On
ne peut nier qu'un morceau de culture européenne ait été transplanté
sur le sol américain. En tant qu'Européens de la vieille Europe, nous ne
devons pas hésiter à reconnaître ouvertement —sans qu'il y ait là de
concession à la fierté américaine— que des hommes comme George
Washington et Simón Bolívar étaient indubitablement de grands Européens
et qu'ils se sont probablement davantage rapprochés du sens idéal de ce
mot que la plupart des hommes d'État anglais ou continentaux de cette
époque. Face à la corruption parlementaire et à la dégénérescence
absolutiste du XVIIIe siècle en France et en Angleterre, et plus encore
face à l'étroitesse et à la servitude de la réaction et de la
restauration postnapoléoniennes du XIXe siècle, l'Amérique avait de
grandes chances de représenter l'Europe authentique et véritable.
L'ambition qu'avait l'Amérique d'être la véritable Europe fut un facteur
historique de très grande portée. Elle était une énergie politique
réelle, ou comme on dit aujourd'hui dans la terminologie de l'actuel
état de guerre totale, un potentiel guerrier de premier rang. Ce
réservoir de force historique a continué à être alimenté au XIXe siècle,
surtout par les révolutions européennes de 1848. Des milliers
d'Européens déçus et désillusionnés, parmi lesquels de nombreux hommes
d'envergure ainsi qu'un nombre non négligeable de jeunes paladins de la
liberté ont quitté la vieille Europe réactionnaire au XIXe siècle pour
émigrer en Amérique.
Mais
dès la fin du siècle, autour de 1900, toutes ces grandes possibilités
internes et externes paraissaient épuisées et caduques. L'invasion de
Cuba fut le signal de politique étrangère qui annonça au monde le
passage à l'impérialisme. Cet impérialisme ne s'en tenait plus aux
vieilles conceptions continentales de l'hémisphère occidental, mais il
s'avançait loin dans le Pacifique et en direction de l'ancien Orient. De
vastes espaces furent alors soumis au principe de la « porte ouverte»
qui remplaça la doctrine Monroe périmée (6).
Géographiquement et à l'échelle du globe, c'était un pas de l'Orient
vers l'Occident. Par rapport à l'espace oriental d'Asie qui réémerge
aujourd'hui comme facteur de l'histoire universelle, le continent
américain se trouvait alors dans la même situation que cent ans plus tôt
la vieille Europe, lorsque l'irruption de l'Amérique dans l'histoire
universelle l'avait déplacée dans l'hémisphère oriental. Un tel
changement d'éclairage est un thème vraiment sensationnel pour une
«géographie de l'esprit». C'est sous l'impression que laissait cette
lumière nouvelle que l'on proclama en I930 l'avènement d'un Nouveau Monde qui devait unir l'Amérique avec la Chine (7).
Mais
l'ancienne foi dans ce Nouveau Monde s'effritait désormais elle aussi
de l'intérieur, avec la même force et la même ampleur qui avait
caractérisé les déplacements politiques de l'Occident vers l'Orient.
Avec l'émergence de l'impérialisme nord-américain en politique
extérieure s'annonçait également la fin d'une époque des États-Unis du
point de vue interne. Les fondements de tout ce qui avait fait la
substance, et pas seulement l'idéologie, de ce qu'on appelait la «
nouveauté » et la « liberté » de l'hémisphère occidental s'effondrèrent
par la base. En I890, l'occupation intérieure de terres aux États-Unis
cessait d'être libre. La colonisation des sols restés libres prit fin.
