Entretien avec le Professeur Sandro Consolato
On ne peut plus parler des racines profondes de l’Europe sans se référer aux mondes préchrétiens
◘ Synergies Européennes – Bruxelles/Rome/Viterbe – Nov. 2007
Nous publions aujourd’hui un entretien avec le Prof. Sandro Consolato, responsable national, en Italie, du “Mouvement Traditionnel Romain” (Movimento Tradizionale Romano) et éditeur de la revue d’études traditionnelles La Citadella, auteur d’un livre intitulé Julius Evola et le bouddhisme et de multiples essais parus dans les revues Arthos, Politica Romana, Margini et Letteratura-Tradizione. L’entretien passe en revue, après enquête minutieuse, quelques thèmes fondamentaux parmi lesquels la critique de toutes ces thèses qui n’évoquent que les seules racines judéo-chrétiennes de l’Europe, la survivance de la religiosité romaine en Italie et les expressions les plus hautes de la paganité romano-italique, ainsi que le « culte gentilice » à travers les siècles. L'entretien jette aussi un regard sur les liens entre la tradition romaine et les expériences historiques et culturelles du fascisme et de quelques filons ésotériques de la droite dite radicale. Enfin, le Professeur Consolato formulera quelques remarques d’une brûlante actualité sur les rapports entre, d’une part, les représentants et les associations de la “Tradition Romaine” et, d'autre part, les mouvements religieux ethniques dans d’autres régions d’Europe.
•
Q. : Commençons par les racines…. L’Europe a effectivement des racines
“judéo-chrétiennes”, quel est alors votre point de départ, pour
contester cette affirmation fort courante ?
SC : Evola, dans sa jeunesse, quand il venait d’écrire Impérialisme païen,
évoquait l'« Anti-Europe », mettant ses lecteurs en garde contre un
danger « euro-chrétien »… Mais, c'est vrai, il n’y a eu de culture
européenne unitaire, de l'Atlantique à l'Oural, de l'Islande à Malte,
qu'au Moyen Âge, à la suite de la christianisation de notre continent,
c'est-à-dire de terres et de peuples auxquels le christianisme primitif
était étranger, tout simplement parce qu'il était né dans un vivier
ethnique et religieux juif. C'est justement parce que le christianisme
est, à l’origine, un phénomène allogène que l'on ne peut pas parler de
racines profondes de l’Europe sans se référer aux mondes préchrétiens,
comme celui des traditions helléniques et romaines, des traditions
propres aux peuples celtiques, germaniques, baltes et slaves qui ont
donné, chaque fois, une coloration particulière aux sociétés
chrétiennes.
• Mais toute spiritualité européenne aujourd’hui doit tenir compte de religions vivantes, et non de formes religieuses mortes…
À
cela, je vous rétorquerais que certains pays européens ont reconnu,
juridiquement, l'existence et la pratique d’anciennes religions
païennes. L'Europe entière devrait tenir compte de situations similaires
dans d’autres pays, même si elles sont plus fréquentes à l'Est qu'à
l'Ouest : prenons l’exemple concret de la Lituanie, où le paganisme
“indigène” a été reconnu, il y a quelques années, par l'État. Ce
paganisme a une histoire longue et vivante, voilà pourquoi les
vicissitudes de celle-ci doivent nous servir d’exemple. Une délégation
de notre mouvement, menée par Daniele Liotta a été invitée en Lettonie à
la Conférence Internationale des religions ethniques en juin
2007. Elle a pu y constater qu’être païen, là-bas, est considéré comme
la chose la plus normale, comme une donnée naturelle de l’identité
nationale. Le jour du solstice, les païens peuvent, par ex., visiter les
musées gratuitement.
• Et qu'en est-il en Italie, la patrie des Romains ?
Je
formulerais d’abord une remarque : quand on parle de paganisme, il
convient de distinguer 2 phénomènes ; d’une part, la religiosité
populaire, d'autre part, les traditions élitaires. Dans les pays
celtiques, scandinaves, baltes et slaves, contrairement aux pays
méditerranéens comme l'Italie ou la Grèce, le paganisme populaire s’est
maintenu à travers les siècles et, dans certaines régions, est demeuré
plus autonome par rapport aux christianismes officiels que chez nous.
