Chez le Père de l'histoire
Quand
sur un mot de M. Flourens ou sur un silence de M. Poincaré, sur un aveu
de Marcel Sembat ou sur une nouvelle bassesse de Jaurès, on vient de
saisir quelque témoignage nouveau de l'infamie ou de la sottise, de
l'impuissance ou de la débilité du régime démocratique, il est
véritablement doux, il est lumineux et fortifiant de rattacher ces dures
sensations de la vie d'aujourd'hui aux réalités du passé. Rouvrir un
des vieux écrivains qui nous apprirent à sentir, et retrouver chez eux
la vérification d'un jugement sur les choses contemporaines, il n'y a
pas beaucoup de satisfactions d'esprit comparables. L'armée innombrable
des hommes qui ont vécu et qui sont morts en des conditions infiniment
dissemblables des nôtres se lève de sa cendre ou de ses charniers pour
redire d'une voix ferme que nous avons parlé avec exactitude ou
conformément aux intérêts les plus clairs de leurs descendants,
successeurs, continuateurs. Et l'intelligence inondée de la lumière du
présent trouve alors l'assurance de ne pas céder aux impressions fugaces
de son siècle ; selon le splendide mot de Bonald, elle se sent
« marcher », ou plutôt se reposer « avec tous les siècles ».
Qu'il
soit remercié, le lecteur inconnu qui m'a fait penser à rouvrir le
vieil Hérodote afin d'y relire l'antique débat politique d'Otanès, de
Mégabyse et de Darius ! De ces moments fort agréables, les meilleurs
auront peut-être été ceux où j'ai dû conférer les traductions à
l'original. Sans y être grand clerc, je n'ai pas encore perdu mon amitié
d'enfance pour la vivacité et la fraîcheur extrême des textes grecs.
Ils ne sont pas précisément la jeunesse du monde, mais c'est la jeunesse
de la pensée humaine conservée et perpétuée par un charme. Il ne faut
pas croire que cela soit le privilège des vieux hellènes tels que
l'auteur de l'Histoire : Aristote, qui est plus récent, donnera
aussi cette sensation de légèreté et de promptitude dans l'ordre. Je
crois que c'est inimitable. Il ne faut pas songer à traduire cela.
Songeons plutôt à respirer cette belle sagesse afin de la comprendre et
de l'utiliser. Les Grecs, qui ont été l'absurdité et l'anarchie faites
peuple dans leur politique réelle, ont vu à peu près tout ce qu'il
fallait voir en matière de politique théorique. S'ils n'ont pas su
mettre de l'ordre dans leurs cités, ils l'ont fait régner dans leur
pensée et dans leur langage, c'est déjà bien joli.
Nous voici donc au troisième livre de l'Histoire
par excellence, celui dont Hérodote a fait hommage à la spirituelle
Thalie, muse des comédiens. L'usurpateur du trône de Perse, le faux
Smerdis, est massacré. Les sept grands seigneurs persans, dont la
conjuration a parfaitement réussi, délibèrent sur le gouvernement à
adopter. Avant tout, l'historien spécifie que ses rapports seront
difficilement crus des sceptiques Hellènes. Mais il dit ce qu'il a
appris, comme on le lui a dit.
Le
seigneur qui avait eu l'initiative de la conspiration, Otanès, exhorta
ses interlocuteurs à mettre l'autorité en commun. « Je crois », dit-il,
« que l'on ne doit plus désormais confier la direction de l'État à un
seul homme. Cela n'est pas fort agréable, et ce n'est pas très bon. Le
monarque fait ce qu'il veut sans rendre de compte à personne et (ici je
résume ce qui traîne dans le discours) bien qu'un tyran qui jouit de
toutes les sortes de biens puisse et doive être exempt d'envie, le fait
est que tout lui porte ombrage, ses sujets ne le savent que trop ! Il
n'est bien qu'avec les plus méchants, il bouleverse les lois de la
patrie, il n'a aucun respect pour les mœurs ni pour les formalités
établies… » Réquisitoire ancien comme le monde, mais qui a le tort de se
borner aux mauvais princes sans oser prendre garde que les tyrannies
collectives n'en sont pas exemptes, bien au contraire ; une assemblée
peut être tout aussi envieuse, avide, immorale et méchante qu'un seul
tyran et avec moins d'effort ou de retenue ; donc plus facilement, les
responsabilités étant divisées et par conséquent annulées …
Otanès
devient beaucoup plus intéressant quand il ajoute, pour louer la
démocratie : « Il n'en est pas de même du gouvernement du peuple.
Premièrement, on l'appelle isonomie (égalité). C'EST LE PLUS BEAU DE
TOUS LES NOMS. Secondement, il ne s'y commet aucun de ces désordres qui
sont inséparables de l'état monarchique. Le magistrat s'y choisit au
sort (!), il est comptable de ses actes, toutes les délibérations s'y
font en commun. Je suis donc d'avis d'abolir le gouvernement monarchique
et d'établir le démocratique, PARCE QUE TOUT SE TROUVE DANS LE
PEUPLE. » Tel fut, dit Hérodote, le langage d'Otanès, digne précurseur
des dévots du « peuple » comme Rousseau et Michelet.