Jusque-là les anciennes frontières des États-Unis séparant la terre
colonisée des terres libres et ouvertes à l'occupation avaient toujours
été en vigueur. Le frontier avait toujours existé, ce type de
frontalier prêt à passer du sol peuplé au sol libre, propre à ces lignes
limitrophes. Avec le sol libre disparut aussi l'ancienne liberté. Ainsi
se transforma la loi fondamentale des États-Unis, même si la façade des
normes constitutionnelles de 1787 fut maintenue. Tous les bons
observateurs le remarquèrent et parmi ceux qui l'exprimèrent, John
Dewey, le représentant typique du pragmatisme américain est peut-être
celui qu'il faut mentionner en premier du fait qu'il a pris la
disparition du frontier comme point de départ de ses analyses sur la réalité sociale concrète de l'Amérique.
Dès lors, le nomos
de l'Amérique — entendu comme le fondement des rapports sociaux et
juridiques— se transforma du tout au tout. Le monde jusque-là libre et
neuf se mit à ressembler de plus en plus à l'ancien et cela à un rythme
tel qu'en quelques années, l'ancien Monde fut rattrapé et dépassé par le
nouveau. Les États-Unis se transformèrent en une image agrandie et
grossière de la vieille Europe. La question sociale, démographique,
raciale, les problèmes de chômage et de liberté politique se posèrent
comme dans la vieille Europe mais de façon décuplée, comme après un
accroissement et une intensification fantastiques. Dans le même temps
s'épuisèrent toutes les énergies historiques qui avaient conféré à la
ligne d'auto-isolement de Jefferson sa solidité intérieure.
Que
des peuples et des empires s'isolent du reste du monde et cherchent à
se protéger par une ligne défensive de toute contamination extérieure
n'est pas un fait nouveau dans l'histoire universelle. Le limes est un phénomène originaire dans l'histoire ; la muraille de Chine est, semble-t-il, une construction typique, et les colonnes d'Hercule
sont restées de tout temps l'image de la frontière mythique. La
question cruciale est celle de l'attitude qu'engendrent cet isolement et
ce retranchement par rapport au reste du monde. La prétention
américaine d'être un Nouveau Monde non corrompu a été supportable pour
le reste du monde tant qu'elle s'est combinée à un isolement conséquent.
Une ligne globale partageant le monde en deux moitiés selon le bien et
le mal est une ligne qui distribue les bons et les mauvais points dans
l'ordre moral. Si elle ne s'en tient pas à une stricte position
défensive et à l'auto-isolement, elle représente un défi politique
permanent pour l'autre partie de la planète. Ni simple problème de
cohérence logique, ni pure question d'opportunité pratique, ni thème
pour conversations juridiques, se pose la question de savoir si la
doctrine Monroe est un principe de droit (un legal principle)
ou une maxime politique. C'est en réalité un dilemme politique auquel
personne ne peut se soustraire, ni le fondateur de la ligne
d'auto-isolement, ni le reste du monde. La
ligne d'auto-isolement se renverse effectivement en son contraire quand
elle se mue en ligne de disqualification et de discrimination du reste
du monde. Il y a une raison à cela : la neutralité de droit
international correspondant à cette ligne d'auto-isolement est, par ses
conditions et ses fondements, un principe absolu, plus strict que la
neutralité de l'ancien droit international européen qui était apparue à
l'occasion des guerres interétatiques des XVIIIe et XIXe siècles. Quand
la neutralité absolue propre à l'auto-isolement devient caduque, l'isolation se transforme en un principe d'intervention illimitée qui embrasse sans distinction toute la planète.
Le gouvernement des États-Unis s'érige alors en juge de la terre
entière et s'arroge le droit d'intervenir dans les affaires de tous les
peuples et de tous les espaces. L'attitude défensive propre à
l'auto-isolement révèle ses contradictions internes et se renverse en un
pan-interventionnisme extrême, sans limites ni attaches spatiales.
Tout
ce que le gouvernement des États-Unis a entrepris depuis quarante ans
est marqué par ce dilemme aigu entre isolement et pan-interventionnisme.
Il devient plus pressant et irrésistible à mesure qu'augmentent jusqu'à
la démesure les dimensions spatiales et politiques qui sous-tendent une
telle pensée par lignes globales.
