jeudi 5 juillet 2012

Tocqueville et les origines de la censure démocratique


Certains croient que le politiquement correct ou la pensée unique de Bruxelles datent d’hier ; ou des années soixante ; ou du Traité de Rome ; ou de 1945. Pour corriger cette erreur propre aux temps sans mémoire, rien ne vaut de lire Tocqueville. En réalité, nous explique ce grand penseur que l’on dit libéral, rien n’est plus constitutif de l’intolérance et de la médiocrité que les temps démocratiques, avec leur tyrannie majoritaire et leur commun dénominateur intellectuel. Tocqueville prévoit – comme Poe ou Baudelaire – la chasse aux sorcières typique des démocraties de type anglo-saxon, et leur mise au silence des récalcitrants :
« En Amérique, la majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au-dedans de ces limites, l’écrivain est libre ; mais malheur à lui s’il ose en sortir. Ce n’est pas qu’il ait à craindre un autodafé, mais il est en butte à des dégoûts de tous genres et à des persécutions de tous les jours. La carrière politique lui est fermée : il a offensé la seule puissance qui ait la faculté de l’ouvrir. On lui refuse tout, jusqu’à la gloire. »
Je dois dire qu’il faut l’aimer la gloire dans cette société… BHL ? Anelka ? Madonna ?
Très important, et comme s’il avait vu notre télévision, notre réseau, et ce besoin presque panique aujourd’hui de célébrer le satanisme sous toutes ses formes, les déviations et la nullité intellectuelle (voyez les jeux vidéo, les films pour gosses en 3D, MTV par exemple, c’est édifiant…), Tocqueville ajoute :
« Sous le gouvernement absolu d’un seul, le despotisme, pour arriver à l’âme, frappait grossièrement le corps ; et l’âme, échappant à ces coups, s’élevait glorieuse au-dessus de lui ; mais dans les républiques démocratiques, ce n’est point ainsi que procède la tyrannie; elle laisse le corps et va droit à l’âme. »
Tocqueville rappelle que les régimes despotiques, dans l’Antiquité ou aux temps modernes, y compris l’URSS ou Vichy d’ailleurs, ont finalement toujours favorisé ou protégé la culture et les écrivains. Le despotisme a besoin de protéger les arts, de les cultiver, de s’en décorer : Rousseau ne dira pas autre chose dans un discours célèbre, et c’est pourquoi il nous conseille de tourner le dos à la culture. On l’a bien écouté ! Depuis les années 60, nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir, des deux côtés de l’Atlantique, pour liquider les humanités et pour promouvoir la puérilité, la culture de la mort ou le nihilisme intellectuel (coup d’envoi avec Sartre ou James Dean).
Plus provocant : Tocqueville dit en outre que les régimes autoritaires supportent une certaine forme de critique, plus que les nôtres en tout cas.
« La Bruyère habitait le palais de Louis XIV quand il composa son chapitre sur les grands, et Molière critiquait la Cour dans des pièces qu’il faisait représenter devant les courtisans. »
C’est très vrai : on peut rajouter Auguste, les rois d’Espagne à l’âge d’or, les tyranneaux de la Renaissance, Louis XV ou le tzar qui assistait en riant à la pièce de Gogol « le Revizor« . Et Tocqueville remarque que notre société si parfaite, comme disait Debord, ne supporte plus la critique ; ni sur l’Europe, ni sur la Libye, ni sur ses grotesques expos à Versailles… car la majorité vit en s’adorant elle-même !
Mais la puissance qui domine aux Etats-Unis n’entend point ainsi qu’on la joue. Le plus léger reproche la blesse, la moindre vérité piquante l’effarouche ; et il faut qu’on loue depuis les formes de son langage jusqu’à ses plus solides vertus. Aucun écrivain, quelle que soit sa renommée, ne peut échapper à cette obligation d’encenser ses concitoyens. La majorité vit donc dans une perpétuelle adoration d’elle-même ; il n’y a que les étrangers ou l’expérience qui puisse faire arriver certaines vérités jusqu’aux oreilles des Américains.
Comme dit Umberto Eco, nous sommes entrés dans le XXIe siècle à reculons, en observant une prolétarisation et un déclin des libertés dans tous les domaines, le tout au nom de la démocratie et des droits de l’homme. Mais pour s’habituer à une époque épouvantable, il faut que les gens soient à la hauteur ! Et nous y sommes : ils se sont habitués au néant culturel propre à l’ère post-démocratique que nous traversons.
« L’Inquisition n’a jamais pu empêcher qu’il ne circulât en Espagne des livres contraires à la religion du plus grand nombre. L’empire de la majorité fait mieux aux Etats-Unis : elle a ôté jusqu’à la pensée d’en publier. »
On en revient à son observation décrite plus haut : la démocratie ou le système terminal que nous connaissons s’attaque d’abord à l’âme, n’ayant plus besoin de briser les corps. C’est comme si on voulait remplir l’enfer, tout en n’y croyant plus bien sûr !
Brève conclusion adaptée à ces temps : chaque fois en tout cas que je relis Tocqueville, je reste éberlué par ce qu’il a écrit et par ce qu’on en a fait. Il ne faut lire que les sources car les commentateurs en sciences humaines ont tout pollué comme ils pouvaient, sur ordre, en aval, dans leur terne citerne.

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