Entre
le XVIe siècle et la Révolution, un débat s’instaure entre défenseurs
et adversaires de l’éducation du peuple. Ce débat met en jeu la
nécessité de christianiser les masses, la recherche de l’efficacité
économique et l’élévation morale de l’homme par l’instruction. A
contrario des idées reçues, les défenseurs de la « démocratisation » de
l’instruction ne se trouvent pas du côté que l’on croit !
I. L’Église et l’éducation
Au
XVIe siècle, l’Église fait de l’éducation du peuple un devoir pour les
clercs et les évêques. Le péril protestant accélère l’ouverture d’écoles
élémentaires : dans les régions où progresse le protestantisme, il est
impensable de laisser le monopole de l’instruction aux huguenots. Au
XVIIe, les missionnaires découvrent dans certaines régions de France une
ignorance religieuse préoccupante, qu’ils mettent en parallèle avec
l’ignorance des peuples « exotiques ».
Des
instituts religieux tels les Frères des Écoles chrétiennes (les
lasalliens, du nom du fondateur saint Jean-Baptiste de La Salle) ou des
éducateurs tels les prêtres Charles Démia et Jacques de Batencour,
ouvrent des écoles primaires gratuites pour enseigner des rudiments de
lecture, d’écriture et de calcul, et inculquer une bonne conduite morale
et spirituelle. Certes, l’enseignement religieux tient la première
place dans ces petites écoles, mais les bases du savoir ne sont pas
oubliées.
Les
collèges, qui viennent juste après l’école élémentaire, sont eux aussi
tenus par des ordres tels les Jésuites, les Oratoriens ou les
Dominicains et inculquent un enseignement solide et gratuit essentiellement basé sur les humanités.
L’Église
défend l’instruction de tous parce qu’elle considère que celle-ci est
utile à l’ordre public, l’ignorance entraînant l’oisiveté et le
libertinage, nuisibles à la société. L’enseignement a d’abord pour
finalité de former « de bons serviteurs de Dieu, de fidèles sujets de Sa Majesté, de sages citoyens de leur ville »
(Charles Démia). Cette mission « civilisatrice » de l’école se traduit
aussi par l’accueil et l’instruction des enfants vagabonds, perçus comme
des porteurs de fainéantise et d’impiété : l’éducation a pour but de
les sauver.
Le
roi de France va se faire protecteur des petites écoles dans deux
déclarations royales, celles des 13 décembre 1698 et 14 mai 1724, où il
est dit à l’article IV (identique dans les deux déclarations) : «
Voulons que l’on établisse, autant qu’il sera possible, des maîtres et
des maîtresses dans toutes les paroisses où il n’y en a point, pour
instruire tous les enfants. ». La déclaration de 1698 pose le
principe de l’obligation scolaire jusqu’à 14 ans (presque 200 ans avant
Jules Ferry !), qui ne sera pas cependant pas appliqué sur le terrain.
II. L’opposition des Lumières à la « culture pour tous »
C’est
une argumentation socio-économique qui est déployée par les philosophes
des Lumières. Les thèses mercantilistes associent étroitement la
richesse d’une nation à sa production matérielle : les intellectuels (au
sens large du terme : notaires, juristes, clercs, …) sont perçus comme
des parasites ne produisant rien de concret. L’instruction des masses
est vue comme un danger car elle pourrait pousser une grande partie de
la population à se détourner des travaux manuels (agriculture et
artisanat) pour devenir des parasites préjudiciables à l’ensemble de la
société.
Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. [...] Ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois, c’est l’habitant des villes » – Voltaire à Damillaville, 1766.
La
figure de premier plan des Lumières, Voltaire, généralement présenté
comme un défenseur des opprimés et en première ligne dans la lutte
contre l’ignorance, répète à plusieurs reprises dans ses correspondances
son hostilité à l’instruction du peuple. A La Chalotais qui dans son Essai d’éducation nationale venait d’affirmer que « le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s’étendent pas plus loin que ses occupations », il écrit en 1763 : « Je vous remercie de proscrire l’étude chez les laboureurs. » Trois ans plus tard, dans une lettre à Damillaville, il récidive : «
Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. Si vous faisiez
valoir comme moi une terre, et si vous aviez des charrues, vous seriez
bien de mon avis. Ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est
le bon bourgeois, c’est l’habitant des villes ».
L’autre
grande figure des Lumières françaises, Rousseau, est aussi opposée à
l’instruction des masses mais pour une tout autre raison : il faut
éloigner le moins possible l’homme de l’état de nature, et l’éducation
est corruptrice. Le programme d’éducation de l’Émile n’est pas destiné aux laboureurs mais aux bourgeois. « N’instruisez pas l’enfant du villageois, car il ne lui convient pas d’être instruit » écrit-il dans la Nouvelle Héloïse. Dans le même ouvrage, il rajoute : «
Ceux qui sont destinés à vivre dans la simplicité champêtre n’ont pas
besoin pour être heureux du développement de leur faculté, et leurs
talents enfouis sont comme les mines d’or du Valais que le bien public
ne permet pas qu’on exploite. »
Quelques
philosophes se démarquent comme Diderot, d’Holbach et Helvétius,
laissant entendre que l’instruction populaire est un moyen d’éveiller
l’esprit critique et donc d’arracher les masses à la « tyrannie » des
rois et des clercs, mais ce son de cloche reste très minoritaire dans
les cercles philosophiques. Plus tard, dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789, on remarquera qu’aucun article ne se rapporte à l’éducation (pas de droit à l’instruction).