L'hémisphère
occidental est livré à ce dilemme considérable depuis le début de l'ère
impérialiste, c'est-à-dire depuis la fin du XIXe siècle et le début du
XXe siècle. Tout sociologue, tout historien et tout juriste ayant suivi
l'évolution depuis 1890 des États-Unis et de l'hémisphère qu'ils
dominent a nécessairement remarqué les contradictions immanentes à ce
développement. La masse continentale immense oscille brusquement et sans
transition d'un extrême à l'autre sous l'emprise de cet antagonisme
vertigineux. Ce ne sont pas là seulement des tendances contraires, des
contrastes et des tensions intérieures comme on en trouve dans toute vie
intense et naturellement dans tout grand empire. Il s'agit plutôt d'un
nœud de problèmes irrésolus qui contraint par malheur l'hémisphère
occidental et le reste du monde à transformer la guerre interétatique du
droit international européen en guerre mondiale. Quand
l'auto-isolement face au reste du monde se renverse en discrimination
du monde extérieur, la guerre devient une action punitive qui stigmatise
en l'adversaire le criminel. Cette guerre n'est pas la guerre « juste »
des théologiens du Moyen Âge dont parlait Vitoria, et sous son
influence, Grotius et les internationalistes du XVIIe et du XVIIIe
siècles. C'est un phénomène radicalement nouveau — parce qu'il est
global et embrasse le monde entier — que cette prétention d'éliminer
l'adversaire politique en le faisant passer pour un criminel qui menace
le monde et pour l'ultime obstacle à la paix mondiale. J'ai appelé cette
attitude Le passage au concept discriminatoire de guerre (8).
En revendiquant le droit de se défendre contre un adversaire politique,
mais aussi de le disqualifier et de le diffamer du point de vue du
droit international, le gouvernement de Washington a l'intention de
faire accéder l'humanité à un nouveau type de guerre en droit
international. Pour la première fois dans l'histoire, la guerre est une
guerre mondiale globale.
Lors
de la Première Guerre mondiale de 1914-1918, la politique du président
W. Wilson vacillait déjà entre les extrêmes de l'auto-isolement et de
l'intervention planétaire, jusqu'à ce qu'elle bascule violemment du côté
de l'interventionnisme et d'une guerre qui entreprenait d'abaisser
l'adversaire au niveau du criminel. Je ne citerai que deux déclarations
de Wilson, à première vue contradictoires, la première, date de 1914, la
seconde coïncide avec l'entrée en guerre de l'Amérique en 1917. Dans
son discours du 9 août 1914, Wilson se ralliait solennellement à l'idéal
d'une neutralité absolue, stricte, scrupuleuse, qui se gardait
anxieusement de faire la moindre différence entre les belligérants et
qui respectait avec une rigueur absolue l'isolement que s'impose à
soi-même la neutralité. Le président somma alors ses compatriotes de
s'abstenir de toute prise de parti, même dans leur conscience, car cette
attitude n'aurait été neutre que de nom, tandis que leur âme aurait
renoncé à la neutralité réelle : « Nous devons être impartiaux en pensée
et en acte, tenir en bride nos sentiments, et éviter toute action qui
pourrait être interprétée comme une préférence accordée à l'un des deux
camps. » Dans sa déclaration du 2 avril 1917, il change radicalement de
position et proclame ouvertement que non seulement le moment d'être
neutre mais aussi l'ère de la neutralité sont révolus, et que la paix du
monde et la liberté des peuples justifient la participation à une
guerre européenne. Suite à l'intervention des États-Unis, celle-ci se
transforma en guerre mondiale et de l'humanité entière.