Dans l'aire méditerranéenne, il reste, certes, de très intéressantes
survivances de la religiosité populaire païenne, mais sous des
travestissements chrétiens. En revanche, il y a toujours eu, chez nous
et en Grèce, des élites païennes, s'inscrivant dans la continuité des
cultures grecque et latine, cultures qualitativement supérieures, qui
ont véhiculé jusqu'à nous le néo-platonisme, qui est donc la plus haute
et la plus ancienne expression du paganisme philosophique, l'hermétisme
alchimique et certains rites liés directement aux formes traditionnelles
de la religion civique et privée du monde classique.
À
l'époque de la Renaissance, le contrôle religieux médiéval s’était
relâché ; il s’est ensuite renforcé par le double effet de la Réforme et
de la Contre-Réforme. Mais dans la période de relâchement, à
l’évidence, des formes de revival païen se sont manifestées qui
ne peuvent pas s’expliquer sans admettre qu’il a y eu vraiment
continuité souterraine pendant des siècles. Au XVe siècle, nous avons en
Grèce la « république païenne platonicienne » de Georges Gémiste
Pléthon, qui s’établira en Italie ; en Italie même, nous avions l'Accademia Romana de Pomponio Leto, qui atteste de la survivance du Pontifex Maximus (Grand
Pontife) païen dans la Cité des Papes. Entre ces 2 institutions, il
existait un lien, à l'évidence, et ce n’est pas un hasard si la tombe de
Georges Gémiste Pléthon se trouve en Italie. À côté de ces
manifestations néo-païennes de la Renaissance, toute personnalité
autonome peut reprendre aujourd’hui, pour elle, les rituels païens
s’adressant aux dieux de l'Antiquité, ou les partager avec d’autres
personnalités singulières ou avec des groupes d’hommes appartenant à des
catégories cultivées de la société, connaissant les auteurs latins
classiques et capables de déchiffrer sur les monuments des formules, des
coutumes ou des pratiques religieuses antiques et païennes.
• Qu'en reste-t-il dans l’Italie contemporaine ?
L'affirmation
publique la plus évidente, qui atteste de la permanence, jusqu’à nous,
d’un centre initiatique païen de tradition italo-romaine — relevant donc
de la tradition ésotérique — fut la rédaction d’un article en 1928, dû à
la plume d’Arturo Reghini, dans les colonnes de la prestigieuse revue de sciences initiatiques, Ur, dirigée par Julius Evola. Ce dernier, comme je le disais tout à l’heure, venait d’écrire, la même année 1928, Impérialisme païen,
ouvrage qui invitait explicitement le nouveau régime fasciste à se
référer clairement à la tradition spirituelle du paganisme impérial.
Dans son article, signé sous un pseudonyme — tous les collaborateurs de
la revue avaient l’obligation de conserver l’anonymat — Reghini écrit : «
Même si cela paraît totalement invraisemblable, un centre initiatique
romain s’est maintenu sans interruption depuis la fin de l’Empire
jusqu’aux temps présents, avec une continuité physique grâce à une
transmission sans aucune coupure». Reghini n’était pas un de ces
occultistes comme le XXe siècle en a tant connu, mais, au contraire, une
figure du monde spirituel de grande envergure, un explorateur et
rénovateur insigne de la mathématique pythagoricienne : ses paroles ont
donc résolument du poids.
Du
passage de son article, que nous venons de citer, nous ne retiendrons
seulement qu’un seul fait évoqué : le paganisme de la Rome antique a
laissé des traces importantes dans l’histoire culturelle et politique de
l’Italie. Ceux qui veulent approcher le paganisme dans l’Italie
d’aujourd’hui doivent donc nécessairement tourner leurs regards vers ce
qui leur est finalement très proche et ne pas craindre de pratiquer des
rites qui n’auraient aucune assise dans la réalité séculière, bien
visible derrière les travestissements chrétiens ou autres. Ces rites
donnent donc, finalement, la même sécurité que recherchent la plupart
des gens dans les grandes religions historiques. Il suffit d’avoir le
courage de l’humaniste du XVe siècle, ou de l’érudit du XVIIIe, qui,
lorsqu’ils lisaient une prière ou la description d'un rite ou d’une
offrande dans un texte latin classique, se sont dit : « Et si je le
pratiquais, moi, que se passera-t-il ? ».