Mais
Mégabyse qui parla après Otanès conseilla d'établir le gouvernement du
petit nombre, « l'oligarchie ». « Je pense avec Otanès, » dit-il,
« qu'il faut abolir le gouvernement d'un seul et j'approuve tout ce
qu'il a dit à ce sujet. Mais quand il nous engage à remettre la
puissance souveraine entre les mains du peuple, il s'écarte du bon
chemin. Rien de plus insensé et de plus insolent qu'une multitude
pernicieuse. En voulant éviter l'insolence du tyran, on tombe sans la
tyrannie d'un peuple effréné. Y a-t-il rien de plus insupportable ? Si
un roi forme quelque entreprise, C'EST DU MOINS AVEC CONNAISSANCE. Le
peuple au contraire n'a ni intelligence ni même raison (qui lui soit
commune). Il se précipite inconsidérément à travers les affaires
publiques et les roule en tumulte, semblable à quelque fleuve grossi par
l'hiver. PUISSENT NOS ENNEMIS USER DE LA DÉMOCRATIE ! Pour nous,
faisons le choix des hommes les plus vertueux, mettons la puissance
entre leurs mains, NOUS SERONS NOUS-MÊMES de ce nombre et, suivant
toutes les apparences, des hommes aussi sages et aussi éclairés ne
formeront jamais que des desseins excellents. »
« Nous
en serons nous-mêmes ! » Voyez-vous cet ambitieux qui couve et qui
s'élève dans le subliminal de la conscience du conservateur libéral ? Au
rebours d'Otanès, qui avait opiné avec l'optimisme naïf du
Quarante-huiteux ivre du nom d'égalité et qui, non content d'aimer ou de
servir le peuple, voudrait le prendre pour oracle et pour conducteur
(tout pour le peuple et par le peuple !), le seigneur Mégabyse a de
l'intelligence. Mais, si j'ose dire, il a l'intelligence bête, ou
bestiale. Raison : elle est intéressée. Elle ne lui servira, en somme,
qu'à gagner sa vie. Les rapports supérieurs lui échappent. Il sera du
gouvernement avec tous ses meilleurs amis : gouvernement parfait ! C'est
à peu près ainsi qu'on raisonna en 1883 autour du duc Albert de
Broglie, du duc Decazes et du duc d'Audiffret-Pasquier, lorsque ces
messieurs eurent renoncé à ramener le roi « ficelé comme un saucisson ».
C'est de même façon que raisonne encore le conservateur libéral. Trop
bien mis, bien trop fat pour douter de lui, mais trop bien appris pour
vouloir le règne de la foule.
Darius,
reprend Hérodote, parla le troisième. Je propose sa méthode en modèle.
Les préopinants ont fait luire des préférences personnelles. Lui, le
premier, émet une idée et, par là, ce personnage de l'historien grec se
comporte en Grec véritable, c'est-à-dire en héraut de l'intelligence. Il
ne compare par les ABUS d'un régime à l'ESSENCE d'un autre comme ont
fait Otanès et Mégabyse. Ce qu'il compare, on va le voir, ce sont les
comparables : « Les trois sortes de gouvernement étant aussi parfaites
qu'elles peuvent l'être, la démocratique, l'oligarchique, la monarchique
étant toutes les trois à leur meilleur point » (et il est trop clair,
comme on l'a vu dans l'Enquête sur la monarchie, que comparer
le mauvais roi à la bonne république ou la mauvaise république au bon
roi ne peut mener à rien), « je dis », affirme Darius, « que l'État
monarchique l'emporte beaucoup sur les deux autres. »
Entre
autres raisons de la supériorité monarchique, il donne celle-ci, que
MM. de Selves et Caillaux auront pu apprécier après Agadir 1 :
« Les délibérations sont secrètes, les ennemis n'en ont aucune
connaissance. Mais il n'en est pas de même en oligarchie... » Et la
critique des oligarchies est de la plus fine justesse : « Ce
gouvernement étant composé de plusieurs personnes qui s'appliquent à la
VERTU en vue du bien public » (donc bien intentionnées, donc patriotes,
donc honnêtes à l'origine), « il naît ordinairement entre elles des
inimitiés PARTICULIÈRES ET VIOLENTES. Chacun veut être le premier,
chacun veut que son opinion prévale : de là, les haines réciproques et
les séditions ; des séditions on passe aux meurtres, et, des meurtres,
ON REVIENT ORDINAIREMENT À LA MONARCHIE, ce qui prouve combien le
gouvernement d'un seul est supérieur à celui de plusieurs. »
La
remarque va loin. Nous savons par l'enseignement de Fustel de Coulanges
que les républiques durables et prospères furent toutes à base
d'aristocratie. Mais Hérodote nous avertit de la plaie éternelle des
aristocraties : c'est la lutte civile. Et cette lutte est naturellement
engendrée par les rivalités, par les compétitions — les rivalités, les
compétitions des meilleurs. Si donc quelques rares aristocraties ont
réussi à durer et à dominer, si l'histoire du monde mentionne avec
respect le nom du sénat de Rome et du sénat de Carthage, du patriciat
vénitien et de ce Parlement anglais (qui est l'accord des Communes, de
la pairie et du roi), ces réussites exceptionnelles s'expliquent par une
autre raison que l'organisation aristocratique : ces aristocraties ont
été placées dans certaines conditions privilégiées. Ces conditions
tiennent à la simplicité et à l'homogénéité d'un intérêt public évident
qui, à Rome, à Carthage, à Venise, à Londres, réconcilia toujours les
factions sur les sujets vitaux. Au contraire, l'échec de l'aristocratie
athénienne, l'échec de toutes les aristocraties qui ont tenté de
gouverner la Gaule et la France, s'expliquent par l'absence de cet
élément unificateur et pacifiant : l'extrême complexité de l'intérêt
général athénien et français, déchaînait et légitimait à Athènes, comme
elle le fait en France, les conflagrations et les déchirements sans
limite. Les aristocraties française et athénienne n'ont jamais pu s'unir
que sous la botte de l'Étranger : trop tard.