L'histoire
américaine des dernières décennies enseigne qu'il ne s'agit pas d'un
changement d'opinion personnelle de Wilson ni d'excès relevant de la
psychologie individuelle. À chaque moment décisif, la même problématique
de l'isolement et de l'intervention planétaire resurgit. Du point de
vue du droit international, la proscription de la guerre instituée par
le Pacte Kellogg du 27 août 1928 revient pour les États-Unis à garder en
mains la grande décision sur la guerre mondiale et sur l'aggressor,
même par rapport à la SDN, et à bannir du droit international le
concept traditionnel de neutralité auquel le pacte de Genève faisait
encore une place. «
Auparavant », écrit John B. Whitton, un internationaliste qui
représente bien cette mentalité, « la neutralité était un symbole de
paix, elle est maintenant, grâce au nouveau droit international issu du
Pacte de la Société des Nations et du Pacte Kellogg, un symbole de
guerre. »
Au
cours de la guerre mondiale actuelle, l'oscillation extrême entre
isolement neutre et pan-interventionnisme s'est retrouvée au mot près et
suivant un parallélisme rigoureux dans de nombreuses déclarations du
président Franklin D. Roosevelt. Si, pendant la Première Guerre mondiale
de 1914-1918, ce dilemme s'est reflété dans les déclarations de Wilson,
à partir de 1939, cette contradiction se répète de façon à tel point
stéréotypée qu'on ne peut que supposer qu'elle surgit d'une identité
profonde. La déclaration officielle de neutralité des États-Unis du 5
septembre 1939 se réclamait solennellement du vieux concept de
neutralité défini par la plus stricte impartialité et le maintien d'une
amitié égale avec toutes les parties belligérantes. On y trouve même
l'expression on terms of friendship qui est la formule de la
tradition européenne pour dire que la neutralité repose sur une amitié
égale avec les deux parties en conflit. Inutile de décrire ici ce qu'il
en fut réellement de cette impartialité et de cette amitié américaines
entre septembre 1939 et l'ouverture des hostilités lors de l'entrée en
guerre officielle de 1941. Après les nombreux discours du président
Roosevelt, après l'ingérence dans les affaires intérieures européennes
au détriment de l'Allemagne en France, en Finlande, dans les Balkans et
presque partout dans le monde, après le traité signé avec l'Angleterre
en octobre 1940 fournissant des bases militaires anglaises aux destroyers
américains, rien ne sert de dépeindre en détail l'attitude partiale et
non neutre des États-Unis. Ce qui nous intéresse dans tout cela, c'est
le problème de l'hémisphère occidental et l'immense
contradiction sans cesse accrue depuis le début du siècle que recouvre
ce concept. La stricte neutralité qu'impliquait l'auto-isolement a elle
aussi été jetée par-dessus bord pendant la Deuxième Guerre mondiale
après avoir été solennellement ratifiée au début de la guerre. Le
mémoire qu'a rédigé le procureur général et ministre de la Justice
Jackson à bord du yacht présidentiel Potomac, lu le 31 mars
1941 lors d'une conférence de presse de la Maison-Blanche, ne fait que
tirer la conclusion ultime et dresser le bilan quand il annonce la mort
de l'ancien principe de l'isolement et de la neutralité : « Je ne nie
pas, a dit le porte-parole du gouvernement des États-Unis, qu'au XIXe
siècle l'idée de neutralité ait été à la base de certaines règles
spéciales, règles qui ont ensuite été complétées par les différentes
Conventions de La Haye. Mais ces règles ont fait leur temps. Les
évènements de l'actuelle guerre mondiale les ont réduites à néant et
privé de toute validité. L'adoption par la Société des Nations du
principe des sanctions contre l'agresseur, le Pacte Briand-Kellogg et le
Pacte argentin de proscription de la guerre ont définitivement balayé
ces principes du XIXe siècle selon lesquels tous les belligérants
devaient être traités de façon égale. Nous sommes revenus à des
conceptions plus anciennes et plus saines. »
Notre
obstination à souligner la profonde contradiction interne entre
isolement et intervention a pour seul but de mettre en lumière de façon
simple et percutante la situation politique et juridique de l'hémisphère
occidentale. Toutes les décisions et tous les évènements essentiels de