• Quels sont aujourd'hui les groupes ou les personnalités marquantes du paganisme en Italie ?
En
Italie, nous avons aujourd’hui des individus et des groupes qui se
réclament d’un paganisme que je qualifierais de “générique”, ou qui
entendent ce paganisme dans une acception qui n’est ni romaine-italique
ni classique, mais celtique ou même scandinave, c'est-à-dire “odiniste”.
Pour moi, c'est un non sens, parce que dans l'Italie antique et,
ensuite, dans nos traditions populaires, s'il existe peut-être des
composantes celtiques, Odin, pour sa part, n’a jamais été chez lui en
Italie : les Lombards, dont j’admire la geste, sont arrivés en Italie
alors qu’ils avaient déjà été christianisés, et plutôt mal christianisés
; quant aux Normands qui se sont établis dans le Sud et en Sicile, ils
n’étaient plus des Vikings païens.
Il
existe cependant des groupes qui n'aiment pas la publicité, qui ne
publient pas de revues, qui n’ont pas de sites sur internet. Le Mouvement Traditionnel Romain (MTR),
auquel j'appartiens, a choisi la voie d'une présence culturelle active
et explicite. Des groupes liés à ce mouvement existent dans diverses
régions d'Italie. Au niveau public, il convient de signaler également l'Associazione Romana Quirites de Forli. Nous, du MTR, œuvrons sur le plan culturel par le biais d'un site et d’un forum sur internet. L'adresse du site est : lacittadella-mtr.com. L'adresse du forum est : saturniatellus.com. Mais notre principal organe demeure la classique revue sur papier, La Citadella. Il existe encore d’autres revues intéressantes dans le domaine qui nous préoccupe, comme Arthos, mais elle ne traite que partiellement de thématiques proprement païennes.
Caractéristique
majeure du MTR : il a réussi à conquérir un statut culturel reconnu par
tous, ce qui l'amène à dialoguer avec nombre de personnalités issues du
monde universitaire et à gagner la sympathie de beaucoup
d’intellectuels non-conformistes. Certes, l'activité culturelle que nous
déployons ne rend personne plus “païen” qu’un autre mais, à l'évidence,
la qualité de nos activités éditoriales aide à légitimer socialement
les activités qui ont un caractère spirituel stricto sensu.
• À propos des activités culturelles, vous avez collaboré également au volume collectif des “Edizioni di Ar”, intitulé Il gentil seme, qui pose justement quantité de bonnes questions sur les racines les plus anciennes de l'Europe…
Vous
faites bien de signaler l'existence de ce précieux volume.
Personnellement, je le considère comme l'un des témoignages les plus
patents qu'il existe en Italie une culture païenne de haut niveau,
capable d’affronter les plus grandes questions philosophiques,
historiques et politiques. Les Edizioni di Ar, surtout au cours
de ces dernières années, ont apporté une grande contribution : elles
ont rendu parfaitement “normal” le fait de parler de paganisme.
•
En Italie, mais pas seulement en Italie, le paganisme a une histoire
qui le lie au fascisme historique et au néo-fascisme, voire au
radicalisme de droite. Comment expliquez-vous cela ?
Dès
son émergence, le fascisme a éveillé l’intérêt de certaines
personnalités et de certains milieux qui pensaient que le mouvement de
Mussolini donnerait à l'Italie une belle opportunité historique, celle
de jouer à nouveau un grand rôle sur la scène internationale, ce qui
avait pour corollaire de se référer obligatoirement à Rome. C'est vrai
pour Giacomo Boni, pour Arturo Reghini et pour Julius Evola. Voilà
pourquoi un païen italien, aujourd’hui, peut affirmer clairement qu’il
n'est pas fasciste mais ne peut pas pour autant se déclarer
anti-fasciste.