Ces
idées des Lumières imprègnent les notables locaux et les milieux
bourgeois. Ainsi naissent au XVIIIe des oppositions à l’établissement
des écoles de charité. En 1754 à Rennes, la municipalité affirme : «
L’utilité de l’érection d’une école publique se réduit donc à apprendre
à lire et à écrire aux enfants des pauvres artisans. C’est en cela même
porter un coup mortel au commerce civil et à l’ordre politique qui le
maintient ; les enfants passent à apprendre à lire et à écrire le temps
d’un apprentissage beaucoup plus utile, c’est-à-dire celui de la
profession de leur père. Savent-ils lire et écrire : ils se dégoûtent
des métiers mécaniques et veulent à la faveur de cette éducation manquée
s’élever à un état plus honorable. ».
Louis Philipon de la Madelaine, dans ses Vues patriotiques sur l’éducation du peuple tant des villes que des campagnes (1783), intitule un chapitre « Danger des écoles répandues dans les bourgs et les villages » et y écrit : «
On se plaint que les campagnes manquent de bras, que le nombre des
artisans diminue, que la classe des vagabonds s’augmente. N’en cherchons
la cause que dans cette multitude d’écoles dont fourmillent nos bourgs
et nos villages. Il n’est pas de hameau qui n’ait son grammairien. Et
qu’y fait-il autre chose que de semer parmi les manœuvres, les artisans,
les laboureurs, le dégoût de leurs professions ? … Je le dis hardiment :
il n’y aura jamais de bonne éducation pour le peuple, si l’on ne
commence à faire disparaître du milieu des bourgs et des campagnes ces
recteurs d’écoles qui dépeuplent également nos champs et nos ateliers ».
Le même auteur, éclairé par ailleurs, demande l’installation de
paratonnerres sur les maisons d’école et l’inoculation des élèves contre
la variole !
III. Des arguments de bonne foi ?
Comment
expliquer cette opposition ? Les philosophes des Lumières et leurs
disciples craignaient-ils vraiment un abandon massif des travaux manuels
?
Bernard Grosperrin (cf. sources) juge que « les arguments avancés ne paraissent pas toujours manifester beaucoup de bonne foi. Passe encore qu’on ait pu croire à une dépopulation des campagnes : le fait est inexact, mais tout le monde à l’époque le tenait pour vrai. Mais comment pouvait-on voir dans ces écoles, à l’objectif si humble, les antichambres des collèges ? Ce n’était que tout à fait exceptionnellement que certains de leurs élèves poursuivaient des études de type « secondaire ». En réalité, plus que l’abandon des activités manuelles, on craignait une sorte de déstabilisation de la société par l’irruption du niveau culturel de l’écrit, jusque-là réservé aux éléments dirigeants, dans la masse du peuple. […] Que chacun reste en son état et dans sa condition, tel est le vœu quasi-unanime des élites des temps modernes, y compris celles qui sont le plus marquées par la revendication des droits naturels. » (p. 20-21, Les petites écoles sous l’Ancien Régime).
Bernard Grosperrin (cf. sources) juge que « les arguments avancés ne paraissent pas toujours manifester beaucoup de bonne foi. Passe encore qu’on ait pu croire à une dépopulation des campagnes : le fait est inexact, mais tout le monde à l’époque le tenait pour vrai. Mais comment pouvait-on voir dans ces écoles, à l’objectif si humble, les antichambres des collèges ? Ce n’était que tout à fait exceptionnellement que certains de leurs élèves poursuivaient des études de type « secondaire ». En réalité, plus que l’abandon des activités manuelles, on craignait une sorte de déstabilisation de la société par l’irruption du niveau culturel de l’écrit, jusque-là réservé aux éléments dirigeants, dans la masse du peuple. […] Que chacun reste en son état et dans sa condition, tel est le vœu quasi-unanime des élites des temps modernes, y compris celles qui sont le plus marquées par la revendication des droits naturels. » (p. 20-21, Les petites écoles sous l’Ancien Régime).
Bibliographie :
BAECQUE (de), Antoine ; MÉLONIO, Françoise. Histoire culturelle de la France. III – Lumières et liberté. Seuil, 1998.
GARNOT, Benoît. Société, cultures et genres de vie dans la France moderne. Hachette, 1991.
GROSPERRIN, Bernard. Les petites écoles sous l’Ancien Régime. Éditions Ouest France, 1984.
LEBRUN, François ; QUÉNIART, Jean ; VENARD, Marc. Histoire de l’enseignement et de l’éducation. II – 1480-1789. Nouvelle Librairie de France, 1982.
BAECQUE (de), Antoine ; MÉLONIO, Françoise. Histoire culturelle de la France. III – Lumières et liberté. Seuil, 1998.
GARNOT, Benoît. Société, cultures et genres de vie dans la France moderne. Hachette, 1991.
GROSPERRIN, Bernard. Les petites écoles sous l’Ancien Régime. Éditions Ouest France, 1984.
LEBRUN, François ; QUÉNIART, Jean ; VENARD, Marc. Histoire de l’enseignement et de l’éducation. II – 1480-1789. Nouvelle Librairie de France, 1982.
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