l'actuel continent américain révèlent cette faille intérieure et il
n'est pas de problème important, que ce soit le problème racial, le
problème social ou celui de la planification économique, qui ne donne
lieu à cette même oscillation entre les deux extrêmes. À cause de son
importance en droit international, j'aimerais me tourner maintenant vers
la question de la reconnaissance internationale. Elle livre une autre
manifestation de cet antagonisme. La reconnaissance internationale est
une institution du droit international européen qui tente de concilier
l'intérêt qu'a l'État à reconnaître une partie contractante digne de
confiance avec le principe de la non-intervention dans les problèmes
constitutionnels internes de l'État reconnu. Ainsi, selon la conception
courante, la reconnaissance internationale d'un État étranger et de son
gouvernement n'est pas interprétée comme un acte constituant ni comme
une formalité vide, mais plutôt comme un « certificat de confiance »
dans les relations d'État à État, de gouvernement à gouvernement. La
pratique européenne s'efforce ainsi difficilement de se frayer un chemin
de traverse entre l'ingérence — inacceptable— et l'abstention complète
de toute prise de position, impossible dans les faits. Mais sur le sol
américain, l'antagonisme entre intervention et non-intervention s'est
manifesté là encore de façon si brusque et si violente que l'Amérique
est à nouveau apparue comme une image grossière et déformée de la
problématique européenne du XIXe siècle. Il existe même une doctrine de
la pratique américaine de la reconnaissance des autres États qui porte
le nom de doctrine Wilson. D'après celle-ci, seul un gouvernement «
légal », au sens qu'a le mot « légal » dans une constitution
démocratique, peut être reconnu. Il va de soi que dans la pratique la
signification des mots « démocratique » et « légal » est « déterminée,
interprétée et sanctionnée » au cas par cas par le gouvernement des
États-Unis. La doctrine et la pratique sont l'une comme l'autre
extrêmement interventionnistes ; elles reviennent à ce que le
gouvernement de Washington contrôle en fait tous les changements de
régime et de constitution des autres États américains. En Amérique
latine en revanche, on invoque l'indépendance et la souveraineté des
États pour rejeter la reconnaissance internationale et la considérer
comme un moyen d'intervention illicite en droit international. La
conception mexicaine qui s'exprime dans la doctrine Estrada va
même jusqu'à récuser toute reconnaissance en droit international,
considérant qu'elle est un affront pour l'État ou le gouvernement à
reconnaître (9).
Par conséquent, toutes les relations juridiques entre États deviennent
des relations isolées et purement factuelles, définies au cas par cas.
On a là le pôle opposé au concept de reconnaissance des États-Unis. Les
deux « doctrines » représentent des positions absolument contraires ; le
parallélisme avec la contradiction interne entre isolement et
discrimination interventionniste est nettement perceptible. Des
contradictions insolubles surgissent sans cesse dans l'hémisphère
occidental, elles prennent naissance dans la structure interne d'un
continent déchiré et soumis à l'hégémonie des États-Unis et qui ne
dispose pas d'un principe propre qui lui permettrait de décider entre
isolement et intervention.
Ainsi
le mythe de l'hémisphère occidental aboutit intérieurement comme
extérieurement à un interventionnisme illimité. Son instrument
spécifique est la « reconnaissance » du droit international, non
seulement au sens de la reconnaissance traditionnelle d'États et de
régimes nouveaux mais aussi comme prise de position sur tous les
changements importants, notamment les changements territoriaux. Dans la doctrine Stimson
du 7 janvier 1932, les États-Unis se réservent le droit partout sur la
planète de refuser leur reconnaissance à tous les changements de
possession accomplis par la violence. Ce qui signifie que les
États-Unis, sans se préoccuper de la distinction entre hémisphères
occidental et oriental, s'arrogent le droit de décider sur la terre
entière de l'aspect juste ou injuste de toute modification territoriale.
