégémonie.
● L’apparition d’un front
Jusqu’au Xe siècle, les royaumes chrétiens du Nord sont séparés des territoires musulmans par une sorte de vaste no man’s land
que ni Cordoue, ni les Chrétiens ne contrôlent vraiment. Avec le roi de
Navarre Sancho III (début du XIe), l’espace qui sépare l’Aragon et la
région musulmane de Huesca se rétrécit considérablement. Ce point qui
peut paraître anecdotique est fondamental : un front (au sens militaire
du terme) apparaît entre deux mondes culturels diamétralement opposés.
Le vocabulaire employé par les textes latins traduit ce changement de
la perception de la « frontière » : jusque vers l’an mil, les
souverains utilisent le mot Extrematura (« marche ultime ou
extrême ») pour désigner les bornes du Sud de leurs domaines. Vers le
milieu du XIe siècle, et pour la première fois dans les documents
parvenus jusqu’à nos jours, apparaît le terme de « frontière » dans le
testament dressé par le roi Ramiro Ier en 1059. Le mot est réemployé 3
ans plus tard dans un texte concernant Falces (Ribagorce) où le roi
précise comment l’on doit se comporter en tant que guerrier en terre de «
frontière ».
II. Les débuts de la Reconquista
● La naissance de l’idéologie
Sancho Ramirez.
C’est au XIe siècle que naît l’idéologie de la Reconquista. En 1063,
le pape Alexandre II décide d’accorder la rémission de leurs péchés à
tous ceux qui iraient combattre les Sarrasins d’Espagne. La guerre
contre les musulmans devient une « guerre sainte » (au sens «
sanctifiant » du terme). Le roi d’Aragon Sancho Ramirez bénéficie de
l’appui du souverain pontife et se rend à Rome en 1068, où il place son
royaume sous la dépendance du pape, l’Espagne étant considérée comme
ayant autrefois appartenu au patrimoine de saint Pierre. En échange, le
roi se voit qualifié par les actes de chancellerie de rex Hispanie,
titre prestigieux dont bénéficiera aussi son fils Pedro Ier. Sancho
Ramirez et le pape continuent à entretenir des relations privilégiées
par la suite.
● La prise de Barbastro et la réaction musulmane
La première grande victoire remportée par les Chrétiens est la prise
de Barbastro après 40 jours de siège, près de Huesca, en juillet 1064.
L’opération réunit Ermengol III, comte d’Urgel, des chevaliers normands
placés sous le commandement de Robert Crispin et peut-être le duc
d’Aquitaine (sa participation longtemps admise est en réalité peu
probable). La chute de la cité est alors un choc psychologique pour les
musulmans d’al-Andalus.
La réaction ne tarde pas : dès 1064, le souverain du taifa
de Saragosse, al-Muqtadir, attaque la haute vallée du Duero puis
massacre des Chrétiens dans sa cité de Saragosse l’année suivante. Il
lance également un appel au djihad à tous les musulmans d’al-Andalus. Il
récupère Barbastro et le comte d’Urgel trouve la mort dans un combat.
● La Reconquista jusqu’à Tolède (1085)
En 1069, Al-Muqtadir conclut un traité avec le roi de Navarre Sancho
de Peñalén en échange du versement d’un tribut de 12 000 monnaies d’or.
Le roi de Navarre s’engage à adresser une ambassade au roi d’Aragon
Sancho Ramirez pour lui demander de cesser les hostilités, sans quoi il
s’engagerait à combattre aux côtés d’al-Muqtadir. Le traité est
renouvelé en 1073.
L’assassinat en juin 1076 de Sancho de Peñalén met fin aux
difficultés rencontrées par le roi d’Aragon. Le mois suivant
l’assassinat, Sancho Ramirez s’empare de Pampelune et d’Estella. En
1082, al-Muqtadir meurt, facilitant la reconquête. En 1083, le roi
d’Aragon capture Graus, remporte la bataille de Pisa contre les
musulmans (au sud de Naval), et reprend Secastilla.
Du côté de la Castille, le roi Alphonse VI parvient en 1069 à faire payer un tribut au souverain du taifa
de Séville, Abbad III, puis, soutenu par la papauté, met le siège
devant Tolède. Après 11 ans de guerre, l’ancienne capitale des Wisigoths
capitule en 1085. En 1090, Sancho Ramirez accourt à l’aide d’Alphonse
VI pour repousser victorieusement les Almoravides décidés à reprendre la
ville.
Muraille de Tolède, porte près du pont d’Alcantara.
Bibliographie :
LALIENA, Carlos ; SÉNAC, Philippe. Musulmans et chrétiens dans le haut Moyen Âge : aux origines de la reconquête aragonaise. Minerve, 1991.
MENJOT, Denis. Les Espagnes médiévales, 409-1474. Hachette supérieur, 1996.
SÉNAC, Philippe. Al-Mansûr. Perrin, 2005.
LALIENA, Carlos ; SÉNAC, Philippe. Musulmans et chrétiens dans le haut Moyen Âge : aux origines de la reconquête aragonaise. Minerve, 1991.
MENJOT, Denis. Les Espagnes médiévales, 409-1474. Hachette supérieur, 1996.
SÉNAC, Philippe. Al-Mansûr. Perrin, 2005.
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