Après
avoir si bien vu le défaut général des aristocraties où la « vertu »
même devient un facteur de désordre, Darius dit son mot sur la
démocratie : là encore, avec une clairvoyance et une originalité
singulières. Quant au peuple, dit-il, quand il gouverne, « la corruption
ne tarde pas à s'établir ; une fois établie, cette corruption NE
PRODUIT PAS DE HAINE ENTRE LES MÉCHANTS : elle les UNIT, au contraire,
par les liens d'une étroite amitié, car ceux qui perdent l'État agissent
de concert et se soutiennent mutuellement ». Distinction très
intelligente.
C'est,
selon la frappante expression de Frédéric Le Play, c'est l'erreur des
honnêtes gens qui fait le malheur des aristocraties, car, à la suite de
l'erreur, la division et les haines éclatent parmi elles.
En
démocratie, c'est tout le contraire ; le mal y naît de la puissance des
coquins, de leur entente spontanée et naturelle, des cadavres qu'ils
mettent entre eux, et par lesquels leur association se fortifie et se
perpétue. C'est pourquoi, dit le personnage d'Hérodote, « ils continuent
à faire le mal, jusqu'à ce qu'il s'élève quelque grand personnage qui
les réprime et prenne l'autorité sur le peuple. Cet homme se fait
admirer, et cette admiration fait le roi. CE QUI PEUT SERVIR À MONTRER
ENCORE QUE LA MONARCHIE EST LE MEILLEUR GOUVERNEMENT », puisqu'elle est
le terme naturel et du gouvernement des pires et du gouvernement des
meilleurs.
L'élégant
dialecticien insiste : à ces raisons de la raison, il veut, en
terminant, ajouter les éloquentes suggestions de l'histoire : « Pour
tout dire en peu de mots », s'écrie-t-il, « d'où nous est venue notre
indépendance ? De qui la tenons-nous : du peuple ? de l'oligarchie ? ou
d'un seul chef ? D'un seul. Puisqu'il est vrai qu'un seul nous délivra
de l'esclavage, il faut nous en tenir à lui. Et j'estime d'ailleurs
qu'il ne faut pas renverser les lois de la patrie quand elles ont donné
de bons résultats, car cela n'aurait rien de sage… » C'est l'argument
traditionnel, l'argument de l'Empirisme organisateur, celui qui est tiré
du bon service des constructeurs de la patrie. Les quatre autres
Perses, qui avaient écouté leurs collègues en silence, se rangèrent au
sentiment de Darius, qui mérite encore de l'emporter…
Et
cette belle vérité eût été plus sensible encore si je m'étais borné à
la traduire mot pour mot. Tant il est vrai que le père de l'histoire
ancienne mériterait d'être appelé le père de la politique, car il
enseigne comme Homère, père de toute poésie : « Le gouvernement de
plusieurs n'est pas bon ; qu'il y ait un seul chef, un roi ! » Tant il
est vrai que l'école républicaine se moque de nous en annonçant du
nouveau à tout bout de champ ! Combien d'hommes sont morts, et que de
peuples se sont succédés depuis Hérodote !
Les éléments, pareils à son fleuve grossi par l'hiver, cheimarrô potamô,
n'ont pas cessé de se remplacer avec une indifférente et mélancolique
vitesse ; mais les rapports de ces mobiles si divers sont restés
immuables. Cela n'a pas bougé. Nous vérifions chaque jour leur loi
immortelle. Cesserons-nous de la vérifier à nos dépens ?
Charles Maurras http://maurras.net
Le 1er juillet 1911, l'Allemagne avertit le ministre français des Affaires étrangères de sa décision d'envoyer le croiseur Panther
dans la rade d'Agadir. Devant cette manœuvre d'intimidation, et
contrairement aux recommandations de l'Angleterre, le Président du
Conseil Joseph Caillaux choisit de court-circuiter son ministre, de
négocier et de céder. Le 4 novembre 1911, le droit français au
protectorat sur le Maroc était « échangé » contre la cession à
l'Allemagne de vastes territoires au Congo. (n.d.é.)
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