Il y a peu de temps encore, tout tournait autour de la délimitation
géographique de la doctrine Monroe et de l'hémisphère occidental. On
avait besoin d'une frontière parce que ce qui justifiait politiquement,
juridiquement et moralement la doctrine Monroe, c'était la formation
d'un domaine d'autodéfense qui soit légal. C'est pourquoi il peut être
utile de rappeler face à l'interventionnisme illimité, global et
universel d'aujourd'hui que tous ces efforts pour délimiter le domaine
géographique de la doctrine Monroe et de l'hémisphère occidental
n'avaient pas d'autre justification juridique que la nécessité de
délimiter un domaine américain d'autodéfense. Quand on proclame le droit
à l'autodéfense, fût-ce à l'intérieur de frontières tracées
généreusement, on reconnaît implicitement le droit à l'autodéfense
au-delà de ces mêmes frontières. Fondement et frontière - comme toujours
en droit et surtout en droit international - sont ici des termes
équivalents. Avec la disparition actuelle de toutes les frontières,
l'aspiration des États-Unis à étendre leurs interventions et leur
reconnaissance à tous les espaces de la terre équivaut à nier le droit à
l'autodéfense de tous les autres gouvernements. Voilà la signification
véritable, du point de vue du droit international, du
pan-interventionnisme global auquel aboutit finalement le principe de
l'hémisphère occidental. Parce que cet interventionnisme a perdu tout
sens de la mesure et des limites, les fondements de l'ancienne doctrine
Monroe ont été détruits, ainsi que le panaméricanisme qui lui était
propre.
Mais
la suppression de toute mesure et de toute limite qui caractérise
l'interventionnisme américain a un sens non seulement global mais aussi
total. Elle agit aussi bien sur les affaires intérieures que sur les
rapports sociaux, économiques et culturels et traverse en leur cœur les
peuples et les États. Puisque
le gouvernement des États-Unis a le pouvoir de discriminer les autres
gouvernements, il a bien sûr aussi le droit de dresser les peuples
contre leurs propres gouvernements et de transformer la guerre entre
États en guerre civile. La guerre mondiale discriminatoire de style
américain se transforme ainsi en guerre civile mondiale de caractère
total et global. C'est la clé de cette union à première vue
invraisemblable entre le capitalisme occidental et le bolchevisme
oriental. L'un comme l'autre font de la guerre un phénomène global et
total et transforment la guerre interétatique du droit international
européen en guerre civile mondiale. On comprend mieux le sens profond de
ce que Lénine qualifiait de problème de la guerre totale quand il
soulignait que dans la situation actuelle de la terre, il n'y avait plus
qu'un seul type de guerre juste : la guerre civile. C'est seulement en
adoptant ce point de vue global que l'on commence à comprendre quelle
portée a pour le reste du monde le vacillement incessant de l'hémisphère
occidental. La tendance à l'isolement faisait partie du patrimoine
traditionnel et conservateur des États-Unis. Elle disparaît et
l'aspiration à l'hégémonie mondiale contenue en germe dans la guerre
mondiale discriminatoire pousse les États-Unis à intervenir
militairement non seulement dans tous les espaces politiques, mais aussi
dans tous les rapports sociaux de la terre. L'histoire contradictoire
et en apparence énigmatique de la neutralité américaine entre 1914 et
1941 n'est rien d'autre que l'histoire de cette contradiction interne
entre auto-isolement et discrimination du monde.
Aujourd'hui,
en 1943, les États-Unis tentent de se faire une place en Afrique et au
Proche-Orient. De l'autre côté du globe, ils étendent une main vers la
Chine et l'Asie centrale. Ils recouvrent la terre d'un système de bases
militaires et de voies aériennes et proclament le «siècle américain » de
notre planète. On ne peut plus parler de frontières, aussi
généreusement tracées soient-elles. Ainsi se termine le mythe politique
de l'hémisphère occidental. Mais sa fin est aussi la fin de toute une
époque et d'un stade déterminé de l'évolution du droit international.