Contrairement
à ce que l’on croit habituellement, le paganisme authentiquement romain
n'a jamais suscité beaucoup d'intérêt dans la sphère néo-fasciste. Le
paganisme peut certes se limiter à n'être qu'une option philosophique
élitiste, mais la romanité,
elle, doit toujours se traduire en réalité politique, en un ordre
étatique et social. Toutefois, la naissance du groupe des “Dioscures”,
au sein d’Ordine Nuovo, à la fin des années 60, est un fait fort important. Les rédacteurs de cette mouvance particulière au sein d’Ordine Nuovo ont
écrit publiquement, à l'époque, que, pour redonner un ordre
traditionnel non seulement à l'Italie mais au monde entier, il fallait
rallumer à Rome le feu de Vesta. C'était une audace, et non des
moindres, à l’époque.
• Mais en quoi consiste la vie proprement religieuse d’un païen de tradition romaine de nos jours ?
C'est
une vie centrée sur un culte qui est certes privé mais aussi
communautaire, parce que la religion des Romains est avant toutes choses
une religion de l'État romain (ses prêtres sont simultanément
magistrats, ne l'oublions pas), qui, pour être remise entièrement en
vigueur, a besoin d’un culte public de l'État. Le culte privé, tout
comme le culte public, est rythmé par l'antique calendrier romain, avec
ses calendes, neuvaines et ides. Il y a maintenant de nombreuses années,
Renato del Ponte, figure de proue du traditionalisme romain à notre
époque, avait édité un calendrier qui nous permettait de revenir, tout
naturellement, au temps sacré de nos ancêtres.
Je
me permets de rappeler, ici, que les Romains et les Grecs de
l'Antiquité ne savaient pas qu’ils étaient des “païens” ou des
“polythéistes”, appellations savantes et modernes. Le premier de ces
termes est de nature polémique : il a été forgé par les chrétiens qui se
référaient ainsi aux survivances des cultes anciens dans les pagi,
c'est-à-dire dans les villages éloignés des campagnes ; le second de
ces termes est “scientifique” et récent. Nos ancêtres de l'Antiquité
savaient seulement qu'ils étaient “pies” et “religieux” et, en tant que
tels, devaient vénérer plusieurs Dieux, non pas parce qu'ils ignoraient
la réalité unitaire et métaphysique du cosmos mais parce qu’ils savaient
que cette réalité s'exprimait par une pluralité merveilleuse de formes
et de fonctions qui rendaient le cosmos sacré et beau. Si les 2 termes
“païen” et “polythéiste” servent simplement à faire comprendre
directement ce que nous sommes, il faut cependant préciser que le
premier se réfère à la spiritualité préchrétienne et le second au
Panthéon classique. Forts de cette précision, nous pourrions nous
définir comme païens et polythéistes. Mais si ces termes génèrent de la
confusion et risquent de nous associer désagréablement à l’occultisme du
New Age, alors il vaut mieux privilégier l’appellation de “traditionalistes romains”, car finalement c’est de cela que nous parlons.
• Vous prenez donc vos distances avec le terme “païen”…
En
aucun cas. Dans le terme “païen”, je perçois l’indice d’une volonté de
se distinguer, une volonté d’aller aux racines, et en ce sens
“radicale”, un refus de tout compromis avec ce qui est venu “après”. La
posture païenne est donc utile pour échapper aux pièges de certaines
visions spiritualistes pour qui tout ce qui fut “bon” dans le monde
antique aurait été définitivement absorbé et assimilé dans les
monothéismes chrétien et musulman. Ensuite, faut-il ajouter que dans la
culture universitaire, le terme “païen” est utilisé habituellement pour
toute référence aux philosophies et littératures de l'Antiquité, de
Platon à Proclus, de Homère à Virgile ? Somme toute, le “paganisme”
représente le donné originel de la culture européenne : il ne peut
devenir ni un terme criminalisé ni un terme collé à des phénomènes
d’autre origine, comme le font aujourd’hui le Pape et les évêques qui
crient au “retour du paganisme” quand ils évoquent le satanisme
contemporain ou le mariage homosexuel.
► Propos recueillis par Francesco Mancinelli, animateur du Circulo Culturale Helios de Viterbe (entretien paru dans Rinascita, 6 nov. 2007 ; tr. fr. : RS). http://vouloir.hautetfort.com
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