C'est la fin de l'époque qui pensait par lignes globales et la fin de la
structure du droit international qui correspondait à cette pensée. Dans
les différents types de lignes globales - la raya hispano-portugaise, l'amity line anglaise, et la ligne d'auto-isolement de l'hémisphère occidental - on décelait une aspiration à modeler un ordre spatial de la terre entière, un nomos
planétaire. Aujourd'hui tous ces efforts sont historiquement dépassés.
Dès lors que la dernière de ces lignes globales, celle de l'hémisphère
occidental, a basculé dans l'interventionnisme illimité et global, nous
avons affaire à une situation radicalement nouvelle. Un autre nomos
de la terre tente de contrecarrer la tendance au contrôle universel de
la planète et à l'hégémonie mondiale. Son idée centrale consiste à
partager la terre en plusieurs grands espaces distincts définis par leur
substance historique, économique et culturelle.
Les lignes globales caractérisaient le premier stade d'une lutte dont c'était l'enjeu de déterminer le nomos
de la terre et la structure du droit international. Mais leurs
divisions de la terre étaient abstraites et superficielles au sens plein
du terme. En elles, tous les problèmes se résolvaient en géométrie.
Abstrait et superficiel, l'impérialisme global et délocalisé de
l'Occident capitaliste et de l'Est bolchevique l'est aussi. Entre
les deux, l'Europe tente aujourd'hui de défendre sa substance qui
risque elle aussi d'être traitée comme simple superficie. Face à l'unité
globale de l'impérialisme planétaire — capitaliste ou bolchevique — se
dresse une multiplicité de grands espaces denses et concrets. C'est la
structure du futur droit international qui est l'enjeu de la lutte, les
combats doivent trancher entre la coexistence future d'une multitude
d'entités autonomes ou de simples filiales décentralisées, régionales ou
locales, appartenant à un seul « maître du monde ». Les idylles
locales ou régionales ne sont plus capables de résister à l’impérialisme
global. Seuls les véritables grands espaces sont en mesure de
l'affronter. Un grand espace digne de ce nom contient la mesure et le nomos de la terre à venir. C'est là son sens dans l'histoire universelle et en droit international.
Le
secrétaire d'État Henry L. Stimson qui a donné son nom à la fameuse et
interventionniste « doctrine Stimson » a précisé le sens de cette
conception globale dans une conférence du 9 juin 1941 devant
les cadets de West Point. Il y affirme que la terre n'est pas plus
grande aujourd'hui que ne l'étaient les États-Unis d'Amérique en 1861,
alors déjà trop petits pour contenir l'opposition entre les États du
Nord et ceux du Sud. « La terre, déclara Stimson, est aujourd'hui trop petite pour deux systèmes opposés. » Mais nous lui répondons que la
terre sera toujours plus grande que les États-Unis d'Amérique et que
jusqu'à ce jour, elle est suffisamment grande pour abriter plusieurs
grands espaces au sein desquels les hommes épris de liberté peuvent
défendre leur substance propre et leur spécificité historique,
économique, et spirituelle.
Carl SCHMITT http://www.theatrum-belli.com/
Notes
1. Le philosophe italien Giorgio Agamben s'appuie sur le livre de Schmitt sur la dictature pour critiquer Guantanamo. C'est un des usages possibles de la pensée schmittienne, mais ne faut-il pas préciser aussitôt que dans la Théorie du partisan, et plus clairement encore dans sa correspondance, Carl Schmitt s'exprime lui-même sur la lutte contre le terrorisme (ce qui est loin d'être le cas dans La dictature), et que c'est pour critiquer vertement les Conventions de Genève de 1949 pour leur «juridisme utopique» ?
2. Ces textes sont tous inédits en français hormis «Prendre/partager/paître» dont il existe une traduction de Théodore Paléologue parue dans Commentaire, n° 87, Plon, automne 1999. Les nombreux passages de «Changement de structure du droit international »repris dans Le nomos de la terre (Paris, PUF, 2001) ont d'autre part été traduits par Lilyane Deroche-Gurcel et révisés par Peter Haggenmacher. Deux textes essentiels de droit international attendent encore d'être traduits en français : Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegriff (1938) et Völkerrechtliche Großraumordnung mit Interventionsverbot für raumfremde Mâchte (1941). Schmitt ne traite presque plus de questions de droit interne après 1945. Il estime qu'il ne peut plus intervenir directement sur certaines questions et se fait « représenter » par d'autres, notamment par Forsthoff. Sur le tribunal de Nuremberg, Wilhelm Grewe a écrit le livre qu'il aurait voulu écrire. Voir : Wilhelm Grewe, Nürnberg als Rechtsfrage, Stuttgart, Ernst Klett, 1947.
3. Carl Schmitt, Glossarium, annotation du 8 février 1950, Berlin, Duncker & Humblot, 1991, p. 297.
4. Schmitt semble avoir été opportuniste et carriériste dès le début, ce qui aurait joué un rôle fondamental dans son engagement nazi.
5.Giorgio Agamben, État d'exception, Paris, Le Seuil, 2003, p. 12.
6. Ce texte a été prononcé par Schmitt à Madrid lors d'une conférence de juin 1943 (voir note 1 p. 168) ; il est pour une grande part repris dans «Die letzte globale Linie» («La dernière ligne globale», août 1943) où l'expression «guerre civile mondiale» apparaît à nouveau, Cf. Staat, Großraum, Nomos, Arbeiten aus den Jahren 1916-1969, édité par Günter Maschke, Berlin, Duncker & Humblot, 1995, p. 441, et sous une forme incomplète et très remaniée dans Le nomos de la terre, Paris, PUF, 2001. L'expression apparaît sous une forme très proche dès 1938 dans Le passage au concept discriminatoire de guerre (Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegriff, Berlin,
Duncker & Humblot, 1938, p. 48) où Schmitt parle de «guerre civile
internationale». C'est la structure eschatologique de la guerre juste comme «toute dernière guerre de l'humanité», comme «guerre contre la guerre» qui est désignée pour la première fois comme «internationaler Bürgerkrieg». Ernst Jünger parle de Wetlbürgerkrieg dans La paix (publié en 1945, écrit en 1941), mais dans une optique claire : il souhaite, lui, l'avènement d'un État mondial. Voir : Ernst Jünger, Der Friede, in Sâmtliche Werke, Vol. 7, Stuttgart, Klett-Cotta, 1980, p. 198. Notons que l'expression « Weltrevolutionskrieg» («guerre révolutionnaire mondiale ») était, semble-t-il, assez courante dès 1918-1919 dans la littérature antibolchevique et anti-franc-maçonnerie. On la retrouve par exemple chez Eduard Stadtler (1886-1945), l'idéologue fasciste du «Casque d'acier ». Lénine avait parlé de «transformation de la guerre impérialiste en guerre civile révolutionnaire» dès 1914. On trouve fréquemment les expressions «guerre civile» et «guerre révolutionnaire» dans les textes marxistes du XXe siècle et il semble que l'expression de «guerre civile mondiale» soit dans la littérature de droite une réaction aux expressions communistes, qui sert à biffer le prestige de la révolution et à dire : votre prétendue révolution ne donne lieu qu'à une interminable guerre civile.
7. Schmitt se réjouissait de la rumeur disant que Koselleck était « la Théologie politique Ill de Schmitt ».
8. Voir l'introduction de : Reinhart Koselleck, Le règne de la critique, Paris, Éd. de Minuit, 1979.
9. Ernst Nolte, La guerre civile européenne, 1917-1945 : national-socialisme et bolchevisme, Paris. Éd. des Syrtes, 2000.
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